Jennifer Flynn Karen

Lucie Labat

qu'est-ce que peut une ado naïve face à ça ?

New York. 8 juin 2016. Heure locale 8h36.

La classe s'ébroue, quelle folie ce voyage. New York, et pourquoi pas Timbuktu pendant qu'on y est ? Un peu plus loin il y a Wall Street, avec la Trump Tower, il n'était pas encore le roi du monde.

Au milieu des buildings un grand vide, puis un autre. Une cascade ruisselle le long des parois des gouffres. Des arbres tout autour (comme autant de morts), font bruisser leurs feuilles. C'est une charmante soirée pour aller se balader près du World Trade Center.

Je pose depuis mon arrivée un regard détaché sur la ville. Bien sûr je me suis renseignée sur New York, j'ai fait ma khôlle de géographie sur Brooklyn, j'ai vu des films, écouté des musiques. Woody Allen, Franck Sinatra, Woodkid… Tout pour me faire participer à l'expérience New Yorkaise est bon à prendre. J'irai chez Tiffany's, like Audrey, je goûterai au bagel, j'irai dans une église d'Harlem. Le spirit de la city enivre, vibre. Et pourtant impossible de fit in, s'adapter. Parisienne de souche, je ne pensais pas qu'une ville puisse être aussi vaste, et encore plus seule que la ville lumière. C'est une ville de tous les possibles et pourtant pour moi impossible d'y vivre. J'étouffe, le cou engourdi à force de chercher le ciel. Les américains décidément, toujours à montrer leur puissance phallique (hein Trump ?).

Il serait injuste de dire que tout est exubérant, ce n'est pas partout Time Square. Les maisons de briques rouges encerclent notre auberge de jeunesse de Chelsea, les escaliers de secours sont charmants, les vitrines parfois si délicatement arrangées qu'on oublierait presque le consumérisme derrière. Les cupcakes, quelle folie.

La nuit, la classe se divise en plusieurs groupes, pour visiter la ville. La nuit, la grosse pomme devient oppressante, parfois, mais pas là. Il y a deux énormes précipices en plein milieu des tours d'acier. On respire enfin… C'est un monument au mort et pourtant le calme des lieux prouve qu'il est habité. Pas par un vacarme assourdissant, comme on dit parfois qu'il est nécessaire de produire pour prouver la vie. Le cri d'un nouveau-né, les applaudissements des concerts, les rires d'une fête, jouir… tant de manifestations si sonores, et qui n'ont rien de tranquilles. Le mouvement des branches au-dessus de nos têtes nous assure d'une présence, presque miraculeuse compte tenu de la monotonie des lieux.

Instinctivement les élèves se séparent, c'est un endroit qu'il faut garder pour soi. Tous les jours des gens travaillent près de ce sanctuaire, je me demande s'ils gardent conscience de la puissance de ces abîmes autour d'eux. Probablement pas, et c'est sans doute mieux. Les noms gravés sur les bords sont totalement inconnus… Vient ce moment étrange où le besoin d'étudier chacun d'eux, de les mâcher et ressasser prend forme. Alors je m'attelle à ma tâche. Le bas-relief s'imprime sur ma rétine et je photographie, les yeux frénétiques.

Et puis ce nom. Un nom que j'aurais détesté si j'avais pu le croiser au détour d'une conversation près de la machine à café. Jennifer Flynn Karen. Jennifer comme toutes les filles que je ne prends pas au sérieux, Flynn comme le héros dans raiponce, et Karen comme cette mère au foyer épanouie sous antidépresseurs. Pourquoi ce nom-là en particulier retient mon attention, je ne sais pas. Mais je m'oblige à me le répéter en boucle, jusqu'à en connaître la prononciation des syllabes sur mon palais par cœur. Non Jennifer, tu ne seras pas oubliée, et j'en fais le serment solennel ici même. Parce que j'aurais pu te croiser au détour d'une machine à café, et j'aurais pu me retenir de te juger rien qu'à l'allure de ton prénom. Et que j'ai toujours ce réflex même après ta disparition dans la cime des arbres. L'eau continue de couler dans le gouffre, et le son du courant empêche d'avoir peur de déranger.

Il est peu de situations dans lesquelles la tristesse infondée est admise. Les situations dans laquelle elle est sublimée sont davantage rares encore. La puissance évocatrice d'un nom gravé dans la pierre, polie, est finalement acceptée quand tout le monde fait l'effort d'y accorder de l'intérêt. Quand des touristes prennent des photos du nom en question, ça gagne en intérêt.

Je jette un coup d'œil à mes camarades ; ils font tous la même chose que moi : tenter de comprendre l'importance d'un lieu qui les dépasse. Hugo gratte un croquis dont la perspective douteuse ne rend pas hommage au travail de l'architecte de Ground Zero. Agathe fait un cours aux autres sur les significations de telle ou telle pierre, elle s'est renseignée. Mildred s'indigne devant des touristes philippins, allongés devant le monument avec des appareils canon. Et moi je répète inlassablement ton nom : jennifer, flynn, karen. 

Signaler ce texte