Jeanpaulair

franz

Comme je suis en train d'écrire des nouvelles à caractère social, je les soumets à la lecture pertinente de mes collègues de wlw


La première fois que je suis allée chez Jean-Paul, j’avoue que j’ai été choquée. Par la puanteur de l’appartement, la saleté, les déchets partout. Surprise aussi par les centaines de pièces de lego dispersées sur les tables, les tapis, les meubles, le lit. Et tous ces avions, construits avec beaucoup de fantaisie à l'aide des petites briques colorées. Des sortes de gros Concordes avec une croix sur le cockpit, des avions militaires avec des mitraillettes, des planeurs genre Solar Impulse aux ailes garnies de panneaux solaires et plein d'autres appareils aux drôles de formes. Après plusieurs visites, je me suis un peu habituée à son "aéroport" comme Jean-Paul appelle son petit appartement et j’ai surtout appris à connaître ce grand bonhomme de 26 ans, ma foi très spécial et déstabilisant.

 Du coup je n’ai pas été étonnée qu’avec sa taille de géant, sa figure bizarre et ses gestes maladroits, il ait fait peur à Mme Sanchez, la femme de ménage envoyée par les services sociaux où je travaille, pour essayer de mettre un peu d’ordre dans son antre de Diogène. Au bout de trois visites, elle a jeté l’éponge, si l’on peut dire...

J’ai essayé de prendre contact avec le père, président de section d’un parti politique dans une commune du nord vaudois, mais au bout de cinq minutes de téléphone, j’ai compris que le dialogue serait impossible. « J’en ai marre du laxisme général  mon fils est majeur et vacciné responsable de ses actes il doit les assumer je l’ai averti plusieurs fois en vain j’ai menacé j’ai été clair et ferme il n’a rien voulu entendre il s’est muré dans une obstination incompréhensible donc j’en ai tiré les conséquences et j’ai rompu tout lien avec lui voilà punkt schluss il n’y a pas à revenir à présent sur la question même si d’après votre service il y aurait des éléments nouveaux ».

Heureusement il y a sa maman, elle vit seule depuis une dizaine d’années dans la banlieue lausannoise. Il n’y a qu’elle qui consente à faire quelque chose, à prendre le relais de Mme Sanchez, mais c’est franchement pénible. Elle est décontenancée devant le désordre général, « un chenil incroyable ! », mégots qui stagnent sur le lavabo de la salle de bain, poubelles débordantes qui trônent dans le corridor, détritus disséminés dans le salon, montagnes de vaisselle sale dans la cuisine, emballages de chips au pied du canapé qu’accompagnent des bouteilles de bière proscrites par les autorités médicales. Elle est surtout épouvantée par les seringues que Jean-Paul ne prend même pas la peine de dissimuler et les boîtes de clozapine à peine entamées qui traînent dans l’appartement. Troublée enfin devant la passion de son fils pour les legos, passion entretenue depuis sa tendre enfance, qui pourrait encore l'émouvoir lorsqu'elle prend dans ses mains un des curieux engins de son garçon.

Mais la brave maman, catholique pratiquante qui n'a jamais caché son admiration pour le pape Jean-Paul II, est ébranlée par quelque chose de difficile à dire. Ce qui la choque vraiment, c’est Mme Margot et ses six collègues.

