Jeanne et le Crabe
sophie-dulac
Jeanne et le crabe
Vanné mais pas mécontent d'avoir fini sa journée, Paul embrassa sa femme et Jeanne avant de quitter son imperméable trempé par la pluie.
Un orage au mois de décembre sur le lac Léman, ce n'était vraiment pas banal.
Les bateaux de la Compagnie Générale de Navigation qui effectuaient la navette entre la Suisse et la France avaient tous été annulés. Des autocars avaient été affrétés pour permettre aux travailleurs frontaliers de retourner chez eux.
Des trombes d'eau paralysaient le trafic du centre ville, le métro qu’empruntait quotidiennement Paul l'exempta d'embouteillage mais il n'échappa pas à la pluie sur les derniers cinq cents mètres qu'il dut parcourir à pied jusqu'à son immeuble.
Ingénieur en microtechnique, il travaillait dans le développement de machines à café d'une grande marque.
Evidemment, la maladie de Jeanne avait eu un impact néfaste sur son travail.
Il y avait un an qu'on avait diagnostiqué ce cancer, cela faisait l'effet d'une éternité pour Paul.
La crise mondiale puis la concurrence qui se faisait de plus en plus pressante avaient considérablement altéré ses conditions de travail, son budget avait été limité et les chercheurs du service mis constamment en concurrence quant aux défis à relever et aux solutions à trouver.
Maintenant il travaillait au ralenti, ses objectifs avaient été repoussés, le nouveau système de chauffe ultra rapide sur lequel il planchait n'était plus une priorité. En réalité rien n'était plus une priorité. Dans les couloirs, il entendait les murmures compatissants feutrés de ses collègues, il essayait juste de rester à flot.
Certains matins, il lui semblait futile voire stupide de se lever pour aller essayer de bidouiller l'intérieur d'une machine à café alors que Jeanne continuait de s'affaiblir.
Et pourtant, il ne pouvait rien faire d'autre que ce qu'il savait faire.
Depuis le diagnostic de ce médulloblastome, la tumeur maligne qui s'était développée dans le cervelet de sa fille, Paul était en enfer. Il avait vécu la chirurgie puis la chimiothérapie de la petite comme un déchirement. Atteint comme dans sa chair, il souffrait tous les jours de ne pouvoir rien faire pour alléger les épreuves de la maladie de Jeanne.
On leur annonçait des progrès dans le traitement, on leur rappelait à tout bout de champ qu’ils devaient pour Jeanne se montrer optimistes et solidaires.
Mais ce soir il avait l'impression d'avoir vidé tous ses accus rien qu'en bravant la pluie, Paul pourtant robuste se sentait presque brisé.
Il s’enfonça dans le sofa et Jeanne vint se pelotonner contre lui, ses deux petits bras tendus autour de son cou.
Elle avait réparti des billes dans les tasses de sa dinette qu'elle distribuait précautionneusement à chacun de ses poupons.
Elle en apporta une à Paul.
« Pour guérir mon papounet et maman a fait tes lasagnes !»
Brailla la petite, le tablier de sa panoplie d'infirmière dégringolant sur une paire de talons aiguilles de sa mère qu'elle portait par-dessus ses chaussons.
Effectivement, il sentait maintenant la délicieuse odeur évocatrice de ses plus beaux souvenirs avec Laure.
C'était un rituel entre eux deux.
Ce plat de lasagnes, une recette de famille que Laura s'était appropriée avec brio, avait toujours accompagné leurs grandes décisions, vivre ensemble en Suisse, se marier ici, faire un enfant, choisir son prénom.
Que suggérait la préparation de ce plat de lasagnes maintenant ?
Paul soupira, se leva pour aller embrasser sa femme, lui prit les assiettes des mains et l'aida à mettre la table.
Quand on aime on retient ses larmes.
°°°°°
Laure avait attendu ce contre rendu d’examen toute la journée.
L’avenir de Jeanne était suspendu à la lecture de la dernière IRM et des examens sanguins.
