Je parcours - La Blague

Matthias Claeys

Deux jeunes hommes sur la route. Une possibilité qui s'avorte.

Je parcours - La Blague

Matthias Claeys


Je marche sur le bord de la route. Basse Normandie, été franc.

Il y a quelqu’un derrière moi. Un garçon, un jeune homme, un d’à peu près mon âge, et beau en plus. Plus beau que moi, avec un sac à dos aussi. Il me dépasse. Puis il ralentit, alors je le dépasse. Je pense aux saunas que je fréquente parfois sur Paris, je pense aussi que j’aime mieux le corps des hommes. Dans les saunas on fait ça, dans le labyrinthe, on ne fait pas tous ça, mais il y en a qui le font, et j’en suis. On se frôle, l’air de rien, se dépasse, se laisse dépasser, on se chasse, se taquine, on y met un peu de suspense, encore un peu de suspense, ce qu’on peut de suspense, sachant qu’on est déjà à moitié à poil et qu’on est là pour baiser. On joue quand même au chat et à la souris, et si on le fait bien, si ça dure assez longtemps, c’est très excitant.

Je me raconte des histoires, il ne se retourne jamais vers moi. Ça ne doit pas être très rare de voir des jeunes gens qui marchent ici, ou qui font du stop, il a peut-être l’intention de faire du stop après pour rejoindre Caen, ou peut-être même qu’il croit que j’ai cette intention-là. Si tant est qu’il projette quoique ce soit sur moi. Si tant est même qu’il fasse un peu attention à moi. Je ne sais pas ce qui me prend, il doit sentir très bon, ou ça doit être quelque chose avec les phéromones, je me sens happé. J’essaie de me laisser dépasser l’air de rien, pour pouvoir le suivre, ou en tout cas pour savoir qu’il est encore avec moi, parce que si je me retourne quand il est derrière moi ce sera trop flagrant, et ça pourrait lui faire peur, sait-on jamais, ou me décevoir, et ça je n’en ai vraiment pas envie.

Il est devant moi depuis un quart d’heure. Son petit cul qui roule. Je crois qu’on s’éloigne de la route de Falaise, qu’on longeait et qui mène à Caen. On part un peu à l’Ouest. Fresney-le-Puceux, Mutrécy. J’entends l’eau qui bouge peu. On est comme dans une vallée, c’est très beau. C’est l’Orne, je pense ça, je me dis qu’entre Argentan et Caen il ne doit pas y avoir grand chose d’autre comme eau que l’Orne. Il y a un viaduc, c’est charmant. Je glisse sur une branche, tombe sur le cul. Devant, le garçon a ralenti. Il m’écoute me relever. S’il ne m’entend pas me relever, ou si le bruit que je fais en me relevant est anormal, il viendra m’aider, je le sais, j’en suis sûr. Il prend soin de moi, je prends soin de lui aussi. On joue, on est des enfants. On joue à faire comme si on ne s’était pas vu. On joue à faire comme si on ignorait la tension sexuelle. On joue à l’innocence.

Ses bras nus m’attirent.

Je me relève comme je peux, je me suis tordu la cheville, c’est assez douloureux. Je le suis, claudiquant. Je claudique, et il ralentit pour que je ne le perde pas de vue. Il doit sentir mon regard et mon envie sur ses épaules et sa nuque, et là où mon regard et mon envie se posent sur son corps, il a l’épiderme qui le brûle un peu, il trouve ça très agréable.

CHRYSOPE

SYRPHE

ANDRÈNE

On arrive au bord de la rivière.

Il pose ses affaires. Il se déshabille. Je pense à Tom Sawyer et le soleil joue avec la courbure de ses fesses. Il a un beau dos. Sa peau est comme du pastel, je regarde sa peau et je me dis ça, qu’elle est comme du pastel. J’ai peur que le soleil ne l’abîme, que le soleil sur sa peau la change, je ne sais pas, la craquelle peut-être, alors je m’élance vers lui pour l’enserrer, j’ai les bras tendus, comme si j’allais le sauver de la chute d’un objet, je n’ai jamais sauvé quelqu’un de la chute d’un objet – je n’ai jamais sauvé quelqu’un – mais je crois que c’est comme ça que je ferais, je courrais vers lui – ou vers elle – bras tendus, et le ferais s’accroupir dessous mon corps, ou la ferais s’accroupir dessous mon corps. Il a plongé avant que je ne l’atteigne et je suis éclaboussé. Je le vois toujours de dos. Ses cheveux mouillés…

Je me déshabille, plonge à mon tour. Je fais quelques brasses. On se rejoint, passe l’un sous l’autre, on se frôle, se sourit. Quand il me regarde, c’est comme des harpons dans mes yeux, et j’ai le sourire très bête. Je touche son pied et mon corps s’engourdit.

Nager me fatigue vite. Je sors de l’eau, en lui montrant bien que je ne m’éloigne pas trop.

