J'me plains pas, j'constate

dame_oiselle

Ce monde est absurde... nouvelle surréaliste


Je l'attendais celle-là, c'était inévitable. Passer à travers les mailles du filet ? Impossible. J'étais déjà bien trop affaiblie, ce n'était qu'une question de temps avant que mon organisme flanche lui aussi. Mes draps sont beaux à présent ! En plus d'être dépressive, je suis clouée au lit depuis ce matin.

Je dis dépressive, faut pas se formaliser, c'est un mot bien commode, ça englobe assez de choses pour rester vague, mais en même temps c'est assez explicite pour qu'on ait envie de vous fiche la paix. Et la Société seule sait pourquoi, ce mot est la meilleure excuse à la placidité, au refus d'avancer, au manque indéniable de volonté, à tout ce qui a à voir de près ou de loin avec cette fâcheuse tendance à la mollesse. Dans mon cas, il s'agit principalement de mécontentement permanent, d'une attitude tantôt blasée, tantôt plaintive, aromatisée de fatalisme tragique, d'une pointe d'ironie amère, le tout enrobé dans une grosse boule de tristesse causée par le déclin de la civilisation moderne.

Une dépression, d'après mon entourage. Pas besoin d'aller chez le psy, le diagnostic est établi et irrévocable.

 

Et donc en plus, là, je suis malade. Malade physiquement je veux dire. Je pencherais pour une grippe, mais comment savoir, ça mute en permanence cette saloperie, ça évolue plus vite qu'un herpès génital sur un curé. Le médecin pourra me dire lui, enfin je ne sais pas, peut-être.

Je n'aime pas les médecins. Vous me direz, un dépressif, ça n'aime pas grand-chose, et vous aurez raison. Je ne les porte pas dans mon cœur car je les trouve plus incompétents les uns que les autres, et pire, je les trouve dangereux. Comment peuvent-ils prescrire des médicaments alors qu'ils n'ont pas encore établi de diagnostic ?

« Je n'en sais fichtre rien… prenez cette ordonnance, on verra bien. Si vous êtes mort demain, on essaiera autre chose ! Ha Ha. »

Est-ce la bêtise ou l'impasse qui nous fait y retourner quand même à chaque microbe ? Les entreprises pharmaceutiques  seules le savent.

« Pour ce prix là, il peut bien me filer une prescription, sinon autant rester chez soi ! »

 

Le rendez-vous est pris, le boulot est prévenu, reste à tenter l'exploit : sortir de chez moi, prendre le bus et enfin attendre trois bonnes heures en salle d'attente (elle porte bien son nom celle-là), assise très inconfortablement sur une chaise à pied unique, conçue pour que le patient qui s'endort se réveille immédiatement, car le médecin, lui, n'attend pas.

Depuis que les gens avaient tous compris qu'un arrêt maladie leur permettait de rester au lit, on faisait tout pour rendre les cabinets médicaux et les hôpitaux invivables, désagréables et malodorants, de façon à ce que les simulateurs s'abstiennent de creuser encore un peu plus le trou béant de la Sécu. Remarquez, même avant ces mesures réactionnaires, le côté hospitalier des hôpitaux, c'était déjà pas trop ça.

C'est comme leur concept du « Movin' Doctor », ça fait jeune et branché il paraît, alors personne n'a rien trouvé à y redire, mais ça nous fait chier, c'est tout ce que ça fait ! A chaque fois, je me perds à coup sûr, ce n'est forcément jamais une adresse que je connais, à dix-huit heures de bus si on a la chance de voyager hors des heures de pointe. Et quand le voyage dure dix-huit heures, c'est comme vouloir passer entre les gouttes en période de mousson. Non, vraiment, je préférais quand mon médecin avait au moins la décence de garder la même adresse d'une fois sur l'autre. Ce monde est absurde !

 

Cette fois, je prendrai la ligne B jusqu'à Freux, récupérerai la 18 qui ne se perd pas, une fois sur deux c'est une destination surprise et je n'ai pas le temps de flâner, descendre à White Rabbit et sauter dans le premier train pour Jefferson. Tout est anglicisé, c'est effrayant ! C'est sensé habituer les jeunes à la mondialisation et favoriser les carrières d'interprètes. Ils en ont oublié de leur apprendre le français, c'est ballot.

 

C'est l'heure, je descends tant bien que mal de mon incubateur à cafards : mon appartement, pour prendre le bus à l'arrêt le plus proche.
Les gens à l'intérieur, constatant mon état critique, se sont tous décidés à descendre à cet arrêt. Au moins, quand on est malade, on vous laisse tranquille ! J'en suis fort aise. La simple idée de devoir supporter les cris de cinq gamins en bas âge pendant tout le trajet me glace d'effroi. Cette situation m'aurait sans nul doute achevée. Par chance, cette mère-ci a eu la présence d'esprit d'emporter ces chers petits. Et quand bien même elle ne cherchait qu'à sauver sa peau, je la remercie d'avoir eu ce brillant instinct maternel refoulé.

