Joyeuse année toute l'année
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Joyeuse année toute l’année
(Monologue pour femme seule et quelques fantômes)
Personnages
Une femme sans âge
Son jeu sera plus clownesque que réaliste ; elle aura la naïveté, le sérieux tragique et le regard décalé et poétique du clown ; elle pourra mettre parfois un nez rouge comme un clin d’œil.
Plusieurs hommes
Personnification de sa fantasmagorie
(Joués par un seul comédien).
Note de l’auteur :
J’écris depuis le lieu de l’enfance….
------ Entracte 1 ------
Prologue
Une femme sale et dépenaillée, ancienne beauté, traîne un convoi de bagages luxueux mais abîmés, des fourrures et vêtements de luxe défraîchis sur elle et dépassant des valises mal fermées.
Après tout je me suis dit des personnages soi-disant qu’il en faut plusieurs mais c’est pas grave Un et tout est dépeuplé D’ailleurs j’aperçois du monde dans la salle Hier soir y avait personne La déréliction très totale Déréliction c’est beau ça sonne comme un tour de magie sauf que vous faites disparaître tout le monde à part vous C’est dur à vivre Au moins j’ai chaud ici sous les projecteurs Y a pas toujours à manger mais c’est normal sur une scène de théâtre on fait souvent semblant Le buffet c’est après dans une petite salle secrète derrière pour les vieilles pies (VIP en abrégé)
__ Y a quelqu’un ? Montez sur scène quand vous aurez un moment Je sais bien que vous êtes très occupés dans le noir C’est très préoccupant l’obscurité Le trou noir de la salle où vous êtes livrés à vous-même dans l’existence pélagique de vos profondeurs tirés vers des fonds abyssaux Je voudrais pas être à votre place
De toute façon c’est cousu de fil blanc Je est un autre A partir de là la vie est une erreur ou un hasard du calendrier Je suis bien un accident de la méthode Ogino Ogino c’est le type qui a dit qu’il faut faire l’amour quand on a de la fièvre pour ne pas faire de bébé ou l’inverse de toute façon ça n’a pas d’importance le résultat est le même Des disputes dans le couple C’est pas marrant de faire l’amour avec un thermomètre
Et puis je me sens surpeuplée avec toutes les particules des origines du monde que je contiens Vous aussi Les molécules de vie inventées il y a plus de 4 milliards d’années C’est une distribution de péplum Je ne sais pas si on va me subventionner pour des personnages aussi âgés Les assurances ne vont pas marcher
Aujourd’hui maman est morte Il y a vingt ans Longtemps je me suis couché de bonne heure En pensant à elle Elle était belle on dit que je lui ressemble Je cherche un début autant prendre un début célèbre Pour continuer faut commencer c’est ça le problème Continuer sans début c’est comme essayer de rouler sans démarrer ou de jouer aux cartes sans les distribuer C’est possible mais on se prive de beaucoup de choses
En fait je voulais vous présenter mes vœux de bonne année Je sais c’est plus la saison mais j’y peux rien
Et puis Joyeuse année toute la vie c’est ce que je dis
Cette année je voudrais bien qu’on ne m’oblige pas à avoir un an de plus comme l’année dernière Ça tombe toujours sur moi en plein été sur la plage Je suis obligée de revenir ça fait des histoires Par contre j’aimerais bien que l’amour me tombe dessus quitte à être chaos J’aimerais aussi avoir la permission d’après minuit Le Prince peut rentrer à heure qu’il veut alors que Cendrillon est obligé de revenir en citrouille à cloche-pied C’est pas une vie de chercher sa deuxième godasse Cette année je voudrais avoir un destin comme Simone de Beauvoir ou sœur Emmanuelle (Churchill je ne sais pas si j’y arriverais) Je commencerai par Simone c’est plus facile pour moi vu que j’y crois pas à cause d’un grand père communiste Après je verrai Je voudrais bien que ma voisine arrête de me dire bonjour alors que je ne l’aime pas Je vais essayer de lui faire une grimace pour qu’elle ne franchisse plus son paillasson comme un hérisson traversant la nationale sous les roues d’un quinze tonnes dès que je vais au vide-ordures J’ai pris la résolution de ne plus me faire de rides ça donne des soucis De rire de rien et sans raisons pour être sûre Et surtout de me taire pour vérifier qu’on m’écoute ou de m’écouter pour vérifier qu’on me tait De toute façon je ne peux pas faire les deux à la fois c’est fatiguant à la longue Et aussi de faire semblant puisque les Autres aussi J’ai décidé une fois pour toutes ou plutôt toutes fois pour une ça m’arrange mais c’est pas un sujet pour la nouvelle année En fait j’ai décidé d’être nouvelle ou bien neuve c’est plus avantageux et je vous le souhaite ça change comme dit ma voisine c’est des détails comme ça qui vous changent la vie Bon faut faire aussi du yoga pour que ça soit efficace et plus manger de pain avec les marrons Mais c’est pas toujours facile de se libérer avec la vie qui nous mène Je suis résolue à faire un choix je ne sais pas encore lequel mais j’ai le temps vu que sœur Emmanuelle est morte centenaire et que je rentre désormais après minuit Cette histoire de godasse ne va plus me tracasser Un enfer infundibuliforme en moins c’est dix de retrouvés En passant j’aimerais bien qu’on me dérange plus souvent sinon à force surtout la nuit et même le jour ça devient un secret de famille J’ai pris la résolution de parler à tout bout de champ de n’importe quoi pour être moins timide de toute façon les Autres je sais c’est pas un sujet de vœux Et je vous le souhaite aussi même si j’ai pas le droit de vous embrasser à cause de la grippe à cochons Ah oui je vais aussi prendre des droits cette année Je ne sais pas encore combien cinq ou six selon ce qu’il reste après les fêtes D’autres se sont déjà bien servis faut que je me dépêche avec tous ces jours qui n’en finissent pas de s’écouler comme un camembert trop fait Oh excusez-moi je voulais parler des senteurs sensuelles des roses et des bégonias mais c’est moins coulant Et pour la santé je sais pas quoi dire vu que c’est la Faculté qui s’en charge Y veulent nous pousser jusqu’à 120 voire 130 en période favorable mais je préfèrerais être incinérée plutôt que perfusée c’est plus pratique Et l’amour j’espère aussi qu’il vous tombera dessus comme un pot de fleur emporté par les autans J’irais pas jusqu’à dire comme une tuile on ne se connaît pas assez Je préfère rester au pied du mur de votre opacité à l’abris du vent Cette année faudrait pas la démarrer en 2010 on serait plus sûr Enfin bref à vous aussi et beaucoup et très bonne J’ai pris la résolution de parler à tout bout de champ de n’importe quoi pour être moins timide de toute façon les Autres ah oui c’est pas un sujet de vœux (je l’ai déjà dit j’y peux rien) Trop sartrien pour démarrer un destin ça fait caler au quart de tour
