Journal d'une soirée printanière
lila03
14 mars 1916
C'était un soir sans histoire. Le tumulte de la journée s'était apaisé et, assis sur la terre cristallisée, mes doigts gercés et engourdis par le froid parcouraient la dernière lettre de ma sœur. Je pouvais deviner les mots dans la semi-pénombre, ses mots si justes et porteurs d'espoir, qui éveillaient en moi un douloureux sentiment de manque. Le ciel nébuleux dégageait un asphyxiant halo d'inquiétude. Un étrange pressentiment m'entravait la gorge, et mes paumes fourmillaient d'une angoisse sourde. J'avais les entrailles nouées et mon cœur dansait si vite et si fort que je craignais qu'il ne s'échappe de mon corps. C'était pourtant une nuit d'une surprenante douceur. Les premières lueurs du printemps apaisaient notre haine, notre lassitude et nos rêves honteux de désertion. Antonin et Pascal riaient de leurs grosses voix rocailleuses et chaleureuses. Un grisant sentiment d'apaisement avait gagné la tranchée, quelques paillettes d'espoir brillaient dans les rares étoiles du plafond nocturne. Antonin venait d'obtenir une permission de trois jours, et son euphorie contaminait tout le campement. Je m'en voulais de ne pas pouvoir partager ce bonheur si soudain, mais l'anxiété, à chaque instant plus puissante, paralysait mon corps endolori.
Le premier obus a transpercé le ciel à une dizaine de mètres de la tranchée. Le sourire d'Antonin s'est éteint comme une bougie noyée et la guerre s'est déversée sur nous avec une violence inouïe, la guerre et sa cruelle perfidie. Une pluie torrentielle de haine s'est abattue sur nous, un torrent mortel dans mon cœur a creusé un trou. La joie éphémère de cette douce soirée s'est évadée dans une mer d'obus, de larmes et de sang. J'ai vacillé sans réagir. Les cris me transperçaient les tympans et malgré moi, j'ai laissé les lettres de Cécile s'envoler au gré du vent. Des lâches. D'abominables lâches, ai-je songé avec haine et mépris. Les Boches. Et d'un coup, mes idéaux de paix m'ont quitté, étouffés par un ardent désir de vengeance. Le deuxième obus est tombé est tombé si près de moi que je crois avoir senti la caresse du métal contre ma joue écorchée. Il est tombé si près de moi, il est tombé sur Antonin qui, en courant, avait maladroitement trébuché. sa jambe n'était plus là : un trou béant de chair et de sang terminait son buste étroit. Son cri a transpercé l'atmosphère, les nuages, son cri s'est évadé dans l'univers, et a réveillé les enfants assoupis partout sur Terre. Son cri m'a glacé d'effroi, l'animalité dans da voix...
À l'abri, j'ai tenté d'éponger le sang, naïvement. Nous savions, l'un comme l'autre, qu'il ne verrait pas l'aube. Les obus ont continué à cracher leur venin autour de la tranchée, sans jamais parvenir à nous toucher. Antonin a été le seul blessé. L'attaque s'est terminée autour de deux heures du matin. Ceux qui en avaient encore la force de sont assoupis, mais nos cœurs à tous brûlaient encore de son cri. Antonin s'est éteint aux premières lueurs du matin, ses ongles enfoncés dans mes paumes rougies de son sang. Le sombre fluide, aux teintes lilas et bordeaux, colorait la terre de son essence parme, le pourpre élixir de vie s'évadait et son esprit, minute après minute, s'envolait... Antonin est mort, et sa femme, dans quelques jours, recevra une belle lettre cachetée. La permission de son époux est annulée.
Vous avez une écriture fluide agréable à lire. Tout est là: sensibilité, espoir et horreur, la guerre est une entreprise étrange et sournoise jusqu'à ce qu'elle éclate comme des obus.
· Il y a plus de 7 ans ·aile68
Merci, ça me touche
· Il y a plus de 7 ans ·lila03
Merci, ça me touche
· Il y a plus de 7 ans ·lila03
Magnifiquement écrit , et la gravité du sujet bien traitée ... vraiment bravo
· Il y a plus de 7 ans ·marielesmots
merci beaucoup, ça me touche
· Il y a plus de 7 ans ·lila03