« Rémission », ce mot avait sonné comme une délivrance, un rayon de soleil dans la giboulée de grêlons qui bosselait toute leur vie depuis un an.
Surexcitée, elle avait embrassé le combiné téléphonique avant de se jeter sur sa fille dans un élan de tendresse irraisonné.
Exaltée mais aussi troublée par cette nouvelle, elle avait décidé de confectionner son fameux plat de lasagnes en attendant Paul.
En passant sa pâte au laminoir puis en préparant sa béchamel et sa sauce tomate, elle s’occupait l’esprit et brûlait plus rapidement les heures qui la séparaient du retour de Paul.
Elle se sentait incapable de prendre à nouveau le téléphone pour lui annoncer directement la bonne nouvelle.
Elle savait qu’en le dérangeant en pleine journée dans son travail, il penserait irrémédiablement au pire, peut être seulement deux ou trois secondes avant l’annonce mais c’était déjà trop, ou alors, elle n’arriverait probablement pas à le joindre directement et la possibilité de passer par un intermédiaire lui était insupportable.
Ils étaient trop rares ces petits bouts de bonheurs pour les brader, par consensus chez Paul et Laure, on les savourait ces poussières de volupté autour d’un bon repas. Aujourd’hui ils n’allaient pas déroger à leur tradition. En mettant le Saint-Emilion en carafe, Laure observait Jeanne qui jouait à la dinette avec ses poupées.
Elle avait beaucoup souffert de la maladie, au début de son traitement l’hôpital lui avait assigné une échelle d'évaluation de la douleur.
Celle de Jeanne utilisait la signalétique de Wong-Baker ou échelle des visages. La réglette en plastique comprenait six visages de clowns exprimant la douleur d'intensité croissante, d'un sourire pour aucune douleur à une grimace et des larmes pour la douleur intolérable. Un nœud papillon coulissant servait de curseur.
Tous les matins au réveil et le soir au coucher, Laure sortait le clown du tiroir afin que la petite considère sa propre souffrance.
Jeanne avait nommé l'ustensile « le clown bobo ».
Parce que Laure refusait de mentir à sa fille, elle savait comme beaucoup d'enfants d’ailleurs que Jeanne était très intuitive, elle avait toujours essayé de communiquer sur son cancer sans tabou. Une tendre complicité s’était tissée dans l’adversité.
Un jour, avant la chimiothérapie, elles avaient ensemble rasé les cheveux de toutes les poupées de Jeanne. La petite avait demandé qu’on les enterre dans le jardin derrière la balançoire. Alors, Laure avait cousu pour chacune des chapeaux de toutes formes et de toutes couleurs assortis à ceux de Jeanne. Laure avait mis sa carrière de styliste entre parenthèses pour s’occuper de sa fille.
Elle avait trouvé à l’hôpital la possibilité de reprendre un travail dans son domaine. Le projet d’atelier qu’elle souhaitait ouvrir correspondait à sa conception de la mode, altruiste, qui collait aux besoins et aux désirs des gens. Elle interviendrait directement en hôpital de jour Oncologie où l’on traite les pathologies cancéreuses avec des protocoles de chimiothérapie, salariée d’une fondation vaudoise qui offre des soins spécifiques et un accompagnement psychologique.
Ses projets professionnels se concrétisaient, même si ses poupées restaient chauves, les cheveux de Jeanne repousseraient.
Quand on aime, on ne se résigne pas.
°°°°°
Avec ses grosses joues mouillées et ses bisous ronflants, Laure avait surpris Jeanne au saut du lit, elle était pourtant coutumière des câlins intempestifs et explosifs. La petite fille se réveillait de sa sieste quand était venue la nouvelle des excellents résultats d’analyses.
Jeanne ne connaissait pas le mot « rémission » mais elle pressentait quelque chose de chic. Elle en a eu la confirmation avec l’activité fébrile qui régna tout l’après midi dans la cuisine.