Y aurait fallu que je parle de fric et que je vous le souhaite mais malheureusement j’en ai pas Bien à vous
PS : je sais plus si je l’ai dit mais l’amour c’est du boulot remarquez ça vaut le coup A vous aussi
Ce sont mes vœux officiels J’en ai pleins d’autres plus intimes Par exemple je voudrais bien dormir avec quelqu’un de calme qui ne crie pas Maman toutes les nuits en phagocytant ma chemise de nuit comme un gros boa constricteur Ou parler de la relance de l’extraction du charbon dans la Nièvre ça me tient à cœur Ou du péril sanitaire et écologique que représente le tabou des excréments Plus de deux milliards et demi d’êtres humains sont privés de toilettes Faut pas se méprendre je ne parle que de moi mais un tout petit peu des Autres
Les Autres C’est toujours un sujet qui fâche Pire que la politique dans un repas de famille Sartre nous a fichu dedans avec sa phrase Pas besoin de gril L’enfer c’est les Autres Depuis on ne peut plus faire rôtir une pintade le dimanche sans que les Autres rappliquent Y a pas grand-chose à manger quand on a retiré les plumes
J’en ai des très très intimes Je vous le dis parce que vous êtes dans le noir vous ne me verrez pas rougir Pour mes 105 ans j’aimerais bien que mon amoureux m’offre un calendrier perpétuel Ça dure plus longtemps qu’une rose et ça fane pas Je sais pas si je dois vous le dire mais j’aimerais aussi qu’on m’arrose le plus longtemps possible Je ne veux pas ressembler à une plante qu’on arrose plus C’est tragique même les pucerons n’en veulent plus A Okinawa les centenaires on les habille en rouge et on les touche pour recevoir leur pouvoir et leur savoir A la maison de retraite de mon village on leur met des couches s’ils sont trop bavards Incontinence verbale Allez draguer avec ça c’est pratique
------ Entracte 2 ------
Elle déballe ses valises et s’installe pour dormir comme si elle arrivait dans un hôtel de luxe
Entracte 2
Oui je joue d’abord les entractes J’aurais plus qu’à remplir entre pour l’acte 1 l’acte 2 l’acte 3 et plus si j’ai le temps Autant que je face du théâtre vu que je viens là tous les soirs Si j’étais dans le métro je ferais du métro chacun son boulot Et son dodo Moi je l’ai perdu avec l’homme qui était dedans et la maison qui le recouvrait
Ça fait drôle un jour vous vous réveillez et l’oreiller d’à côté est vide Vous avez envie de l’éventrer (l’oreiller) mais une petite voix stridente comme un acouphène vous crisse que vous aller y laisser des plumes alors vous rampez comme une salamandre qui a perdu ses pattes jusqu’à la salle de bain Et là l’insoutenable vous attend Vous vous apercevez que sa brosse à dent n’est plus là Il a pris aussi le dentifrice Une petite brosse rose de rien du tout qui laisse un vide abyssal ça résonne Je jette un œil au miroir Muet le lâche Tous les matins il me disait T’es la plus belle pour l’instant et pour aller danser Je lui balance mon flacon de Nuit Câline Il se fend d’une langue de bois T’es encore la plus belle de la salle de bain Même pas de la maison
Là de deux choses l’une ou vous vous jetez par la fenêtre ou vous vous enfermez dans le frigo et vous entamez une cryothérapie J’ai fait les deux à la fois si bien que ma voisine s’est cassé la bobine sur ma congère Encore un sujet de fâcherie Elle dort avec un seul oreiller depuis longtemps et elle n’a pas de chien Elle a oublié ce que c’est des poils dans les draps quand vous retapez le lit au matin Ca me fiche le cafard
Je ne veux pas vous entraîner dans ma neurasthénie d’autant que dans votre trou noir vous êtes en train de repenser à la minute où vous avez été quitté Une femme est quittée toute les trois minutes en Europe Les hommes on ne sait pas vu qu’ils ne s’en ventent pas On dit c’est dix de retrouvés moi j’en ai même pas un Je ne sais pas comment vous faites Dix faut les trouver Quand on retire les morts les mariés les joueurs de foot les mineurs les prisonniers et les sous curatelle
Levez le doigt ceux qui en ont une ou un même sous curatelle ou sous adultère je ne dirais rien sauf si c’est le mien d’adultérin Là je vous préviens j’interromps tout de suite la représentation et on procède à un scanner corporel pour vérifier la transparence de vos pensées
Même une toute petite pensée extra conjugale sera détectée avant de prendre l’avion sinon on a tendance à s’envoyer en l’air impunément
Je regarde l’heure parce que Flaubert disait que les entractes étaient toujours trop longs et puis j’attends quelqu’un Un autre personnage ou plusieurs je ne sais pas encore Ça dépend du budget Les Autres c’est vraiment un problème
J’ai pas vu beaucoup de doigts levés On va essayer autrement Celles qui n’ont plus de poils dans leur lit et ceux qui n’on plus de traces de maquillage sur l’oreiller levez le doigt
C’est pas facile d’avouer que personne ne veut de nous Même pas un chien
Bon j’avoue si j’en suis là c’est ce que la statistique appelle la dégringolade sociale après la perte d’un proche par divorce désertion abandon canicule mort subite ou lente Un proche trop proche d’ailleurs c’était ça le problème A force de me phagocyter comme un gros globule blanc il a fini par se croire tout seul
Après on se retrouve dans le métro à La Mie de pain ou devant le cimetière du Père Lachaise à faire la queue devant les morts pour un repas froid En espérant faire le mur et trouver un caveau accueillant pour dormir
Bref on passe de chez Fauchon à chez Fauché c’est brutal Pour ce qui est de la fauche je vous raconterais plus tard comment je m’habille et me nourrit à crédit personnalisé
Je ne voudrais pas mettre en cause le directeur du théâtre qui m’accueille au chaud tous les soirs Recel de malfaiteur On vous reconduit à une frontière pour un rien et c’est jamais bon ce qui se passe de l’autre côté Il y a toujours une guerre un cyclone un tremblement de terre ou sa belle famille
Si le ministre des frontières est dans la salle je voudrais lui demander solennellement d’arrêter de défenestrer qui que ce soit De l’autre coté il n’y a rien c’est le vide et ça fait mal
Elle regarde dans la salle.
