Journée type
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Sommeil. Couché. Réveil. Sommeil. Réveil. Réveil. Debout. Sol froid. Tête retournée. Rêves fugitifs. Grésillement. Lumière. Saveur. Café. Clope. Goût du réveil. Routine matinale. Comme un oiseau. Ou une machine. Automatique. Pas de pensée.
Vivre quoi. Pas si facile. Musique. Nerfs. Défoulement. Sale tête du miroir. Rafraîchir. L'haleine. La gueule. Bonne figure. Carapace enfilée. Biscuit croqué. Vitaminé. Riche en magnésium et en fibres. Belle jambe.
Métro. Odeurs trop chaudes. Visages maussades. Jumeaux. Rassurants. Vivants paraît-il. Misère humaine. A portée de main. Zéro regard. Compassion inutile. Comme des chiens. Des moutons. Taper l'ignore. On sait jamais. Le malheur : contagieux.
Bureau. Bonjour. Salut. Ça va. Ça va. Enfin. Pas vraiment. Pourquoi le dire. Rien à foutre au final. Altruisme de politesse.
Ecran. Ordinateur. Présence plus rassurante que celle des collègues. Clavier crépitant. Dossiers. Lire. Incruster les yeux dans l'écran. Et vice versa. Copier. Coller. Relire. Archiver. Archiver. Archiver. M'archiver un jour.
Pause. Machine à café. Machine amie. Collègues machines. Café infect. Collègues idem. Blague pathétique. Rires pathétiques. Le tien compris. Vies pathétiques.
Respiration. Nicotine. Caché dans les chiottes. Comme un ado. Comme une merde. Demi-cigarette chronométrée. Travail chronométré. Le temps: rendement. Gueule dans la glace. Sourire de politesse.
Robot retourne au turbin. Clignotements des yeux. Pas grave. Habituels. Dans deux heures : autre pause. Vivement.
Open-space. Poulets en batterie. Inconscients de leur sort. Du grain. Du grain. Du grain. Pas d'humain. Frétillements. Agitation volatile. Patron en colère. Ordinateur planté. Alors les poulets? Ici on se gave de travail. C'est ça la vie. La vraie. Patron poulet caquète fort. Incompris le roi des poulets. Entouré d'incapables. Coup de gueule jusqu'à nos oreilles formatées pour ça. Regard compatissant entre tous les poulets. Assistant informatique. Sûr de lui. Supérieur à tout ça. Sorte d'aigle royal. Libre. Nous survole. Petit quart d'heure de silence. Souffle retenu des poulets. Ordinateur réparé. Expiration générale. Fragilité du poulet. Sans importance. Merci Monsieur l'assistant informatique. Lui au moins il fait bien son boulot. Caquet baissé des poulets besogneux. Vol plané majestueux de l'assistant béni. Gueule de con. Le regard comme une fiente.
Privilège inouï pour moi:poste près de la fenêtre. Fermée . Forcément. On sait jamais. Des fois que l'envie nous prendrait.
Au bas de la vitre, une guêpe. Blessée apparemment. Difficile de savoir. Escalade laborieuse de la bestiole sur la surface trop lisse. Tension quasi-comique. Tout le mal qu'elle se donne. Pour rien.
Illusion de l'insecte:en haut, l'air libre. Réalité:en haut, rien du tout. Juste le cadre de la vitre. Guêpe chue. Qu'importe. Nouvelle ascension, plus motivée peut-être. Entêtement tragique. Frétillement à l'arrivée. Chute encore. Affolement d'ailes affaiblies. Courage débile de l'insecte. Rechute. Ainsi de suite. Cinq ou six fois. Dix fois. Cent fois. Qu'importe. Manège désespéré. Sisyphe ailé pris dans son élan sans fin. Similitude évidente avec nos pauvres vies.
Rappel à l'ordre. Tressaillement du téléphone. Et ce dossier putain tu ne l'as pas traité encore? Si tu étais une guêpe je t'écraserais sale robot. Lire. Traiter le dossier. L'insulter quoi. Recommencer. A l'infini. Processus d'identification. Je suis l'insecte sur la vitre.
12h30.12h30.12h30. Ah! Ah! Ah! La quille! Pour une heure. Déjà ça. 12H32. Cantine. Temps perdu: deux minutes. Prêt à ingérer le repas chimiquement savoureux. Arrivée d'Alex. Seul ami au milieu des collègues. Etre encore humain au milieu des machines. Bientôt papa, Alex. Se demande s'il fait bien. Qu'est-ce que j'offre à mon gosse, hein? Ce monde que je vomis par tous les pores? Réconforter Alex. Y croire pour lui. Faire semblant au moins. Pas si pourri ce monde Alex. Y a l'amour. Ta femme. Des gens bien quand même. Arguments laborieux. Ricanement reconnaissant de l'ami. Chacun est la béquille de l'autre. Soutien bancal. Soutien quand même. Au bord de l'abîme. Mastication mécanique du plastique qui nous sert de steak. Silence loquace.