Je m’allonge dans l’herbe, nu. En regardant ce paysage sous ce soleil bien jaune de l’été normand, ce vallon vert profond, ce pont sur l’eau un peu remuée encore des averses de la veille, ce garçon qui nage sans jamais sembler s’essouffler, avec le vent chaud sur le visage et mon corps nu comme la roche, il y a tant de bonheur qui souffle et jaillit que mon cœur en est étreint.

Je m’endors et c’est la faim qui me réveille.

Il m’arrive de m’oublier, c’est-à-dire de m’oublier vraiment, presque totalement, dans ce que je suis en train de faire, et dans ces cas-là, ces circonstances, quand je relève la tête et que je me vois dans un miroir, ou une vitrine, ou quoique ce soit encore d’assez réfléchissant pour que je puisse m’y voir, le volume de mon corps et l’espace qu’il occupe m’étonnent, me surprennent, me laisse bête et gauche. Que ce soit dans un sens ou dans l’autre d’ailleurs, que j’ai l’impression d’en occuper trop ou d’en occuper trop peu.

Le garçon n’est plus dans l’eau. Son sac n’est plus là non plus, ni rien de lui. Il est parti. Mes yeux s’embuent, je suis affreusement triste d’un coup. Comme si j’avais été trahi. Il a dû trouver ça drôle. Il m’a fait un mauvais coup, un mauvais coup d’adolescent, une blague pourrie, et je me sens trahi comme un prince jeté en prison par son frère cadet. C’est ça, je me sens trahi. Tout se passait très bien, c’est-à-dire, j’aimais beaucoup la façon dont les choses se passaient, et voilà que ça ne se passe plus, et ma cheville me fait mal, et je n’arrive pas à remettre mon jean correctement, il y a une couture qui me gêne, j’essaie de le fermer en rebroussant le chemin pris plus tôt pour tenter de rejoindre la route de Falaise, et ça m’énerve, et le bouton saute, et ça m’énerve encore plus, et j’ai faim, et mon pied dans la racine et mon corps qui s’étale, et la douleur dans le coude, comme si ce n’était pas assez de la cheville…

Je saigne.

Je saigne, je pleure.

Je pleure, et je saigne encore.

Je vomis, je me mets à vomir.

Je n’ai rien à vomir, alors je vomis du rien avec un peu de bile.

Je pleure, je saigne, je vomis.

La journée avait commencé bizarrement de toute facçon.

Je n’arrive pas à calmer mes spasmes, ni mes saignements, encore moins mes sanglots. Trop essoufflé, trop mal aux bronches. Trop mal au bide. Trop de bile dans les yeux.

J’aurais dû m’y attendre. On devrait toujours s’y attendre. S’y préparer. Être prêt.

RESTER DANS L’ATTENTE PERPÉTUELLE DU COUP.

Pour me calmer, je m’imagine une histoire d’amour. Pour me calmer, ou me rendre plus triste, mais d’une tristesse plutôt mélancolique, je m’imagine l’histoire d’amour que j’aurais vécu avec lui. Pour ne pas regretter de ne pas la vivre, par exemple. C’est quelque chose que je fais souvent, quand je suis déçu, je me force à imaginer les choses si elles s’étaient déroulées selon ce que je voulais, ce que j’attendais, et je me les colle comme des souvenirs, dans le bordel des souvenirs, des rêveries. Je mets tout ensemble, je ne fais pas le tri.

Il y en a qui préfèrent quand tout est clair, cadré, clarifié, rangé, en ordre, là où on a fait le ménage, balayé les poussières d’interrogation, là où l’absence inodore, incolore, impalpable, là où l’absence monoxyde de carbone règne.

On dirait qu’on est le vingt-quatre juin. Il m’a laissé son numéro de portable écrit dans le bas du dos (j’ai vérifié le bas de mon dos, et le reste de ma peau, il n’y a rien d’écrit.)

 

Je l’ai appelé et il m’a donné rendez-vous, dans un endroit à Caen, que je définirai quand j’y serai, si j’en ai envie.

 

On a discuté, ri, rien fait d’original ni d’extraordinaire, mais passé une soirée agréable.

 

Vers minuit ou un peu plus tard, on a fait l’amour dans un hôtel, on a fait semblant que c’était un coup de tête, on a interprété les gars qui décident d’aller baiser à l’hôtel sur un coup de tête, alors qu’on avait tous les deux prévu ça, et on se l’est même dit après avoir couché ensemble. On en a beaucoup ri.

 

Une recherche de frôlement. Envie de goûter le moment jusqu’à l’épuisement. On s’embrasse encore. On s’endort.

 

Doit pas être d’ici.

 

ABSOLU DE L’ORGANE / OUVERTURE DES CHAIRS.

 

L’endroit du partage.