J’attends vraiment quelqu’un Il vient tous les soirs Il se met à la cour pour me faire la cour avec un gilet de signalisation jaune fluo pour que je le reconnaisse Quelquefois il clignote c’est beau il doit venir en vélo C’est le seul qui a eu le courage de lever le doigt bien haut pour l’absence de traces de maquillage sur l’oreiller vide Ça m’en fait un sur dix de retrouvé C’est platonique pour l’instant vu que je suis pas très représentable et parfumée depuis une lurette J’attends d’avoir une loge Le directeur me l’a promis Celle de Lise Taylor Il paraît qu’elle transportait encore plus de valises que moi Y a tout le confort moderne C’est grand comme un F2 sans la cuisine Je vais pouvoir repartir sur des nouvelles bases et des nouvelles odeurs
Se parfumer et personne pour te respirer c’est décourageant à la longue Pareil pour les robes de soirée si tu restes devant la télé Un homme c’est un peu comme un miroir mais en moins causant Sans lui tu ne sais plus ce que tu sens et l’effet que tu fais et c’est la dégringolade comme disent les statistiques C’est vite fait de rentrer en citrouille envahie de souris J’ai tout perdu sur les coups de minuit Un carrosse une maison avec l’homme et les meubles qui étaient dedans le petit déjeuner au lit tout les matins les dîners au chandelles alors que t’as l’électricité l’amour l’après-midi alors que tout le monde travaille Bref tous les grands classiques
Heureusement j’ai sauvé les valises dans un sursaut de désespoir C’est pas drôle à trimballer ça suscite la convoitise quand je fais la queue devant le Père Lachaise pour un yaourt et une boîte périmés Remarquez périmé c’est encore bon C’est juste une question de dates on va pas chipoter C’est fatiguant à rouler dans les merdes de chien et la neige et les escaliers à monter Les villes sont pas faites pour les valises surtout autant Avant on restait chez soi Maintenant on reste dehors ce n’est plus adapté
J’ai essayé la tente sur le trottoir Mais les riverains se sont plaints à cause du linge que j’étendais entre 2 marronniers de la place Gambetta Aucun humour et la poésie est morte je vous le dis Le type avec attaché case qui se faufile en plein Paris entre ta lessive flottant au soleil comme dans un film avec Mastroianni et Claudia Cardinale Ça le fait pas rire J’y peux rien
Heureusement qu’on se marre de temps en temps L’autre jour un congénère m’a déroulé un tapis rouge depuis la bouche de métro jusqu’au Franprix On a ri Ça m’a occupé pour la journée Il l’avait trouvé dans une poubelle devant le ministère de l’Identité Nationale Mais c’était pas mon type J’ai fait des études j’ai besoin d’un miroir parlant
Miroir mon beau miroir Vous monsieur Dites moi où j’en suis question rivales Je suis la plus belle du plateau Vous ne prenez pas de risque Y a pas trop de concurrence
Mon cyclotouriste se fait attendre j’espère qu’il n’a pas crevé Son vélo Un est tout est dépeuplé comme j’ai dit au début pour ceux qui suivent Au début on sait jamais quoi dire maintenant on se connaît mieux J’entends votre silence me raconter vos frustrations votre infidélité votre désespoir vos manques et votre compte en banque Qu’on couche dehors ou dedans on a les mêmes problèmes finalement
Vous allez rentrer dans votre quant-à-soi douillet vous laver les dents quelle chance et là angoisse Qui partage votre couche Le chien le mari l’amante la mariée rien ou une tripotée de cauchemars récurrents à récurer vite fait sans oublier le verre d’eau Dehors l’eau est rare le mètre cube d’eau est plus cher que le mètre cube de vin Essayez de vous laver aux vignes du seigneur La vinothérapie est recommandée en pharmacie Pas chez Viniprix
Donc vous vous couchez et vous vous assommez avec un Trépanil parce qu’il faut bien et là horreur votre inconscient vous révèle l’irrévèlable Votre femme est votre mère vous êtes le grand père de vos enfants ils sont vos frères vous avez tué votre père et mangé votre progéniture par inadvertance mais le réveil sonne et la suite on la connaît métro boulot idiot
C’est à se demander s’il vaut mieux être dehors ou dedans
Ils nous traitent d’exclus alors que c’est eux qui nous excluent C’est comme si je vous traite de dégoûtants alors que je déverse un camion poubelle sur vous
Je voudrais pas dire du mal mais inclus c’est pas mieux Vous avez déjà vu une inclusion de pensées sauvages dans la résine d’un pendentif Pauvres pensées Faut pas être claustrophobe C’est mortifère Inclus c’est pas un destin Exclus vous vous dites que bon débarras plus de boîte aux lettres remplie de feuilles pleines de chiffres immenses plus long que celui de ta paie qui représentent tout un tas de choses à payer que t’as jamais commandé Y avait jamais de poème dans ma boîte aux lettres Quand j’y repense c’est du vol Travailler pour tout redonner C’est ça l’inclusion De la comptabilité Qu’est ce qui reste Juste une minute de poésie le temps de chercher la pile électrique les jours où il y a une panne de courant
Je ne voulais pas vous vexer Ne pleurez pas monsieur Venez faire un tour sur scène ça vous changera les idées On y est bien Avant ils avaient tout un tas de conventions compliquées Maintenant c’est libre on a le droit de tout Même de se mettre tout nu (vous n’êtes pas obligé) Ou de ne rien faire Avant il y avait des textes d’auteurs morts et d’auteurs pas morts ça faisait des histoires entre les deux clans maintenant on a tout classé dans les morts vivants On est tranquille il ne se passe plus rien encore moins que dans la vie quelque fois c’est même pas éclairé J’ai mis toutes les lumières pour le chauffage mais c’est plus obligatoire
Allez venez Milord ici c’est confortable il fait si froid dehors N’ayez pas peur Milord Je vais aérer
Autrefois je sentais bon le Guerlain maintenant je sens le crottin
Elle branche un sèche-cheveux pour aérer et le fait monter sur scène, on doit croire que c’est un spectateur.
Entrez faites comme chez moi
Enfin j’ai trouvé un deuxième personnage à la page 7 Il s’appelle Milord
Il est pas causant pour un miroir
Et bien palot Je suis tombé sur un miroir sans tain c’est bien ma veine
C’est la première fois
Il fait oui de la tête
Il est en retard pour son âge
C’est pas drôle d’être personne âge
L’auteur fait ce qu’il peut Il a écrit le rôle dans les cabinets c’est le seul endroit où il est tranquille
Mais vous pleurez Milord Regardez moi Milord
Dîtes-moi que je suis belle C’est pour ça que je vous ai fait monter sur la scène
Tous les soirs je fais la même demande à un homme pour rompre mon sortilège
Ils me répondent tous T’es moche et tu pues
Je le sais C’est bien pourquoi je pose la question
La belle et la bête ça ne marche que dans un sens
Le beau et la bête c’est psychanalytiquement impensable pour la majorité pensante
Ce sont les femmes qui sont sensées faire des miracles avec leur amour pour magnifier et soigner les hommes Nous on peut rester dans la mouise
Je te préviens Milord je vais te faire subir l’interrogatoire tous les soirs
Tu finiras bien par craquer
Il veut redescendre dans la salle
Non ta vie de spectateur est terminée maintenant tu fais partie de la pièce faut venir tous les soirs même quand tu as la grippe à cochons
Je te donnerai du texte si tu me dis que je suis belle sinon ça sera figuration intelligente C’est encore plus difficile pour toi
On pourrait avoir une histoire d’amour
Il se sauve elle le rattrape
Ça fait peur l’amour ou c’est l’odeur
Réinsertion sociale par l’amour Erosthérapeute
Un boulot comme un autre
Un Inclus tombe amoureux d’une Exclus ils vécurent heureux et eurent beaucoup de problèmes
Une actrice tombée en désuétude viole un spectateur
Il pousse des petits cris d’effroi.
Il suffit que tu me dises que je suis belle et je le deviens sur le champ ou plutôt sur la scène
Il fait non de la tête
Tu risques quoi
Au pire ça ne peut pas être pire
Et au mieux je deviens une princesse qui sent la lavande
Quoi tu es jaloux
Tu as peur que je devienne plus belle et plus riche que toi
Ou tu n’aimes pas la lavande
Si tu me fais sortir du sortilège
Je te rembourse ta place de théâtre et à vous tous aussi
Et je vous emmène dans mon château
Le château de mon père où un méchant mari jaloux m’a jeté ce maléfice
Il fait non de la tête
Tu ne me crois pas Arrête de pleurnicher et reste pas debout sinon on va se fâcher
Elle l’assoit dans une valise pleine de vêtements et l’y enferme presque.
