J'te jure!

Sarah Granereau

Quand elle ne trouvait plus de poussière sur les meubles, alors elle pouvait se dire qu'elle allait respirer, enfin, arrêter de s'activer et prendre du temps que pour elle en lisant ces magazines qui ont tant de bons conseils à donner aux femmes pour qu'elles prennent du temps pour elles...

"Pour soi, pour soi. Du cent pour cent soie s'il vous plait!

Pour soi, pour soi. Du temps pour surseoir aux manques, poursuivre de soit disant savoirs."

Figée, roulant en elle ces sonorités. Des sons qui produisaient des mots tout à l'heure et qui avaient un sens puisqu'elle les a prononcés mais qui là, tout à coup, ne sont plus que des sons. Chiffons en main.

"Son son. Ce sont des sons. Sonnez trompettes! Bien sûr...

Comment ça se fait que des expressions ont pu traverser le temps, des siècles peut-être, comme ce "sonnez trompettes" pour arriver là, dans mon esprit, à l'instant précis? Tant d'autres l'ont dit et pensé avant moi! Comme c'est étrange, pourquoi vient-elle me rendre visite à moi précisément? D'où elle vient? Est-ce que quelqu'un est en train de le dire en même temps que moi? Oh oui ! J'aimerai tellement que quelqu'un le dise là, tout de suite, un deux trois, on y va! Sonnez trompettes! Trop beau! Des siècles et des siècles... Ca a dû commencer un jour de guerre! Tarantantan! En avant marche! Marche ou crève ! Mais au son des trompettes s'il te plaît, c'est plus gai et ça te fera oublier que tu as mal quand tu rencontres la baïonnette ennemie et félonne.

Ou alors sonnez trompettes, le messie est là, parmi nous. Zêtes obligés d'y croire alors prosternez-vous et fissa!

Il n'y a plus guère de trompettes par ici, c'est morne du coup! Il y a les sons, les sons qui tourneboulent dans ma tête.

J'ai encore rien lu, je dois m'y mettre! Quel est ce cheveu qui traîne par terre? Oh, c'est pas vrai! Je ferai mieux de me raser la tête, ça me ferait moins de travail, j't'jure!"

Sa hantise de la saleté, du désordre pouvait se traduire en mots, en phrases par tous compréhensibles... phrases banales " va ranger ta chambre! T'as pas mis trop d'eau par terre dans la salle de bain? Attention les miettes bon sang, qui sait qui balaye ici? Un peu de respect bon dieu!" Phrases tant de fois répétées à travers les temps et les pays par d'autres qu'elle...

Banales mais qui pouvait savoir, à part elle, l'angoisse qui les habitait, plus que la hantise de la saleté, il y avait la peur de voir ses efforts anéantis en quelques secondes, le sentiment de ne pas être respectée à la moindre tache, la peur de perdre le contrôle sur son domaine, sa maison, son sol, ses meubles, son linge...? La seule assurance qu'elle trouvait dans ces phrases répétées tous les jours, c'était de constater qu'elle était un être capable de communiquer, de mettre les sons en bon ordre pour exprimer ce qui chamboulait son esprit et qui l'envahissait. Il y avait là de la colère, de la peur, et oui, une certaine violence! Mais il y avait des sons pour en dire une partie de cette violence et de cette peur, des mots pour rentrer dans le droit commun en quelque sorte... Un peu d'ordre dans le bouillonnement interne pour mettre en ordre le désordre de la maison. Double efficacité.

Elle va ranger son chiffon.

***

J'ai touché son visage. Je n'aurai peut être pas dû...? Je fais souvent ce qu'il ne faut pas. C'est un malheur de vivre comme ça, personne ne peut se l'imaginer! Je n'aurai pas dû, ce n'est pas dans les convenances je pense, mais j'étais là, dans la chambre bleue aux rideaux tirés. C'était trop sombre, ça m'a fichu le bourdon. J'étais assise sur son lit, je la regardais et je l'ai touchée, juste une petite caresse.

Je n'aurai pas dû non plus me retrouver assise sur son lit, mais j'avais les mains de plus en plus moites, des taches sombres dans les yeux et des suées. Il fallait que je m'assoie, mais il n'y avait pas de chaise, pas de fauteuil, rien, que le lit, alors, plutôt que de tomber à la renverse je me suis assise sur son lit, à ses côtés. Une chambre un peu trop sobre à mon goût, sans réel confort, juste là pour qu'on puisse y dormir, pratique, toujours pratique... Mais ce que j'en dis! De toute façon, maintenant il est trop tard, la chambre restera ce qu'elle est, ce n'est pas moi qui pourrai y amener un changement.

