Jour 3
nyckie-alause
Il a garé sa voiture. Il cache les clefs sur la roue avant-gauche. Il enfile sa parka malgré la chaleur que les rochers environnants renvoient vers le ciel en ondes vibratoires, qui troublent un peu la vision du paysage. Il est sombre ce paysage. La lune va bientôt se dévoiler.
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L'homme est descendu de l'autocar de Brest qui arrive dans notre village de Porspoder le premier vendredi de mars. Il se dirige directement vers la mairie et y entre. Il a l'allure d'un marin et marche d'un pas déterminé. Le sac qu'il porte à l'épaule confirmerait l'impression qu'il provoque, c'est un homme de mer.
Il me demande de le renseigner sur un logement éventuel, chez l'habitant. « Jusqu'à la fin du mois de septembre ». Je l'envoie chez Suzanne. Celle-ci propose gîte et couvert pour quelques euros. Certainement que cela lui coûte, mais depuis qu'elle est veuve elle a besoin d'une présence dans sa maison. C'est un homme étrange, une allure de baroudeur, d'aventurier… Les mots sortent de sa bouche comme des bulles, par intermittence. Comme la parole d'un homme qui est resté longtemps muet.
Le nom de l'homme ? Marcus.
Disons que c'est celui qu'il m'a donné quand je le lui ai demandé. Il l'a lâché comme un aveu, avec une certaine réticence, une hésitation.
De notre première rencontre ne me reste que son regard. Il est entré dans la le hall de la mairie. Ses yeux ont balayé l'espace sans s'arrêter sur les différents panneaux naissance/mariage/décès qui sont pourtant par mes soins agrémentés de photos des personnes citées. Puis surpris, prenant conscience de ma présence, il s'est accoudé sur la banque et son regard d'un bleu puissant m'a transpercé.
— Bonjour, puis-je vous aider ?
— … je cherche un logement… heu… saisonnier… disons jusqu'en septembre…
Sa façon de parler est étrange, hachée, teinté d'un accent des Balkans. C'est ce que j'ai imaginé sur le moment car hormis dans des films, je n'ai jamais rencontré de voyageur de l'Est. Voyageur, c'est l'impression qu'il donne, son sac semble lourd, ses chaussures usées, ses vêtements d'une propreté douteuse. Ses traits déjà marqués ont besoin d'un rasage, d'une coupe de cheveux, d'un rafraichissement.
— J'aurai bien quelque chose. Votre nom ?
Il commence à fouiller les poches de sa veste, plonge sa main gauche dans les méandres de son sac de marin, hésitant et nerveux. « Marcus H. » marmonne-t-il.
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Si la lune se dévoile on pourra apercevoir les épis, la brillance des galets que le ressac mélange…
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Mon nom est Marie Pommelec, photographe et secrétaire de Mairie à mi-temps. Comme Suzanne je suis une femme de pêcheur, comme Suzanne, je suis une veuve de marin. Je ne suis que la narratrice mais cet homme m'attire, attise ma curiosité. Et aussi, je dois bien vous l'avouer, poussée par un autre sentiment, plus animal… Je m'arrange pour le croiser « par hasard », je le salue, je lui souris, je vais même acheter un paquet de cigarettes au café du port, alors que je ne fume plus.
Car quelquefois je l'ai croisé sur le port, sur la route du phare qui mène chez Suzanne, au café attablé seul face à la porte d'entrée, devant un verre qu'il ne boit pas comme s'il attendait quelqu'un. Je lui ai fait, à chacune de ces rencontres, un signe de la main qu'il n'a peut-être pas remarqué, auquel il n'a pas répondu. Seulement, hier, l'histoire a pris un autre chemin.
Hier. Il m'a saluée et demandé de mes nouvelles « Comment allez-vous ? ». … « Très bien, merci » ai-je marmonné. Il n'en est pourtant rien. Les grandes marées approches, le ciel se charge, le vent fraîchit. Demain ce sera l'anniversaire de la disparition de Pierrick. Les yeux de Marcus me transpercent, font vibrer dans mon corps, dans mon âme, des zones oubliées. D'une voix chaude et détachée « Demain soir j'irai voir le lever de lune sur la Pointe. Suzanne m'assure que ce sera splendide » dit-il.
J'ai fait demi-tour et n'ai pu retenir mes larmes. Le vent s'est levé en bourrasques. Je me demande si la pleine lune n'engendrera pas une de ces vilaines tempêtes d'équinoxe. Prévisibles et pourtant si soudaines qu'elles emportent bateaux et marins. Sautes d'humeur océanes qui laissent les épouses désemparées. Les prévisions météo à trois jours sont affichées à la mairie et à la capitainerie, ce n'est pas moi qui les affiche et je me refuse à les lire. En fin d'après-midi le vent est tombé, la houle s'est assagie ; les goélands qui s'étaient réfugiés dans les terres crient à nouveau, vigies perchés sur les lampadaires des quais.