Tu n’arrives pas à imaginer que j’avais le minois de Blanche-Neige ou d’Adjani si tu préfères La peau douce et les lèvres purpurines
Si je peux oser cette rime riche Maintenant je sens l’urine
Ne fais pas semblant d’être enrhumé Retire ce mouchoir de sous ton nez
Et explique-moi comment je peux sentir la rose alors que j’ai fait la queue à six heures du matin avec mon convoi de valises devant les bains douches de la place Edith Piaf où même les piafs se tirent quand on arrive L’air se raréfie
On nous rationne aussi l’oxygène Des fois qu’on se drogue avec
Au bout de trois heures de queue sous une bruine poisseuse Les pieds couverts de sanies suintant sur le bitume gluant J’ai été refoulée pour bagages non réglementaires par un préposé qui m’a lancé son excuse comme sa giclée d’urine du matin
Ces mêmes bagages que j’ai passé la nuit à surveiller devant le soupirail de la chaufferie de la Sorbonne où j’ai pas dormi détrempée par le climat tropical de ce hammam de pressing
Les articulations gonflées à l’hélium je me suis envolée vers mon atoll privé où le ciel descend jusque sous la mer pour la couvrir de son tapis céruléen A 3 heures une poubelle m’a roulé dessus Descente en chute libre sur mes escarres ulcéreuses
Y a de quoi être chiffonnée
On me veut nulle part à cause de mon déménagement
Plutôt crever et puer que de m’en débarrasser C’est la seule chose que j’ai pu sauver du naufrage conjugal
Quarante ans de parallélisme marital avec niveau de vie dîners amis (pas ceux de face book) des vrais
Je ne vais pas lâcher ce patrimoine pour aller pisser
Je te les laisserais bien pour aller prendre une douche mais vous allez en profiter pour vous tirer Vous vous attendiez à un auteur mort qui parle depuis son outre-tombe en ivoire et bien non vous avez un auteur vivant qui écrit depuis les cabinets assis sur son fondement
Je fais où je peux
Comment veux-tu que je fasse rentrer cette caravane dans les sanisettes publiques
Ou que je rentre discrètement dans un café avec mon cortège
Il fait des bruits incongrus à l’intérieur de la valise
Tu m’écoutes au lieu de t’enivrer dans mes dentelles
N’oublie pas que tu es à l’essai pour la figuration intelligente
Pour apprivoiser la propreté je me change je fais un roulement mais ça revient vite
C’est toute une logistique pour mes déplacements
J’ai des relais et un garde du corps parfois Quand il est en phase délirante
C’est un ancien banquier tombé de son parachute Depuis il est bipolaire Il est PMD C’en est rempli dehors Des psychoses maniacodépressives Quand il est frénétique il fait garde du corps Après il rentre chez lui dans son hôtel particulier Ses enfants viennent le chercher C’est la phase descendante il atterrit et il flippe
Les riches qui ont des frayeurs à cause de leur parachute et des cumuls viennent s’encanailler chez nous Mais la famille n’est pas d’accord
Il est serviable mais prétend qu’on ne se connaît pas assez pour me dire que je suis belle
L’autre jour il a failli juste comme sa femme arrivait avec le SAMU Depuis j’ai plus personne pour garder mes valises
J’ai essayé de les perdre comme un chien ou une grand-mère sur un parking d’autoroute Mais c’est plus fort que moi je les ai retrouvées Faut dire qu’elles attisent de moins en moins
Milord sort un bras de la valise où il est toujours enfermé, et tend un carton où il a écrit « Tu es belle », comme pour se rendre.
Ça ne compte pas par écrit Un sortilège c’est oral
Je m’excuse je ne t’ai pas encore écrit de texte
Et on est à la page 10
J’ai pas d’inspiration pour toi je n’en ai que pour moi
Dis-moi que je suis belle même tout bas et je t’écris un morceau de bravoure
Milord : Je préfèrerais ne pas
On se croirait dans une nouvelle de Melville
Tu t’es trompé de salle Bartleby c’est dans la petite salle
Il se sauve dans la salle elle le rattrape avec des assauts d’amour.
Reviens
Milord : J’aimerais mieux pas
Ne m’abandonne pas
Je te ferais des œufs à la neige tous les dimanches
On ira au cinéma
Et le soir on se blottira sous les draps
Tous les jours du calendrier on se réveillera sur le même oreiller
J’aurais plus peur du vide
Qui aspire dans ses boyaux fétides
De la solitude cette vieille pouffe
Qui fait croire que c’est par amour
Que dans ses bras elle t’étouffe
La tête dans ses mamelles asséchées
Tu têtes un lait aigre comme un renvoi de pituite
Avant d’aller dormir dans les bras de l’absence et de la fuite
Tous les soirs je t’attendrai avec impatience mon cœur
Tressautant à chaque instant au roulement de l’ascenseur
On s’aimera nous deux sans partage
Comme deux oies sauvages
Unis jusqu’à la mort par les courants froids du Labrador
Elle est de plus en plus lyrique, il a peur.
Milord : Je ne sais pas nager
Je te demande juste de savoir voler mon amour
Dans les airs et dans les magasins
Arrête de me faire du chagrin
Tu me fais de l’effet
On ne se quittera plus jamais
Bartleby mon ami
Préfère-moi
Milord : Je préfèrerai ne pas préférer
Je crois qu’il faut rompre avant que je ne m’attache trop
De toute façon il est temps de passer à l’entracte 3
Elle l’enferme dans une valise qui explose, il disparaît dans un nuage de fumigènes.
Zut un spectateur en moins
----- Entracte 3 -----
Je viens de rêver qu’un homme entrait silencieusement en scène et dans ma vie
Pas vous
Je n’ai plus de repères dehors je ne sais plus quand je dors quand je suis éveillée quand je suis bourrée
On est quel jour
Remarquez ça ne change rien depuis que je suis en jachère tout se ressemble
J’attends mon prince Vous croyez qu’il viendra un jour
Est-ce que ça va au théâtre les princes charmants
Attendre c’est ce que je fais de mieux
Depuis que je suis née j’attends D’être grande D’être belle D’avoir le droit de me tirer sans l’avis de mon père D’avoir un mari même chiant Un dressing room c’est mon rêve Une cuisine avec un plan de travail même si je ne connais qu’une recette De gagner l’europompom D’être éditée même si je ne suis pas morte J’attends des princes des bébés des rôles le métro du courrier
Et vous vous attendez que la pièce se termine
On attend tous
Mes valises sont des balises Un fanal quand je vais mal
Elles me guident Me signalent les endroits dangereux la route à suivre
Enfin je ne vais pas plus loin que le carrefour
Si je meurs je veux qu’on m’enterre dans la plus grosse Mon testament est dans un pot de yaourt
Prévenez mon ex que je ne veux pas de roses mais un calendrier perpétuel j’y tiens c’est plus utile et moins cher il est radin
Elles sont des bouées quand je me noie dans les flots troubles de ma mémoire avinée Dans les eaux glacées du calcul glacial (C’est du Brecht)
Les statistiques nous accusent de faire baisser l’espérance de vie
Je voudrais les voir dans l’espérance du matin au soir et l’après-midi et le lendemain et au printemps Toujours la même Une espérance couleur fond de slip comme disait ma grand-mère
Et l’hiver tu te transformes en cadavre bleu et raide Les yeux comme deux billes de glace attendant une pichenette
J’y retrouve plus rien dans cette bauge Je me confonds avec le bitume J’ai la couleur du carrefour j’en ai pris la teinte fuligineuse C’est joli fuligineuse mais c’est crade On va finir par me marcher dessus Je ressemblerai au crapaud desséché aplati par les roues d’un tracteur C’est pas un avenir
Heureusement que je vous retrouve tous les soirs
Ça va je ne vous dérange pas trop
