Je vais mourir ce soir

Katrin Blanch

Réflexion sur "la nouvelle façon de mourir"

Je vais mourir ce soir,

Ce soir je serai mort.

Je ne le sais pas encore,

Je ne le saurai jamais

Parce que je n'en aurai pas eu le temps.

Mes vivants,

Morts- vivants après ça,

Ne le sauront que trop pour moi.

 

En 1940, mon père entendait siffler les bombes sur sa banlieue. Il prenait ses petites sœurs par la main et s'engouffrait dans la première cave qui se présentait. A la sortie, le silence revenu, il apprenait que certains "n'avaient pas eu le temps". De se réfugier, non, de comprendre qu'ils allaient mourir, oui.

En 1915, mon grand-père zigzaguait entre les balles, les obus, les cadavres et les mottes de terre éclatées. A chaque seconde, il mourait par anticipation, et ça pendant des jours, des semaines, des mois, des années... jusqu'au moment où c'est arrivé. On ne sait pas quand, il est porté disparu.

En 1954, mon oncle attendait presque impatiemment la mort pour ne plus souffrir de ses blessures. Guerre d'Indochine, Bataille de Diên Biên Phu. Elle n'est pas venue car l'homme a été rapatrié. A presque quatre-vingt-dix ans, il vit toujours avec dans la bouche cette mort au goût de sang calciné et de poudre à canon.

Aujourd'hui, sur une bonne partie de la planète, des gens vivent en bravant la mort tapie en embuscade là où leur vigilance n'a plus la force de veiller. Ils savent, ils se préparent, ils acquièrent une forme de sagesse qu'on appelle "fatalisme" où l'individu est effacé sous le nombre et la probabilité mise en balance avec la chance. Ils continuent de vivre, de faire des enfants car même au prix de mourir, il faut bien vivre ! Ce quelque chose en nous de plus fort que tout, l'opiniâtreté de l'espèce. Si ce n'est pas moi qui reste, ce sera donc mon prochain !

Mais nous, occidentaux, avons oublié ce que signifie survivre au cœur du danger environnant, rester en alerte et se préparer à mourir à chaque instant. Vivre sans craindre de mourir va de soi pour nous depuis plus d'un demi-siècle et nous ne sommes plus conscients de notre éphémère condition humaine, qu'à notre fragilité se conjugue notre finitude. Que le monde virtuel ne nous donnera pas d'autres vies à rejouer si nous mourons pour de vrai. Que nous sommes quantité négligeable tant pour la nature que pour d'autres hommes. Tout comme la nature, les autres espèces et des millions d'autres hommes n'ont de cesse, encore aujourd'hui, d'être quantité négligeable pour nous qui avons construit et alimentons un système économique et financier dévastateur. Pour l'avoir externalisé, relégué, nous avons éloigné durant plusieurs décennies le danger qui nous renvient en boomerang à cette heure et que nous devrons réapprendre.

  • Ma pensée se conjugue à la vôtre, même si pour moi il n'y pas matière à comparer les horreurs entre les êtres humains ou les peuples. Chacun son fardeau pour le parler crûment.
    Le premier terrorisme reste pour moi économique, et tout le monde dans le monde en crève, à sa façon...

    · Il y a presque 8 ans ·
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    mark-olantern

    • Sans le "le" avant "parler".

      Pensée à toutes celles et ceux qui luttent et meurent partout sur la planète...
      Et merci pour ce joli texte.

      · Il y a presque 8 ans ·
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      mark-olantern

    • Tout à fait d'accord sur le terrorisme économique et l'idéologie sournoise, sans nom ni visage, que chacun cautionne sans vouloir l'avouer et qui nous tue à petit feu...

      · Il y a presque 8 ans ·
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      Katrin Blanch

  • Tellement vrai

    · Il y a presque 8 ans ·
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    weshaggy

  • un beau texte qui résume toute l'actualité

    · Il y a presque 8 ans ·
    Bernie aux automn'halles

    Bernadette Dubus

  • Oui, nous, occidentaux voyons la guerre partout. elle nous entoure, elle nous est rapportée par nos parents, grands-parents, elle est véhiculée par les médias. A présent, il va falloir nous habituer qu'elle est là à notre porte, sournoise, invisible !
    Un texte original et réaliste !

    · Il y a presque 8 ans ·
    Louve blanche

    Louve

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