La nuit est tombée. Assise, je suis devant une feuille blanche que j'ai préparée il y a plusieurs jours, je suçote mon crayon. La gomme a un goût de fer et de pneu, une saveur d'accident de la route. Bien sûr que j'y ai déjà pensé… Mais non. « Ce soir je vais partir, je ne sais pas quand je reviendrai. Mes amis, je vous aime. Marie P. ».
Demain soir je partirai par la plage et suivrai la ligne sinueuse et mouvante entre dunes et vagues. Demain. J'irai jusqu'au bout, jusqu'à la Pointe. Peut-être croiserai-je le fantôme de Pierrick…
Marcus vient d'éteindre le moteur de sa voiture. Il claque délicatement la portière qui se ferme dans un soupir, cache les clefs sur la roue avant-gauche. Il passe les manches de sa parka et charge le sac sur son épaule. Les rochers alentour renvoient cette chaleur troublante, qui modifie le paysage. Dieu qu'il est sombre ce paysage.
Mais déjà les nuages se déchirent, la lune se dévoile, blanche, si blanche. L'homme commence sa descente entre les dunes douces que l'éclairage froid de la lune dessine au couteau par intermittence. Un glissement de sable lui fait perdre l'équilibre et émettre un juron. Il disparait avalé dans un creux invisible pour émerger revenant des enfers. Chevelure comme des flammes, visage verdâtre, ses mains lancent objets durs et choses molles qu'il extirpe de son sac comme en urgence, avec colère.
Ensuite, de ses deux mains puissantes il creuse comme un chien au pied de la dernière dune pour enterrer le sac gris et flasque comme une chose morte, comme un chien, avec le respect dû à la dépouille d'un compagnon qu'on abandonne pour toujours.
Ai-je perçu, là-bas, un sanglot rauque qui s'éloigne ou est-ce le vent qui se lève à nouveau ? Je ne sais. Un sanglot. Celui que je retiens et qui m'étouffe. Mes mains sont couvertes de sable. L'humidité me gagne.
L'homme marche vers les rochers, face à la lune et son ombre géante ondule sur les galets. Au loin, l'amas de pierres, de bois flotté, de varech puant cache un secret, celui que je convoite.
C'est un lieu reculé où les touristes ne vont pas. Ni les gens de la côte, ni les pêcheurs à pied. Dans ce creux de terrain débouche un ruisseau puant qui draine vers l'anse tous les déchets infects que les pluies lui apportent. Les marées font le même office pour d'autres laisses, rebuts mêlés de filets déchirés et de bouts de cordages. Les vieilles personnes mettent en garde les enfants, leur racontant que les sables mouvants de cette minuscule embouchure on déjà rapporté à leur surface des ossements humains nettoyés par les crabes.
Marcus marche les bras ballants libérés de son énorme baluchon. Son corps dressé paraît plus grand, le vent emplit la parka d'un volume léger.
Je ne veux pas qu'il découvre mon canot, cette petite barque grise que l'océan m'a offerte et qui dort sous les algues.
Marcus H. s'enfonce dans l'ombre projetée.
Non Marcus, ne t'en approche pas !
IL A DISPARU !
Je me lève. Ai-je un autre choix ? Mes doigts-émeri déchire ma peau sous mes larmes. À genou je creuse moi aussi comme un chien. Un coquillage brisé blesse la paume de la main, le sang coule salé, j'abandonne dans le sable humide les photos souvenirs que je porte comme une croix dans un sac de papier. La dune glisse et recouvre nostalgies et regrets, images du passé. A mon tour je me dresse et d'une foulée franche et libérée je suis le tracé de l'écume dans ce mélange de sable et de galets que les vagues ne se lassent pas de polir. Mon ombre doit être aussi gigantesque que celle de Marcus tout à l'heure, mais je sais que personne ne la voit et je ne me retournerai pas. L'ombre devant moi est noire profonde mais toute inquiétude m'a abandonnée. Plus que quelques pas et je serai à mon tour aspirée. Moi aussi je débarrasserai le canot de sa gangue. J'arriverai avant que l'orage n'éclate. Je le rejoindrai avant qu'il ne parte. Lavés de tout nous atteindrons l'Île.
♡♡♡♡♡♡♡♡ magnifique! Je ne vous ai jamais lue, voilà qui est fait!!!
· Il y a presque 2 ans ·myriam-m
Merci donc de votre passage vers mes écrits et votre enthousiasme, même si depuis quelques temps je publie assez peu…
· Il y a presque 2 ans ·nyckie-alause
étrange,... j'aime ton écriture cinématographique, on voit les scènes se dérouler, se dérober; Bravo ma belle ! j'adore :-)
· Il y a environ 2 ans ·Maud Garnier
Merci Maud -j'adore, ton commentaire est si gentil…
· Il y a environ 2 ans ·nyckie-alause
Étrange, fantastique, un beau récit hors du temps entre vie et mort, chapeau à l'auteur!
· Il y a plus de 2 ans ·Christophe Hulé
merci de ta lecture, et grand merci pour le commentaire
· Il y a environ 2 ans ·nyckie-alause