Vous me le dîtes si je fais trop de bruit Entre voisin faut se respecter
Elle fouille dans la valise où était Milord et l’appelle
Il était mignon Bartleby même s’il préférait ne pas
Un homme rentre dans la salle à bicyclette, il porte un gilet fluo et des signaux clignotants sur lui, il vient s’asseoir à la place de Milord
C’est à cette heure-ci qu’on arrive A la page 11
J’ai failli te remplacer mais j’ai préféré ne pas
J’ai bien fait t’es beau comme une fête foraine Viril comme le phare de la Pointe du raz Accueillant comme une piste d’atterrissage
Dis moi que je suis belle je n’en peux plus de jouer les cendrillons Tu veux mon escarpin Il est en plastic tu ne te couperas pas
Fais pas le timide t’es allumé
Mais c’est mon banquier PMD
Il a vraiment craqué j’espère qu’il y a un médecin dans la salle un pompier ou un allumeur de réverbère
Il fait des excentricités avec et sur sa bicyclette
Je ne sais pas si le directeur va être d’accord pour que je ramène mes connaissances bipolaires
Je tombe toujours sur ce type d’homme Des hommes qu’il faut soigner Je ne sais pas comment je m’y prends pour décrocher ce rôle d’infirmière psychiatrique
J’ai une attirance pour les allumés
Je suis attirée par leur lumière ça me rend belle
Comme Icare je m’approche trop près du soleil et je m’écrase comme une poire blette
Remarquez il n’est pas plus agité qu’un président de la république
Il fait des acrobaties de plus en plus fortes, il est applaudi
Bon ça va c’est moi l’actrice
Tu réveilles tout le premier rang Y a pas de honte à dormir Au japon ils font des petites siestes pendant les spectacles C’est obligatoire
Pour que votre inconscient travaille
Le tien est un peu surmené mais t’es musclé
Si tu es aussi fort sors moi de mon sort
Allez viens sur scène Laisse leur inconscient se livrer à ses pulsions
Je t’offre un coup de jaja
Il monte sur scène avec sa bicyclette en continuant à faire des exploits, tout le monde applaudi
Je suis à la page 12 et on ne m’a pas encore applaudie
Tu dis rien et c’est le délire
Je vais te donner du texte ça te responsabilisera
Tu vas voir si c’est facile Chaque mot peut tuer
Le Banquier : Tu es laide
Ça commence bien Au moins tu es franc
Toi aussi tu ne veux pas croire que j’étais belle dans mon château
Vous n’avez aucune imagination
Il commence à fouiller dans les valises et sort des peluches
Laisse ça ce sont des objets transitionnels Le fabriquant de peluches pour adulte fait fortune aux States Elles ont la voix des petits enfants pour les grands parents
Les miennes remplacent tous les mecs qui m’ont quittée plus les dix que je vais retrouver Avec la voix de Paul Newman c’est plus transitionnel
Il sort une grande feuille et lit
Le Banquier : Lampe de chevet Réveil Service à dessert Service à fondue Service à escargots Service à asperges Service à Sangria Un calendrier perpétuel Un dressing room Un four à pyrolyse
Arrête c’est trop intime C’est ma liste de divorce Quand tu coupes tous en deux y a plus rien qui marche Tu as déjà dormi dans un lit coupé en deux et mangé sur une moitié de table Le pire c’est une moitié de lavabo ça fuit Par contre si t’as aimé pour deux tout te reste sur les bras en entier C’est la seule chose qu’on ne peut pas couper Tu te retrouves avec un plein d’amour qui ne sert plus à rien C’est encombrant
Alors maintenant on fait des listes de divorce pour nous aider à redémarrer dans la vie Je l’ai déposée à La Mie de Pain Personne ne s’est inscrit vu qu’on ne fait que passer Tu changes de lit tous les jours Tu ne peux pas dormir dans ton odeur pourtant c’est rassurant L’autre nuit ma couverture sentait la farine Un ancien boulanger ou une ancienne boulangère sans doute J’ai rêvé de croissants toute la nuit c’était très érotique
L’odeur y a plus que ça qui t’appartient
Qui te singularise à la Mie de Pain
Sinon tu te confonds aux ronflements et aux pets du voisin
Cinquante centimètres d’intervalle entre chaque lit
Difficile de piler pour apprendre mes rôles
Et de voir où tu fais pipi
De toute façon je ne lâche pas mes valises
C’est mon horizon ma terre promise
Autrefois j’avais un corps et ses contours
On ne les franchissait pas sans que je mette mes atours
Maintenant j’occupe royalement quatre places dans le métro
Une pour mes fesses trois pour mon odeur
Qui n’est pas pareil que la leur
Comment on en arrive là
Rien de plus facile
Il suffit que ton homme s’entiche d’une gentille petite Lucille
Tu perds toutes tes dents en un rien de temps
Le mal d’amour sale vautour
T’es plus rien qu’un chagrin qui te mange
Comme un castor aux dents oranges
Qui te ronge t’es plus qu’une éponge
Imbibée de vin dès le matin
Pour noyer l’amour qui te reste dans les mains
Comme un chaton qui trouve pas de maître
Etre ou ne pas être
Tu ne te poses plus la question
T’as pas la réponse de toute façon
To be or not to be
Tu n’arrives pas à te passer de lui
C’est trop con surtout qu’il te frappait l’abruti
A rester sur le carreau mais c’est plus fort que toi
Tu restais sous son toit
Entre les humiliations il te faisait l’amour façon résurrection
C’était Pâques à la Toussaint et Noël au balcon
Bref je l’ai toujours dans la peau
Comme un tatouage qui aurait fui entre cuir et chair
Pour me faire un sang d’encre
Un intellectuel comme on dit sobre et intelligent
Qui ne supportait pas que sa femme existe
En dehors de ses bras
Une artiste
Dehors un homme charmant
Dedans un tyran
Il a dit qu’elle était folle
Au siècle dernier il aurait pu la mettre à l’asile
Il l’a juste chassée du domicile
A la Mie de pain en dehors des PMD
C’est rien que des amours ratés
Des ravages qui t’embarquent vers des rivages improbables
De déchirures en dérives t’échoues un soir comme un cargos rouillé
Tu cries Terre mais c’est rien qu’un matelas plein de poussière
Assommé par les embruns
Tu t’endors jusqu’au matin
Il fait bien chaud à la Mie de Pain
Après c’est la routine le premier morceau de pain à St Sébastien
Les croûtes de fromage Porte Dorée
Glaneuse sur le marché de Belleville
Un litre de supérieur au Sacré Cœur
Le soir au repas du Père Lachaise
Les copains qui te racontent leur malheur
Tu le connais c’est le même que le tien
Les misères se ressemblent et s’assemblent
A la fin ça déborde ça ne rentre plus dans les valises
Toute une vie déchirée comme un vieux drap cuit par les lessives
Qui s’échappe au quatre coins de la ville insensible
Enfin je m’éclipse d’un simple clic je me télé porte au théâtre
Tous les soirs vous êtes là et je n’en reviens pas
J’oublie tout même mon amour sur les bras
Pendant ce temps Le Banquier a sorti un bric à braque des valises et s’est décoré comme un sapin de Noël, il clignote de partout
Dis moi que je suis belle mon bel allumé
Mon beau sapin roi des forêts
Le Banquier : Tu es laide mais je t’aime telle que tu es
Ah non pas d’abnégation
Juste un effort d’imagination et tu verras
Le Banquier : T’es moche et tu pues
Je ne te demande pas de dire ce que tu vois mais de m’idéaliser, c’est ça l’amour
Tu es ma Tour Eiffel Mes Champs Elysées Mon arc de Triomphe et mon soldat inconnu
Le Banquier : t’es moche et je n’arrive pas à te voir autrement
C’est que tu ne m’aimes pas
L’amour rend aveugle Et sans odorat
On ne sent même plus les coups L’amour t’anesthésie
C’est ta cocaïne ton adrénaline ton hémoglobine
Tu ressembles à un champ de blé après l’orage
Mais tu ne vois pas le saccage