J'étais assise, je regardais mes genoux et j'attendais de reprendre un souffle normal et une de mes mains s'est levée et est allée caresser son visage. Ca c'est passé comme ça, sans que mon cerveau ne décide de quoi que ce soit!

Sa peau était si douce! Que j'ai sursauté et vite retiré ma main. Et puis, je l'ai regardée, elle semblait si paisible, enfin en paix. Alors j'ai osé la caresser de nouveau, pour lui dire mon amour je pense, parce qu'alors, à cet instant je l'aimais et je pouvais ne pas en avoir honte puisqu'elle ne me regardait pas, elle n'était plus là à épier mon moindre faux pas!

J'étais fascinée et curieuse de cette douceur et de cette finesse de peau. Jamais avant je n'avais caressé son visage ni une quelconque autre partie de son corps, j't'jure, jamais je n'aurai osé m'y aventuré, j'aurai eu peur de la souiller, ou de lui faire mal tant je fais toujours tout de travers, c'était bien là son malheur d'ailleurs me disait-elle!

Je ne pouvais pas m'en passer aurait-on dit! Je passais deux doigts entre l'arrête du nez et la naissance de l'oreille, le long de sa joue rebondie. J'effleurais si bien que c'est moi que ça a chatouillé.

J'aurai dû avoir peur et ne pas la toucher, je sais. J'aurai dû me répéter que sa peau allait être froide et sèche comme du papier parchemin. Mais je n'avais pas peur.

***

Le whisky il le faut avec des glaçons. Sinon, le verre il est nu, presque vide, nul avec juste du liquide marronnasse. Non, avec des glaçons c'est mieux, ça amène une nouveauté ces transparences qui flottent et qu'on regarde fondre.

C'est comme quand on est voyeur et malsain et qu'on regarde des gens se disputer ou s'aimer alors qu'on devrait détourner le regard devant tant d'intimité. C'est pareil, on regarde les glaçons perdre la face petit à petit et c'est assez amusant!

Le whisky ressemble à de l'eau sale, en y rajoutant des glaçons on lui rajoute du diamant, du reflet qui l'enrichit.

Le whisky est aussi une rivière boueuse qui, lors du dégel, porte sur son dos des blocs de glace qui se sont détachés du glacier et qui poursuivent une course folle vers leur fin dans la fonte inexorable. Pour le moment tout va bien pour eux, ils sont tranquilles, insouciants, ils se laissent porter et ils ont l'impression d'être partis pour un grand et beau voyage. Mais voilà, l'eau va les faire fondre petit à petit, au fur et à mesure qu'elle descendra vers la plaine, pour le moment elle les porte mais c'est pour mieux les engloutir mon enfant...!

Niack niack! Rire sardonique de la rivière.

J'ai eu bien du temps dans ma vie pour regarder un verre de whisky et vouloir y mettre des glaçons! Deux me semble toujours le bon chiffre. Beaucoup trop de temps à regarder...

Les glaçons font de leur mieux pour ne pas disparaître trop vite et moi je fais pareil, je fais de mon mieux, ah ça oui!

Je fais comme la rivière aussi, je coule et vais là où on me dit d'aller, là où la pente me porte tout naturellement, je ne remets rien en question même quand il faut anéantir ceux qui viennent assez confiants s'écouler avec moi et que je porte gaillardement. Je fais de mon mieux avec tous ces machins qui m'envahissent.

Je fais de mon mieux mais toujours on vient m'assommer. Je fais semblant de comprendre ce qu'il se passe, j'arrive même à me persuader moi-même que je vois clair dans tout ça. Mais ce n'est qu'un jeu, je ne pige rien en fait!

Ce que je sais c'est que je suis comme la rivière, je connais mes ornières, je suis mon cours et j'obéis à la route qui s'ouvre devant moi. Je reste fidèle à ce qu'on me demande depuis que je suis né, je vis et puis voilà!

Quelques remous, quelques obstacles, rien d'irrémédiable.

Et puis ça a changé, on a commencé à me coller sur le dos des trucs trop lourds pour moi, qui se mettent en travers de moi et qui m'envahissent. Je rage et je t'enverrai tout balader dans quelque tréfonds si je savais comment faire, j't'jure! Je bouillonne, je butte, je lutte, mon courant peut être dévié, mes ornières peuvent ne plus me protéger et mes fossés peuvent déborder, mais je n'y peux rien, je suis obligé de faire avec et, oui, de faire de mon mieux!

Je continue et je pense que la force de mes habitudes aura le dessus sur tous ces obstacles, ces trahisons.

Je mets donc toujours deux glaçons dans mon whisky du soir, celui qui va bien et qui me fait suivre mon cours tranquille et qui me permet de voir chez lui les blocs d'obstacles fonde et être anéantis. Enfin!