Les autres autour de nous: des ombres qui feignent la vie. Des vies qui frôlent l'ombre. Des tronches de trois pans de long. Quelle peine. Des écrous à la place des yeux. Un disque dur à la place du cerveau. Et une âme. Bien enfouie. Perdue dans le souvenir de jours plus gracieux.
Retour à la besogne. Tripalium comme on dit. « Instrument à trois pieux pour punir les esclaves rebelles. » Plus de rebelles. Mais toujours des esclaves.
Des sous à la fin du mois. Une reconnaissance sociale. Une existence. Mais pas une vie. Même le clavier a une vie plus trépidante. Tant pis. La valeur travail. Valeur cravache.
Têtes dans l'écran. Osmose usante. 14h30.
Remue-ménage autour de la machine à café. Borborygmes mécaniques. Machine usée. Dramatique. Ça commence à couiner, à jacasser, à se désespérer. Non mais faut pas abuser, tout fout le camp dans ce bureau! Coups de pied, insultes. La machine comme un punching-ball pour notre détresse. Défouloir idéal, muet, imperturbable. Il semblerait que notre salut à tous se concentre sur cette chose qui nous abreuve en excitant. Il semblerait que l'insipide liquide fasse son effet même sans être là.
Ça s'excite. S'agite. Bouillonne. Révolte. Mots qui grondent et qui montent, débordent sur la main de l'un qui gifle l'autre. Pugilat frémissant surgi d'on ne sait où. Le café ne coule plus, les insultes débordent. Le défouloir machine ne fait plus le poids et c'est l'humain qui prend. Combat en règle sur le lieu de travail. Après la bête machine, c'est au tour de la routine de se casser. Pour une fois je ris.
Voilà que les gifles s'entrechoquent gaiement. Les mains comme des diables, les joues comme Jésus. Et la civilité comme engloutie, happée, bouffée, mastiquée brutalement par la folle frénésie du règlement de comptes. Formation des clans. Bataille dérangée. Et bizarrement personne ne cherche à apaiser ce magma de rancœur qui grouille et qui déborde. Les non-dits, les jalousies et autres joyeusetés de relations humaines surgissent comme des furies. Chacun vide son sac, son sac à merde. Impression d'assister à un combat de coqs. Je parie dans ma tête.
Toute chose ayant une fin, c'est la tête de l'une, cognant sur la machine, qui vient sonner le glas de la guerre incivile. La tête de Patricia. Le sang sur la tempe. Mais vous êtes tarés! Et, miracle mécanique, la machine remarche et fait couler à flots, dans un vide haineux, le liquide marron qui n'a plus de raison d'être. Du sang dans le café.
Grand chef sort de son antre, dérangé dans sa fonction divine. Fulmination hautaine et affligée à la vue du spectacle triste. Régression. Cour d'école. Puérilité. Débiles. Vraiment cons. L'éventail lexical de grand chef. Pour mieux nous entailler. Tout ce café perdu c'est malheureux. Le sang de Patricia n'a pas la même valeur. Il aimerait bien le boire. Les mains dans les poches je l'apostrophe. Peut-être a-t-il sa part de responsabilité dans ce maelström. Les regards de tous ne forment qu'une accusation cyclopéenne. Ne pas compter sur eux. A peine sur moi-même. La bouche bée de grand chef, trou noir hypnotisant, m'invite à l'éloquence. A l'abordage. Ouvrir les vannes. Personne. Vous entendez: personne n'a jamais osé. Alors il était temps que j'arrive. Oui je passerai dans votre bureau, cette pièce aussi glauque que vous, celle d'où vous ne voyez rien. Je partirai. Je vous laisse à votre merde. Elle semble tant vous convenir. Surtout n'ouvrez-pas les yeux. Contentez-vous de renifler.
les "phrases" d'un mot qui saccade la rythmique nous font osciller entre les "surbookés ne sont pas ceux qu'ont croit" et "pas beaucoup ne pourraient tenir un telle cadence"...d'où les vrais héroïsmes sont inversés !!!
· Il y a presque 14 ans ·gun-giant
J'aime beaucoup ton style d'écriture Clé. Une vision du monde du travail dure et réaliste. J'aime la façon dont tu as abordé ce thème. Très original. Mots à l'image du stress. Oui, j'aime beaucoup tes textes.
· Il y a presque 14 ans ·bibine-poivron
Si c'est vraiment une journée type, je voudrais pas être à la place de Patricia. Lol
· Il y a presque 14 ans ·Vraiment bien. Bon style, court au début puis moins. Beau passage de la guépe en métaphore avec point d'orgue sur le Sysiphe. Par contre la journée coupe court. On n'a droit qu'à métro boulot...
pich24