Tu crois que c’est ça l’amour une chose tellement profonde que quand tu creuses tu trouves des flaques de chagrin
Le Banquier : Je suis marié et j’ai un hôtel particulier
Quitte tout retourne dans la forêt
Le Banquier : Je ne peux pas je suis connu
On s’en fout
Le Banquier : J’ai cumulé les fonctions asséché les fonds de pensions spéculé comme un dératé boursicoté comme un maniaque ruiné les hommes par milliers baisé la ménagère de moins de cinquante ans et ses amants enculé la terre par tous ses cratères
Bravo Tu pourrais au moins garder ça pour toi
Le Banquier : Tout est à moi les ronds-points inutiles les autoroutes qui tuent les supermarchés de la malbouffe les casinos de frustrés les immeubles qui cachent le ciel les médicaments qui vous rendent dingo la télé qui vous transforme en légume et même les théâtres
J’ai des îles parfumées des continents pleins de sous-sols des mines d’uranium de plutonium de lithium de linoléum
Ça ne rend pas heureux mais je m’en fiche
Le bonheur c’est pas rentable
J’ai tout et je m’en vante
A Noël je ne sais plus quoi commander
A part une orange
Mon parachute doré s’est mis en torche et je m’en torche et je me torche avec la démocratie cette vieille diarrhéique
J’ai les plus hautes fonctions les plus belles carrosseries les plus belles femmes à partir de quinze ans les plus grands hôtels particuliers les plus grands yachts mouillés dans des rades de rêve les plus grands millésimes la plus grande place de parking le plus grand le plus grand le plus grand
Petit à petit les lumières clignotent de plus en plus en faisant des petits courts-circuits.
T’enflamme pas c’est la phase maniaque
Le Banquier : Le plus grand le plus grand le plus grand
C’est pas vraiment l’endroit pour avouer toutes ces obscénités
T’as pas le beau rôle
Heureusement qu’ils dorment
Le Banquier : Le plus grand le plus grand le plus grand Manman
Il est resté coincé au stade phallique
Je vais appeler l’allumeur de réverbère
Le pompier de service entre
Tu vas nous mettre le feu
Dis-moi que je suis la plus belle
Tout pète, il disparaît dans un nuage de fumigènes
----- Entracte 4 -----
Il allait juste me sortir de mon sort
Et pof un problème EDF
Le destin tient à un fil électrique
J’espère que mes relations ne vous choquent pas
N’ayez pas peur de me le dire
Le coeur a ses raisons que la raison ne connaît point
On est dans une période de décomplexions surtout chez les nantis
Nous nos complexes on n’ose même pas en parler de peur de déranger
Un peu plus il me faisait passer dans sa télé pour que je parle de mes problèmes
Alors qu’il s’en fout
Le SAMU vient le chercher tous les soirs pour le ramener dans son palais
Moi il m’emmène au foyer où je dors dans des odeurs qui ne sont pas les miennes
Avec un estomac qui ne veut pas s’endormir parce qu’il a horreur du vide
Je récite des poèmes de Baudelaire pour me rassasier
Et la lune me fait de l’œil par la lucarne de la taule
On s’entend bien toute les deux on se connaît depuis l’enfance
Ses ricanements blafards m’ont servie de berceuse
Quand je vous disais que dix c’est pas facile à retrouver
Les deux que j’étais sur le point d’appâter m’ont littéralement pétés dans les mains
Un aboulique façon Bartleby et un maniacodépressif décomplexé
Heureusement que je vous ai
En plus vous êtes concentrés attentifs chaleureux
J’en reviens pas
Vous ne me zappez même pas
Des poètes c’est rare
Est-ce qu’il y en a un qui veut jouer à La belle et la bête
Ou plutôt Le beau et la bête
J’insiste mais j’ai pas le choix à part le RSA le RMI l’ASS le RAS les APHP la DDASS
Elle descend dans la salle choisir quelqu’un
Vous monsieur
Elle le tire de son siège. C’est un personnage très complexé et timide mais très bon chic bon genre.
Si si vous êtes beau Il faut croire en vous C’est une question de respiration diaphragmatique
Regardez les Autres ils ne sont pas mieux que vous Ils y croient c’est tout C’est ça un artiste Quelqu’un qui croit en ce qu’il fait même si il est le seul
Mr Complexé : J’aimerais mieux ne pas
N’embrouille pas tout C’est le personnage précédent qui dit ça
Mr Complexé : J’aimerais mieux ne pas monter sur la scène
Voilà qui est plus précis
Pourquoi
Mr Complexé : Je ne sais pas mon texte Je rêve toutes les nuits que j’ai un trou on est obligé de baisser le rideau
Et alors ce n’est pas pire de jouer à rideau fermé qu’à guichet fermé
Que les spectateurs soient susceptibles de nous regarder c’est encore une convention désuète S’ils nous entendent c’est déjà pas mal Dans une société où le voyeurisme et la transparence règnent Un peu d’opacité ne fait pas de mal Jouer rideau baissé peu être salutaire
Imaginez une salle de 700 places 700 paires d’yeux au pied du mur de notre opacité Je l’ai déjà dit je le sais mais nous sommes face à un problème de société crucial Maintenant n’importe qui vous scanne tout l’intérieur Mais si vous posez culotte entre deux voitures c’est attentat à la pudeur alors qu’on a juste vu l’extérieur de vos fesses
Donc je vous rassure on baissera le rideau par solidarité avec tous les scannés
Elle met son nez rouge, sort de ses valises des petits jouets volants et clignotants
Entrez cher Inclus Je vous téléporte dans le monde des Exclus vous êtes le troisième Les deux autres n’ont pas tenu le coup Ils ont été incinérés vous ne risquez pas la concurrence
Mr Complexé : Je je préfèrerais l’enterrement
Je ne suis pas Barbe Bleue J’ai dit qu’on jouait à La belle et la bête à l’envers
Mr Complexé : Je je ne vais pas y arriver
Il suffit de me dire que je suis belle C’est pas compliqué
Mr Complexé : Si
Pourquoi
Mr Complexé : Parce que c’est pas vrai
Tu ne sais pas mentir
Mr Complexé : Qu’à ma femme
Encore un homme marié qui n’envisage pas de divorcer
Qu’est-ce que tu lui dis à ta femme
Mr Complexé : Qu’elle est belle pour avoir la paix
Donc tu la rends belle Il pleut toujours où c’est mouillé
C’est bien ce que je pensais je suis dans un cercle vicieux
Personne va me le dire Je ne vaux même pas un mensonge C’est ça la misère La vérité en face On ne se fatigue même plus à te mentir
Ton mari te fout à la porte en te disant que t’es trop vieille alors que t’as le même âge que lui
Les passants se bouchent le nez alors qu’on te refoule aux bains douches
Tu te présentes pour la moitié d’un F1 on te dit qu’il y en a un mais pas pour toi
Au bureau de recrutement on dit aussi que t’es trop vieille
De revenir quand tu seras plus jeune propre bien habillée et que tu auras un domicile fixe
Tu comprends maintenant Ecoute-moi au lieu de jouer les potiches dans mon dos
Il s’est littéralement transformé en potiche
Encore un qui va finir en sapin
Tu comprends pourquoi je cherche celui qui rompra ce cercle maléfique en me disant que je suis belle
Ne te dégonfle pas
La potiche en baudruche se dégonfle
Ça sera un mariage blanc juste le temps que je remonte au-dessus du seuil de pauvreté
Dans la stricte intimité On fermera le rideau
Mr Complexé : Non (il crie)
J’ai pas la force
De quoi
Mr Complexé : De mentir
Tu préfères finir comme les autres
Mr Complexé : Je préfèrerais ne pas
On a compris que tu es cultivé
Pour agrandir ton patrimoine Je vais te téléporter dans une de mes journées Aujourd’hui c’est la journée de l’exclus
On va voir comment tu t’organises dans la mouise
Elle joue avec les valises pour figurer ses différentes stations comme un chemin de croix, elle a mis son nez rouge.
