Je ne savais pas
Isabelle Gabriel
Je ne savais pas. Et quand bien même aurais-je su ? Tu sais aujourd'hui c'est comme si je me souvenais de toi, comme si je t'avais toujours connu. Lors des repas, on parlait de toi, on se rappelait et j'imaginais. Tu étais quelque fois les jambes de mon père, d'autres fois les rêves de ma mère. Lors des repas, on parlait toujours de toi et j'avais l'impression que tu étais là juste en face de moi : je te voyais me sourire, en me faisant un clin d'œil complice, pendant que je donnais discrètement à manger à notre petit chat. Et je riais , de mon rire d'enfant, et ton sourire devenait encore plus grand, là , juste en face de moi.
Quand on parlait de toi, personne ne souriait, alors je fermais les yeux et je laissais pousser dans mon ventre tous les rires du monde ! Aux éclats, ils se propageaient en moi. Tu m'as tellement fait rire sans pourtant jamais être vraiment présent!
Il paraît que tes yeux étaient bleus, bleu étoile, étoile de mer, mer immense, immense joie... Je coloriais tous les yeux de mes petits bonshommes et de mes petites bonnes femmes en bleu ; mais il y avait tellement de bleus dans la boîte à crayons ! Du coup, j'en changeais chaque fois et même aussi, parfois, je les mélangeais pour faire du bleu rigolo, du bleu invincible, du bleu qui ne périt pas.
Je dessinais aussi des photos de toi parce qu à la maison, il n 'y en avait aucune. Je ne savais pas pourquoi mais ce n'était pas très important puisque le soir, sous ma couette, je te photographiais dans mes yeux et la photo se développait doucement sur la feuille vierge au fil de mes doigts. J'ai encore toutes tes photos, dans mon armoire blanche neige, dans une petite boîte rose bonbon, dans une grande enveloppe rouge sang.
Papa disait que tu étais un grand gaillard qui parcourait l'univers en sautant d'un nuage à l'autre. Dis papa, c'est quoi l'univers ? Il ne répondait jamais, ses deux mains caressaient les roues de son fauteuil... Maman disait que tu étais son petit prince dans le royaume des séraphins. Dis maman, c'est quoi les séraphins ? Elle ne répondait jamais, son regard tombait en petites gouttes de pluie sur ses jolies lèvres maquillées. Je ne savais pas. Je courrai dans ma chambre pour ramener les photos que j'avais prises de toi , et je les montrais à papa et maman. Ils n'ont jamais vu les yeux bleus, enfin je crois. Ils me serraient dans leurs bras mais je savais que ça ne suffisait pas. Mais comme je ne voulais pas entendre les larmes dans mon cœur, j'allais me déguiser et je créais des spectacles, rien que pour eux : ils m'applaudissaient, me félicitaient, mais cela non plus ça ne suffisait pas.
Un soir, j'ai demandé à maman quand je pourrais enfin te connaître et sauter dans tes bras... Maman est allée se coucher et elle ne s'est jamais réveillée. Ce sont les pompiers qu'ils l'ont emmenée pendant que je dormais, dans une enveloppe de drap, rouge sang. Le lendemain matin, papa m'a dit que maman était désormais avec toi. Je n'ai rien répondu, j'ai juste compris que je ne la reverrai plus.
Tu sais aujourd'hui je suis allée à l'enterrement de papa, j'ai déposé sur son cercueil des pensées blanche neige ; il a fait ce qu'il a pu pour partir le plus tard possible, pour ne pas me laisser seule. Je sais que vous êtes maintenant tous les trois réunis. Dans deux mois, moi aussi je serai trois, j'ai un petit garçon qui pousse dans mon ventre, comme avant, les éclats de rire . J'ai voulu l'appeler Antonin, mais Samuel m'a prise dans ses bras en me caressant les cheveux, et m'a chuchoté que ce n'était pas bien. Notre fils ne s'appellera donc pas comme toi, Antonin, mon grand frère, volant dans les nuages rose bonbon, mon grand frère que je n'ai jamais connu et qui a toutefois guidé chacun de mes pas.
Dans deux mois un petit garçon va naître comme tu es né il y a quarante ans de cela. Lui, il vivra, il sautera dans mes bras et donnera en cachette à manger au petit chat, tout en riant aux éclats.
Autrefois , je ne savais pas que tu étais mort en arrivant dans notre monde et ce, bien avant moi.Peut-être que ce monde là ne te plaisait pas ? Peut-être que la violence du chauffeur qui avait percuté papa et maman t'avait fait peur ? Cela je ne le saurai sans doute jamais. Ce n'est pas grave tu sais et je ne t'en veux pas.
Dans deux mois mon petit garçon va naître et il aura les yeux bleus... comme moi.
©Isabelle Gabriel
Un texte si émouvant, si beau...rien à ajouter, juste un silence respectueux.
· Il y a environ 8 ans ·Louve
merci
· Il y a environ 8 ans ·Isabelle Gabriel