 

J'avais moi-même renoncé à avoir des enfants depuis que je travaillais dans un collège, chargée de l'encadrement éducatif de mômes entre 10 et 15 ans. En gros, ce travail consiste surtout à veiller qu'il n'y ait aucun mort, ou au moins aucune mort trop agonisante. Car je dois avouer qu'il m'est arrivé d'en achever un ou deux lorsque les blessures étaient vraiment trop moches. Vous verriez ce qu'ils se mettent sur la gueule, c'est impressionnant, même à la télé, on ne fait pas mieux.

A la télé, les mecs ils se tapent dessus, c'est pour sauver le monde, parce que la planète est en danger ou qu'ils n'ont plus de liquidité. Ces gamins là, c'est pour jouer qu'ils disent. Moi je jouais aux billes je réponds. Du coup ils rigolent bêtement, comme les adolescents qu'ils sont, et reprennent leurs activités récréatives, s'assommant à coup de planche de bois afin de décrocher le plus grand nombre de dents à leur adversaire en un seul choc. C'est le petit Jordan qui détient le record de l'établissement avec pas moins de dix-huit dents tombées de la bouche de son amie Manon, qui depuis, à l'étonnement général, n'a plus esquissé un seul sourire.

 

Quoiqu'il en soit, ce voyage en bus est finalement plus agréable que je ne pensais. Il pleut à gros bouillon mais les mouvements oscillants de l'engin me bercent et assombrissent mes paupières. Le ronflement du moteur se fait sédatif, une bienveillance mécanique et cyclique me plonge paradoxalement dans un monde plus humain. Mes rêves sont ce que je veux, c'est fantastique ! Alors je ferme les yeux un peu…

 

C'est le chauffeur de bus qui est venu me réveiller :

-          Madame ! Vous devriez vous en aller, nous sommes au terminus et les agents de la RATP vont venir brûler le bus. Je ne devrais pas vous prévenir, car vous comprenez, ils préféreraient pouvoir se débarrasser du malade en même temps, mais ces techniques sont tellement archaïques.

-          Mais…, un peu déboussolée par ce réveil brutal, j'ai dû louper mon arrêt, je vais être en retard !

 

Je me levai et m'enfuis en toute hâte, sans plus de considération pour ce chauffeur bien intrusif, dont l'attitude m'avait semblé fort déplacée, à tel point que je le bousculai violemment. Sa tête heurta avec fracas l'une des vitres blindées, et je me dis alors qu'il ne risquait plus de réveiller qui que ce soit.

Malgré mon état plus que vaporeux, si ce n'est fantomatique, je me mis à courir comme une damnée. Je sentais la fièvre gagner chaque cellule de mon être, des perles de sueur génétiquement modifiées coulaient dans mes yeux et le long de mon dos. Le soleil frappait fort maintenant, le paysage ondulait comme au dessus d'un brasier. Vraiment, je ne me sentais pas à mon aise.

Après plusieurs évanouissements, finalement, j'arrivai dans la bonne rue, face à la bonne porte. Était-ce l'épuisement ou le soulagement qui me fit sourire pitoyablement ? Ou la simple hypothèse qu'on puisse me prendre pour un simulateur de l'arrêt maladie ? Non, là assurément, j'étais crédible.

 

Un homme gigantesque a ouvert la porte. Nous nous sommes regardés sans rien dire quelques instants, cherchant tous les deux si l'on se connaissait mutuellement. De toute évidence, nous ne nous étions jamais rencontrés. Ce grand bonhomme à la mine patibulaire n'était pas mon médecin, la maladie ne pouvait me faire divaguer à ce point là.

-          Bonjour, lui-dis-je, j'avais rendez-vous avec mon médecin, êtes-vous… (mais sans conviction)… sa nouvelle secrétaire ?

-          Je ne suis pas médecin, et encore moins secrétaire.

Il accentua ce dernier mot en fronçant les sourcils et je devinai à son attitude que cette supposition ne lui plaisait pas du tout. J'essayai donc très vite de trouver autre chose à dire afin de préserver le peu de santé qu'il me restait. Lui tendant mon petit bout de papier pour preuve, j'ajoutai :

-          Je devais me rendre à cette adresse.

-          Vous y êtes.

-          …, dubitative,… alors où est l'erreur ?

-          Moi je dirais que c'est parce qu'ici c'est l'Italie, et sur votre papier, c'est marqué France. Mais bon, je dis ça, je dis rien.

-          Mais vous parlez français pourtant.

-          C'est vous qui parlez italien. Vous êtes bizarre hein !

-          Et bien, je crois que je suis un peu perdue. Si vous avez raison, c'est à peine croyable, admettez-le.

-          Ça n'empêche que c'est bien réel. Faut s'y faire !

Pendant que je retournais les éléments dans tous les sens pour tenter de comprendre cette situation, il ajouta :

-          Y'a autre chose pour la dame ?

-          Euh… à vrai dire, je devais voir mon médecin cette après-midi. Vous faites quoi vous dans la vie ?

-          Je suis marchand de fusils.

Je pris quelques secondes pour réfléchir.

-          Oui. Bien. Ça fera tout aussi bien l'affaire. Allons-y.

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