Ça c’est la station 1
Tu vas être obligé de salir ton costard le caniveau par définition si on y tombe on s’en relève difficilement
Il est très gêné de devoir prendre des positions dégradantes et de se salir
Vas-y vautre-toi dans la fange
Les pieds dans la fange et les yeux tournés vaporeusement vers le ciel (C’est du Baudelaire)
On a le droit d’être poète même les pieds dans la merde
Alors ça fait quoi d’être le cul sur une crotte de chien fumante
Ça c’est du vomi C’est pas un gros mot vomi Pus non plus
Ça c’est du pâté c’est comestible et ça c’est un tampon périodique et à côté une souris putréfiée faut pas confondre
On voit passer de ces choses à raz de bitume
Les caniveaux tels des fleuves impétueux régurgitent les alluvions obscènes des citadins incontinents
Excusez mon lyrisme mais c’est la réalité des grandes métropoles
Je te sens au bord de l’évanouissement on passe à la station 2
Mr Complexé : Je voudrais prendre une douche
Les loges sont fermées pendant le spectacle
Mr complexé : Et du Nux Vomica
C’est la journée de l’exclus aujourd’hui tu ne trouveras pas ça Juste des médicaments recyclés des denrées périmées et des fringues d’épouvantail Tu veux un nez rouge (Elle lui tend une bouteille de vin) Il suffit de picoler un peu et tu l’as pour la vie même après des cures de Flytox Un nez en fraise avec des cartes de géographie sur les ailes
Mr Complexé : Je me sens mal
C’est normal Moi c’est tous les jours de la semaine et des années
Mr Complexé : Manman
Encore un têteux je les collectionne
Mr Complexé : Je voudrais une assiette de lait
Je te préviens il n’est pas d’aujourd’hui ni même de la semaine dernière
Elle lui en trouve une dans son capharnaüm, il se met à laper comme un chat.
Mr Complexé : Ça va mieux
Ça fait du bien de relâcher son self-control
Mr Complexé : (Il se ressaisit.)
Je vous remercie je vais regagner ma place pour assister à la suite du spectacle
T’appelles ça un spectacle La déchéance sociale d’une belle femme suite à une rupture
Elle le retient.
La montée au calvaire n’est pas terminée
Troisième station Tu fais la manche sur le trottoir pour récolter le prix d’un litre de supérieur afin d’alimenter ta chaudière personnelle pour quelques heures
Vas-y tends la main
Mr Complexé : Je n’y arrive pas
Ça fait drôle la première fois de demander de l’argent C’est comme la première passe Mais après tu te demandes pourquoi tu ne l’as pas fait plus tôt
Retire le porte manteau que tu as dans le dos on y croit pas à ton calvaire Tu portes encore trop la marque de tes origines et ta maison de Neuilly sur le dos comme un escargot sorti de l’ENA
Elle le manipule, il est ridicule.
Mr Complexé : Je n’arrive pas à tendre le bras
Il nous fait une crise de tétanie C’est normal Chute de magnésium due à la malnutrition Après on s’habitue on ne sait plus de quoi on est raide L’autre jour j’ai cru que j’étais raide morte après une nuit en plein vent sur un gisant du Père Lachaise On cherche la tendresse où on peut C’est froid la pierre en hiver je reviendrai le voir aux beaux jours Il n’était pas très causant mais je me suis lovée dans ses formes il n’a pas dit non Je sentais le grain de sa pierre contre le grain de ma peau On s’est frottés Il n’a pas eu peur de mes puces de mes poux et de mes esquarres Il restait les yeux fermés impassible même dans le plaisir L’orgasme ne lui a pas tiré un seul cri
Il est très gêné par cette description.
Mr Complexé : Je ne suis pas fait pour cette vie Je n’ai pas la santé
Ne t’en fais pas Plus personne ne l’a dans la rue
Même mon beau gisant était tout gris Tu n’as pas remarqué on devient tous grisâtres
Un sang cendré coule dans nos veines On est déjà à moitié incinéré comme les méduses évaporées à marée basse On ne retrouve qu'une couronne de sels noirs autour d'un puits de sable.
Mr Complexé : (Il pousse un cri d’angoisse.) J’ai peur de mourir
Calme-toi de toute façon ça t’arrivera
Et puis au théâtre les comédiens ne meurent pas sauf Molière
Pour se changer les idées on passe à la station 4 Au Père Lachaise
(Elle sort des croix, des couronnes mortuaires, des fleurs en plastiques…)
Je les ai récupérées pour décorer mon coin à la Mie de pain
Mon épitaphe préférée c’est Je te préfère morte plutôt que dans les bras d’un autre
C’est joli non Tout le monde le pense et personne n’ose le dire
Mr Complexé : Non non je n’aime pas les cimetières
Il y a aussi celle-là A mon amour qui est parti pour toujours je ne risque plus de craindre ton retour C’est rayé Bon débarras
Mr Complexé : Je préfèrerais passer à la station suivante
La station 5 c’est la morgue je te préviens (Elle ouvre une valise remplie de tiroirs)
C’est le frigo obligatoire avant la fosse commune
Faut que quelqu’un vienne te reconnaître N’importe qui pourvu qu’on te reconnaisse même si t’es méconnaissable et plein de pus Si personne se présente tu deviens un soldat inconnu Si quelqu’un se présente on ouvre le frigo il dit oui (pas le frigo) en fermant les yeux c’est trop dégoûtant et hop t’es homologué comme mort même si on t’a pris pour un autre On va te clouer dans une boîte et te mettre dans un caveau à décomposition rapide pour que tu ne pollues pas la nappe phréatique Il y a déjà assez des cochons
Mr Complexé : Je ne me sens pas bien On peut ouvrir
C’est rien c’est l’odeur des feux follets L’exhalaison d’hydrogène sulfuré L’âme des morts si tu préfères Oui l’âme pue c’est décevant
Mr Complexé : Est-ce qu’on peut aller vers une station plus avenante
Demande au Christ s’il a fait étape dans une auberge avec piscine
Nous c’est pareil on est les crucifiés de la république Les sacrifiés sur l’hôtel de la démocratie Les liquidés à la braderie du mondialisme Les bradés aux soldes de la finance internationale Dépêche toi y a encore des affaires
Mr Complexé : Je n’ai pas pris ma carte gold
Là où je t’emmène on ne prend que la Carte Vitale et encore si t’as la CMU la SS et que tu es en fin de droits Ce qui est préférable à être en fin de vie
Mr Complexé : Je préfèrerais choisir une fin de non recevoir
Comme tu veux mais tu ne viendras pas te plaindre je fais tout ce que je peux pour te réinsérer
Mr Complexé : Merci je suis déjà très inséré Je n’aspire qu’à me desserrer Le col de chemise la cravate les porte-chaussettes la coquille pénienne ma femme le porte-monnaie Je n’en peux plus j’étouffe Y a un malaise dans la civilisation Freud a raison On nous en demande trop
Tu as de la chance Nous on nous demande rien
Mr Complexé : (Il s’échauffe de plus en plus.) Trop de pressions de suppressions d’impressions de dépressions La soupape de la cocotte minute dans laquelle bout l’agitation qui me possède va péter Tout va péter Mes nerfs le Fond Monétaire les pneus de ma CX mon couple les baudruches qui tirent les ficelles du monde le ventre de la terre Les volcans d’Auvergne se réveillent de rage J’explose je pète j’éclate je déborde je détone (De la fumée s’échappe de lui)
Doucement tu surchauffes
Le pompier de service entre avec l’extincteur
Calme-toi C’est rien tu fuis Un besoin de t’épancher
Tu verras dehors on ne te demande rien on t’ignore Aucun compte à rendre Tu ne fais rien de tes journées mais au moins c’est toi qui décide
Tu veux retourner au Père Lachaise C’est calme
Mr Complexé : Oh oui je veux bien (Il se détend.)