***

Je ne peux pas la laisser dormir seule. Une lumière, une musique, une histoire, une porte entrebâillée... Je dois trouver quelque chose. Je peux trouver autre chose, encore une fois, pour tromper sa solitude.

Jusqu'à présent, c'était une histoire, puis il y a eu la veilleuse, puis la musique et encore la porte entrebâillée avec la lumière restée allumée dans le couloir pour qu'elle ait un rai de lumière dans sa chambre.

Jusqu’à présent je pouvais la laisser en étant rassurée et certaine qu’elle ne ressentirait pas la solitude. Je la savais au chaud, bien à l’abri, bien installée avec tout ce qu’il lui fallait.

C’était facile et bon.

Je n’ai jamais pu la coucher, recta, comme ça, sans rien faire au préalable. Du genre « va te coucher, tais-toi et dors! » Ca non, c’est même inimaginable pour moi, rien que d’y penser j’en ai le ventre tout retourné.

Ca ne peut pas, ça ne doit pas exister.

Et, j’t’jure, je pleure presque quand je pense à tous ces enfants qui doivent s’endormir comme ça, tous seuls, avec juste un truc qu’ils arrivent à s’inventer pour se rassurer et combattre les fantômes et les monstres! C’est si difficile, mince alors, pourquoi infliger ça aux enfants? Pour leur forger le caractère? Allons donc! Faites-moi bien rire! Ce genre de coucher ça ne forge rien, si ce n’est de sérieuses névroses par la suite, faut me croire, j’en connais un rayon sur la solitude et ce que ça donne des années après!

Faut bien me croire alors quand je dis que là je dois trouver un nouveau truc pour la protéger contre la peur du noir et du sommeil qui ressemble à la mort, hein, après tout, ça se comprend que ces petits bouts aient si peur! Nous, on s’endort, comme ça, sans même y penser, mais c’est parce qu’on a pu vérifier moult fois qu’après on se réveille et que le monde est presque identique à ce qu’il était avant qu'on ne dorme, les gens qu’on aime et dont on espère être aimés, continuent à vivre pendant notre sommeil et nous retrouvent au réveil?

Nous, on a pu vérifier tout ça au fil du temps, mais eux, ces petits bouts, ils ne savent pas tout ça encore, et ils ont sacrément raison d’avoir peur, c’est trop bizarre le sommeil.

Et les rêves, ça a de quoi effrayer aussi! Nous, on sait que c'est un rêve et que ça n’a pas d’incidences sur la vraie vie, mais eux, comment peuvent-ils être sûrs s’il n’y a personne pour les aider à comprendre et à mettre des mots dessus, comment comprendre que le cauchemar s’évanouit dès qu’on se réveille et que non le monstre ne t’a pas mangé la main pour de vrai, regarde, elle est toujours là ta main!

Et puis le rêve agréable où tu manges tout ton saoul et où tu es heureux, ben lui aussi il n’est pas réel, pas pour de vrai, la vraie vie est bien différente!

Eux, ils ne savent pas encore que les rêves c’est pas dangereux et que même ça peut être un sujet de conversation drôle. Pour eux c’est sûr, la réalité risque d’être sans queue ni tête, tout peut être extrêmement bizarre comme dans les rêves. Et ça, ça fait peur alors mieux vaudrait ne pas s’endormir, ça se comprend!

En tout cas, moi je le comprends et ma petite là elle a des monstres sous le lit malgré la veilleuse, le rai de lumière par la porte entrebâillée, la musique et les doudous. Malgré tout le monstre continue à la narguer. Alors je dois trouver quelque chose!

Bon, je l’ai déjà chassé ce monstre, j’ai déjà passé pas mal de temps dans la chambre à le traquer et à lui faire peur pour qu’il sorte de la chambre. Ca a marché un temps mais il s’est habitué à moi.

J’avoue que je ne sais pas quoi faire. Bien sûr la petite, finaude, trouve que je devrai rester avec elle jusqu’à ce qu'elle s’endorme, mais là je n’ai vraiment pas envie d’être obligée de rester plantée là pendant des heures. Parce qu’après, quand elle se réveillera, le monstre sera peut-être revenu et moi je serai sortie, elle criera alors pour que je revienne.

Non, le monstre ne doit pas être chassé par ma présence seule, ça ne nous mènera nulle part, c’est sûr!

Ben tu sais quoi!? Je vais lui fabriquer une arme chasse-monstre et elle le mettra sous son oreiller, comme ça elle pourra l’abattre et le combattre toute seule, comme une grande.

***

Signaler ce texte