Elle aimait quand sa maman cuisinait. Elle n’avait pas toujours assez d’appétit pour honorer ses plats mais elle savait que sa cuisine était imprégnée de sa douceur et de toute son affection.
Jeanne était convaincue des pouvoirs magiques de sa mère. Comme les fées des histoires qu’elle lui lisait le soir, sa maman saupoudrait tout ce qu’elle touchait de pollens de tendresse et d’amour.
Mais au royaume des fées, les méchants sont légion, Jeanne ne connaissait pas la sorcière qui lui avait jeté ce vilain sort. Les premiers temps quand elle s’était évanouie, elle avait recherché assidûment à son chevet le prince charmant, le supposé promoteur d’un réveil romantique digne d’une apprentie princesse. Mais après chaque malaise ne persistait qu’une affreuse migraine, aucun souvenir de baiser ni d’étreinte pour faire basculer le mélodrame en happy end.
Alors les médecins des urgences avaient eu l’idée de l’allonger dans une grande machine qui tenait plus du vaisseau de R2-D2 que du carrosse de Cendrillon.
La machine ne s’était jamais transformée en citrouille pourtant elle avait trouvé une mauvaise graine dans le cerveau de Jeanne.
Il avait bien fallu l’opérer avant que le haricot ne pousse. Jack n’a pas pu monter récupérer la poule aux œufs d’or.
Puis Jeanne avait élu domicile à l’hôpital. Le décor manquait singulièrement de charme, point de masure enchanteresse dans la lissière d’un bois clair, point de château endimanché d’un solennel donjon et d’exquises tourelles accrochées aux nuages ; Rien que quatre murs qui l’enserraient, une perfusion qui l’éperonnait et le « clown bobo » qui la taraudait.
Elle avait bien essayé de le perdre dans la forêt avec le Petit Poucet mais le vilain clown savait compter les cailloux. Jeanne aussi savait compter, avec maman elle faisait une croix sur le calendrier au dessus du lit après chaque histoire du soir. Quand le tableau fut rempli de croix, Elle rentra dans un premier temps en alternance puis elle reprit sa vie de tous les jours à la maison.
Elle n’avait pas récupéré le teint de Blanche Neige ni la chevelure de Raiponce mais son papa lui trouvait des airs de la Belle au Bois Dormant.
Elle ne pouvait pas trouver plus grand et plus beau chevalier servant que son papa, quand elle avait peur à l’hôpital, elle ne désirait que ses bras.
Lors de ses crises d’angoisse avec sa force et sa douceur entremêlées, il lui avait apporté de la confiance et de l’espoir.
Mais depuis le retour à la maison, Jeanne trouvait que son père était fatigué. Des petites ridules marquaient maintenant ses beaux yeux devenus tristes.
En expliquant son diagnostique à ses poupées, elle prépara, pour son retour du travail, une potion magique qu’elle versa dans une tasse de sa dinette.
Puis elle attendit en grande conversation avec son auditoire de breloques que son père vienne l’embrasser.
Elle tendit ses petits bras autour de son cou pour déposer un baiser sur son nez puis lui apporta son médicament enchanté.
« Pour guérir mon papounet et maman a fait tes lasagnes !»
Quand on est aimé, on croit plus facilement aux contes de fées.
... çà me touche de plein fouet... surtout avec le cancer de mon conjoint... même si nous la guérison est "assuré". on a quand même rasé sa tête il y a 5 jours...
· Il y a environ 11 ans ·Je retiens cette phrase : "Quand on aime on retient ses larmes."
MA vision des choses :
cerise-david
C'est superbe!
· Il y a environ 11 ans ·J'ai eu cependant du mal avec cette phrase: "Parce que Laure refusait de mentir à sa fille, elle savait comme beaucoup d'enfants d’ailleurs que Jeanne était très intuitive, elle avait toujours essayé de communiquer sur son cancer sans tabou."
Frédéric Clément
Ben là, je peux pas faire autrement. CDC majuscule et volée de cœurs.
· Il y a environ 11 ans ·arteffact