Jour sans fin
Mathilde En Soir
"Les dieux avaient condamné Sisyphe à rouler sans cesse un rocher jusqu'au sommet d'une montagne d'où la pierre retombait par son propre poids. Ils avaient pensé avec quelque raison qu'il n'est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir."
Comme chaque matin, je me réveille péniblement en regrettant d'être toujours de ce monde. Les enfants vont bien, le mari aussi. Je dois partir travailler tôt car je dois boucler un dossier important. Le plus difficile n'est pas de le terminer, mais de savoir que cela n'aboutira pas au résultat escompté. Il ne sera jamais fini ce dossier, je le sais. J'ai aussi la certitude que l'on me regardera toujours de la même façon. Comme la pauvre petite Chloé qui gravit lentement son rocher pour tomber en lambeaux. Celle qui a galéré pour finir ses études, celle qui ne sourit pratiquement plus excepté pour les autres, ceux qui de toute façon vous font porter une étiquette lourde de conséquences. Je les entends d'ici les commérages. "Ah Chloé, elle a l'air fatigué, mais elle a de la chance d'avoir un bon mari, heureusement qu'il est là parce que sinon, elle s'en sortirait pas toute seule."
Je croise des collègues à la cafétéria, ils me sourient à pleines dents. Ils pourraient postuler pour être figurants dans une pub de dentifrice. Ils m'énervent tous avec leur sourire dégoulinant d'une soi-disante bienveillance, leur visage cramoisi, leur jeu des questions-réponses, leurs maniaqueries. Et encore aujourd'hui, j'ai droit aux mêmes questions. "Oh, ça va Chloé ? T'as été en Grèce il y a deux semaines, n'est-ce pas ? On en parlait avec Patrice, c'est chouette, en plus les gens sont très accueillants. Mais bon, les pauvres, oui c'est le cas de le dire, ils sont ruinés ! Faut dire aussi qu'avec leur politique, ils ne pouvaient pas aller bien loin. C'est bizarre, t'es pas bronzée. Toi tu bronzes jamais, c'est dingue ! Mais au moins, t'auras moins de rides !"
J'ai cru que ça n'en finirait jamais. Et c'est ça, le pire, ça n'en finit jamais. Aucun espoir de changement. Je tourne en boucle dans mon bocal, et j'attends un renouveau. Il ne vient pas, il ne viendra plus. Il s'est égaré en route, perdu dans une salle tapissée d'une couleur grisâtre tirant vers le kaki d'où personne n'ose sortir, de peur que le couloir soit encore moins accueillant ; un lieu connu de tous dont personne ne soupçonne le danger qu'on appelle la routine . Il me laisse derrière mon bureau, à contempler les grosses joues roses de mes patrons, les minijupes moulantes des secrétaires, les braguettes ouvertes des mâles. Encore ce maudit dossier qui concerne Monsieur Machin truc qui se plaint de je ne sais plus trop quoi. Encore un con qui va se pointer à la fin de journée avec ses yeux de merlan frit pour m'inviter au resto parce que j'aurais bien avancé. L'éternelle déclaration pour m'avouer que je suis à son goût.
Vous me trouvez dure ? Peut-être. Je me force souvent à l'être. La vie m'y oblige. Pour affronter le regard des autres, leur regard inquisiteur. On m'a toujours dit que j'étais une étudiante sympathique, mais en difficulté. Je veux bien les croire, mais ça veut dire quoi "sympathique" ? Qu'ils ont pitié de moi ? Et en difficulté ? C'était la même rengaine chaque année. J'espère toujours avancer pour au final reculer. Ou plutôt stagner. Stagner à un niveau abyssal. Abyssal, oui. Je me trouve fade, vide, acariâtre, sombre, sans aucune complexité. C'est contradictoire car je suis très compliquée. Et lorsque j'espère quelque chose, je sais que rien ne se passera comme prévu. Il y aura toujours une chose qui coince. Encore. Et on continue à valser dans ce cercle vicieux en se tenant la main, l'air de rien, avec un grand sourire, en se disant que l'on s'en relèvera. Alors qu'en réalité, c'est l'inaltérable cercle de la vie qui nous en veut. On est seul, on se sent sale, en proie à des idées toutes plus étranges les unes que les autres.
Bonjour Mathilde, j'aime votre adaptation grinçante du mythe de Sisyphe. Question : est ce volontaire qu'elle rit à pleine dent (une seule dent) ?
· Il y a plus de 10 ans ·valjean
Merci, je n'avais pas vu !
· Il y a plus de 10 ans ·Mathilde En Soir
la réflexion est plus réaliste, avec une dose d'amertume, très différente de ce que moi j'écris(mon amertume à moi c'est la mélancolie.) la mélancolie apporte sa touche féminine de langueur qui rend l'amer plus supportable, plus créatif surtout.
· Il y a plus de 10 ans ·elisabetha
En effet, l'amertume de Chloé est assez destructrice. Elle vit dans une spirale dangereuse, où la mélancolie et l'espoir ne sont qu'un lointain souvenir.
· Il y a plus de 10 ans ·Mathilde En Soir
aie, quel pessimisme!
· Il y a plus de 10 ans ·elisabetha