Tu vois tu commences à t’adapter Nos deux univers se rejoignent Chacun un pied dans la tombe
Pas de pression ici juste quelques pets de macchabées Feux follets ricochant sur les tombes à la tombée de la nuit en petit galets lumineux et sulfureux
Des chats qui jouent avec les couronnes et se font les griffes sur les stèles en lacérant les épitaphes Des grands-mères qui tricotent pour apprivoiser la mort Des amoureux qui viennent la narguer Des philosophes qui viennent l’interroger
Je m’y sens bien C’est accueillant On est au cœur du vivant L’essentiel est ici Tout le reste n’est que vanité
Mr Complexé : De temps en temps oui Mais faut pas être obligé d’y vivre
Tout de suite le regret du confort Tu va t’habituer
Mr Complexé : Ceci est une parenthèse je n’ai pas l’intention de m’y attarder
C’est ça rentre chez ta femme après un cinq à sept philosophique et surtout n’oublie pas la soupape de sécurité
Il arrange ses vêtements, sa coiffure, s’apprête à partir
Au fait Tu lui dis comment à ta femme
Mr Complexé : Comment quoi
Ben le mensonge
Mr Complexé : Ah oui Tu es belle
La femme clown se transforme aussitôt en une femme de rêve.
Ça a marché Tu m’as sortie de mon sort
Mr Complexé : Mon amour je t’attendais
Moi aussi c’est pas trop tôt
Je t’emmène au château
Et vous tous aussi
Qui m’avez soutenue pendant ces moments difficiles
Je vous rembourse votre place de théâtre
Musique.
Epilogue
Ils vécurent heureux et eurent beaucoup de joyeuses années
Rond de lumière sur leur couple qui s’éloigne de dos comme dans le happy end d’un vieux film. Ou bien ils descendent dans la salle et sortent en saluant les spectateurs. La salle reste dans le noir et la scène vide éclairée. Les spectateurs se sentent abandonnés.
Un feu de joie
On aimerait parler de Nicole Sigal peintre. De ses toiles et de ses dessins dont les lignes brouillent et tracent le mystère qu’ils affrontent. Nicole Sigal est un grand peintre, mais ce n’est pas notre sujet.
On aimerait parler de Nicole Sigal actrice. De sa façon d’être sur scène rayonnante, singulière, drôle et profonde. Nicole Sigal est une grande actrice, mais ce n’est pas notre sujet.
On aimerait parler de Nicole Sigal, romancière. De son art de démonter les certitudes et de rendre évident, d’une histoire ébouriffée à une autre, que tant de vérités partagées sont des faux-semblants. Nicole Sigal est une grande romancière mais ce n’est pas notre sujet.
Nicole Sigal auteur de théâtre, tel est le sujet cadré et exclusif, à aborder à l’occasion des deux pièces qui viennent de sortir de son encrier, Joyeuse année toute l’année et Sans lui. D’autres textes dramatiques les ont précédées : Le Grand, Man-Man Underground ou l’Enterrement du fossoyeur, Remue-ménage, Repas dominical, Sur les chemins de l’Amur, Voyage en Cauchemance, Les Enfants Arc-en-Ciel, pour ne citer que quelques titres. De telle sorte qu’on sait déjà que Nicole Sigal n’est pas un auteur inspiré par le hasard, qui aurait eu la chance d’être poussé par un vent passager et aurait fait passer son souffle court pour un début de tempête – ce sont des choses qui arrivent – mais quelqu’un qui compte, et plus que pas mal d’écrivains coulés dans la commode mode des médias.
Elle rit où cela fait mal, tandis que tant d’autres rient là où la blessure n’est pas profonde – et, de toute façon, quand le rire est digestif, la blessure, c’est celle des autres, pas la nôtre. Pas de rire digestif chez elle. Du rire qui mord à belles dents, en un temps où le comique est de plus en plus pré-mâché. Imposture de l’amour, imposture de la famille, imposture du couple. Nicole Sigal s’attaque à pas mal d’images d’Epinal de notre temps. De quoi faire trembler ceux pour qui les auteurs doivent être morts et embaumés pour qu’enfin on les aime. Et de quoi ravir ceux qui aiment le vrai théâtre au moment où il naît, perce, griffe, explose. Les pièces de Nicole Sigal sont à hurler d’effroi – selon les conventions petites-bourgeoises – et à hurler de rire – quand le spectateur laisse toute convention au vestiaire.
Joyeuse année toute l’année est une pièce qui prend tous les risques : on y parle de théâtre, de déchéance et de mort, à travers la confession d’une comédienne « tombée en désuétude ». Le spectateur ne sait plus ce qui va mal : le théâtre ou la société ? Il y a fort à parier que les deux sont liés. Cette actrice clochardisée, c’est l’art dramatique qui a perdu son masque et c’est, en même temps, notre fichue société qui multiplie les pauvres à l’ombre des paillettes en fleurs.
Il y a aussi, sans doute, dans ce théâtre d’écorchée qui met à nu notre système sanguin, quelque chose d’autobiographique, mais des vérités personnelles distordues jusqu’à l’amusement le plus libre, le plus libéré et le plus libératoire.
Au théâtre, on dialogue ou on monologue, selon les moments ou selon les textes. Les pièces de Nicole Sigal sont en même temps du dialogue et du monologue. Le public est emporté par les deux langages en même temps. C’est aussi par cette forme ambivalente que notre auteur est nouveau et moderne. Mais, alors que beaucoup de novateurs se drapent dans le sérieux de l’inédit revendiqué, l’auteur de Joyeuse année toute l’année se marre en son for intérieur. For intérieur qui débouche sous la forme de l’hilarité sur le forum extérieur de la scène. Tout le théâtre de Nicole Sigal est un feu de joie.
Gilles Costaz