Ces dernières attendent dans la salle d'attente de l'aéroport. Ce sont les stewardess de la compagnie d'aviation Jeanpaulair. Derrière elles sur le mur du salon, un grand poster de Boeing survolant les Alpes pendouille à moitié déchiré. Elles se pomponnent avant leur travail sur des fauteuils en osier et un canapé Ikea en simili cuir jaunâtre, assises nonchalamment les unes à côté des autres, les jambes ouvertes offrant au regard de chaque visiteur leur sexe béant. Et ça, ça l’embête horriblement, la maman, elle ne sait plus quoi faire de ce fils qui lui fait honte. Elle a admis difficilement, mais elle a fini par l’admettre, que son fils est malade, d’une grave maladie mentale, et de surcroît qu’il est toxicomane. Pourtant chaque fois qu’elle met un pied chez lui, elle a l’impression que le rouge ne quitte plus ses joues. Surtout que le plastique de ces dames est plein de taches et on voit bien ce que veulent dire ces éclaboussures séchées. Elle se décide à prendre un chiffon et du savon liquide acheté au supermarché de son quartier pour les rendre moins scandaleuses. Elle s’applique consciencieusement à les faire briller. Mais c’est du travail de singe, se dit-elle au bout de quelques semaines. Si bien que pour résoudre le problème et rendre les dames moins provocantes au regard d'une nouvelle femme de ménage, de l’infirmière et de moi-même assistante sociale, elle a fini par confectionner des pagnes en laine pour les sept poupées gonflables. Ses compétences en tricot lui sont à nouveau utiles, c’est une grande surprise pour elle qui pensait ne plus avoir besoin du savoir-faire acquis durant son lointain apprentissage. Elle a choisi un bleu ciel délicat avec une bordure dorée et l'initiale de chaque hôtesse de l'air est brodée en haut à gauche. Ce sont les uniformes de la compagnie qui font la fierté de son directeur. Il y a M pour Madame Margot, la responsable du groupe, P pour Pamela avec une immense poitrine, B pour Brigitte, S pour Sophia, C pour Colette, etc.

- Mme Margot est méchante avec moi! hurle Jean-Paul, dès que sa mère entre dans le salon la veille de Pâques. Elle qui pensait répandre pour ce jour de fête un peu de respectabilité dans l'aéroport filial est toute triste. Mais elle se force à dire d’un ton léger:

- Est-ce que... est-ce que Mme Margot est de mauvaise humeur?

- Non non, tu comprends rien!… elle m’a dit qu’elle veut pas m’embrasser sur la bouche pendant le vol Genève - Amsterdam… c’est une garce! voilà ce qu’elle est…

La maman ne sait plus quoi dire... et Jean-Paul pense qu’elle approuve Mme Margot.

Il crie que toutes ses hôtesses sont des putes... et il ajoute méprisant : « Tout le monde sait bien que les putes embrassent pas sur la bouche! »

La mère hoche la tête, désespérée. Elle est là au milieu du salon, bras ballants, pieds collés à la moquette maculée. Son regard éperdu fait des allers-retours entre Jean-Paul et ses dames de caoutchouc. Après plusieurs secondes, elle bredouille... «Mme Margot n’est pas... gentille, c’est vrai... alors tu... tu pourrais demander à Mme Colette si elle veut bien... t’em... t’embrasser pendant le vol Genève - Paris ».

Grand silence dans la salle d'attente. Silence angoissant.

Le visage de Jean-Paul se détend progressivement, ses yeux exorbités retrouvent un peu de calme, sa bouche se fait enfantine, il bave en souriant. Béat, il se tourne vers sa mère en tendant vers elle ses bras interminables.

« Oui, t’as raison, manman, Mme Colette, sur le vol de Paris, elle pourrait dire oui... mais d’abord faudrait que tu lui parles ».

Lorsque la maman de Jean-Paul, les larmes aux yeux, m’a raconté dans mon bureau ces dernières péripéties, je n’ai pas pu m’empêcher d’avoir moi-même une boule dans la gorge et les yeux humides.

  • Tous les personnages sont vrais et c'est jouissif !
    Hélas ! La folie se constate, et c'est toujours un constat sans tort ni droit sinon de faire au mieux. C'est beau qu'il y ait souffrance sans mièvrerie du rachat ou du bémol. Switzerland twelve points!

    · Il y a presque 11 ans ·
    Droopy bogie orig

    koss-ultane

    • commentaire qui fait plaisir, merci!

      · Il y a presque 11 ans ·
      26012013757

      franz

  • Je te dirais juste que le personnage et l'histoire m'ont rendue curieuse, je pense que ce genre d'écriture est comme une exploration, on imagine, et on tente de faire passer certaines choses. Je ne saisis pas tout, pas tout à fait de ce qui est de tes choix, mais j'ai eu beaucoup d'intérêt à la lecture. J'aime assez les chemins de traverse, les parallèles que tu tisses ici, entre deux réalités différentes. C'est fluide, une écriture intéressante, bref je lirais les autres avec intérêt, si tu les publies ici.

    · Il y a presque 11 ans ·
    Avat

    hel

    • Merci hel! j'apprécie beaucoup tes commentaires, mais également les textes que tu composes.

      · Il y a presque 11 ans ·
      26012013757

      franz

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