 

Ça ne va plus rien vouloir dire après. / Comme si le dire lui-même avait une volonté, celle d’être dit.

 

Le téléphone était juste à côté. Le téléphone que je m’étais racheté. Peut-être que s’il avait été plus loin, je n’aurais pas fait ce que j’ai fait. Je l’ai rappelé.

 

Trop longtemps pour un cœur un peu serré.

 

Il a rappliqué, bien content que je l’aie rappelé, que ce soit moi qui me sois avili.

Tous seuls dans le monde entier rempli.

 

Une intention / ENVIE DE DIRE QUELQUE CHOSE.

 

Il s’appelle Noé et m’a raconté le suicide de son dernier copain, Luc, j’ai trouvé ça louche mais on a baisé juste après alors j’ai oublié que je m’étais dit qu’il fallait se méfier.

 

Quand Luc est mort, le fleuve a perdu le chemin de l’océan : finis les rêves de post-it sur le frigo.

 

Le courage qu’il faut pour trancher le second poignet.

 

Pas parler / Pas souiller / Pas cracher

 

On a pris Noé dans les bras. On a pleuré avec lui. On était mardi.

 

Il insiste en plus !

 

« Faut pas faire une fixette »

 

Je me sers à boire.

 

Dépression. Pratiques ces médicaments. Noé dort beaucoup.

 

Et la nuit c’est quand on dort.

 

Noé fait tout à tâtons maintenant.

 

Je crois que je ne trouve plus l’histoire très chouette parfois, alors pour me rassurer je pense à notre première baignade et au numéro de téléphone dans le bas de mon dos (je vérifie encore, toujours rien.)

 

Noé est laid quand on regarde de près.

 

Noé pense à ouvrir la fenêtre, il regarde dehors. Il a peur de marcher dans la rue pour marcher dans la rue.

 

Il répète tout le temps que la famille c’est maladroit. Je ne sais plus quoi répondre, je hoche la tête.

 

On ne peut pas prendre une vie comme référent temporel, pas comme on compte en secondes ni comme on compte en siècles. C’est une autre chose que Noé dit souvent. Il est un peu dérangé.

 

Il me rend de plus en plus minéral et je m’accroche bêtement, comme si c’était lui la roche et moi le mec en perte d’équilibre, alors que c’est très clairement l’inverse.

 

On n’imagine pas combien ça peut être difficile d’ouvrir une porte.

 

Il a toujours eu secrètement un peu peur des escaliers, mais moins que des ascenseurs.

 

Quand on marche à deux, le peu de fois où on marche à deux, il dit des choses qui me réjouissent comme : je marche vers nulle part, mais je t’aime.

 

Il n’y a pas de mal.

 

Un jour un vendeur de fleur, ou un boulanger, allez savoir, en tout cas quelqu’un qu’il connaissait sans le connaître lui a dit : Je suis désolé pour votre ami, celui qui s’est suicidé.

 

Pas délicat.

 

Je lui ai bien sûr fait les gros yeux.

 

Un souvenir coup de poing qui l’atterre.

 

Comme coupé d’un éclat de verre.

 

Le lendemain, je lui dis :

Tu as l’air tout triste aujourd’hui.

 

Ça lui fait du mal alors que je veux juste lui montrer que je suis empathique.

 

J’ai toujours peur de mal faire, de le brusquer, d’être maladroit. Il a ce regard trop souvent désolé. Moi j’évite l’affrontement, lui, il se défend en attaquant, je tourne au ridicule, il est injuste. À un moment donné, étonnés, on lâchera prise.

 

Un jour on s’embrasse longuement, comme des retrouvailles.

 

Je suis allé trop loin, qu’il dit. Je fais semblant de ne pas entendre.

 

Bientôt nous sommes nus.

 

C’est fini maintenant il me souffle. Je tourne la tête.

 

Il va s’en aller, il va me laisser. Il dit qu’il ne faut pas m’en vouloir, m’en vouloir, à moi, comme si j’allais m’en vouloir ! Quel connard ! Je ne réponds rien. Il dit qu’il n’a pas compris. Il dit « je n’ai pas compris ». Ne l’ai. Que ce n’est pas de ma faute. Le con. Il ne dit pas qu’il est trop faible – jamais, il me dit ça, « jamais ! » - il dit que c’était trop fort pour lui. Comme un mauvais jeu de mots. Il a peur, un peu. Je lui ai fait peur, un peu.

 

Il s’en va là-dessus, et on ne se revoit plus jamais.

 

Je me relève, je ne pleure plus, suis à peine triste, plutôt content d’avoir par chance évité de tomber amoureux d’un connard. La blessure sur mon coude saigne encore un peu, et ma cheville me fait mal. Je rejoins la route de Falaise en diagonale, en me dirigeant vers le nord-est, avec un peu de chance j’atteindrai Caen sans avoir à tâter le bitume, à travers champ.

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