Jus

Emmanuel Bouchet

                  Jus de citrouille

 

                                                            

              Ce matin-là du trente et un octobre il faisait un froid de canard. La neige recouvrait déjà les montagnes du Minnesota d’un manteau blanchâtre aussi nébuleux que la barbe d’un prophète. Je pénétrais chez le docteur Black Edward Sammy avec mon gros pétard à la main. Il n’y avait personne à l’intérieur du cabinet en dehors du docteur et de sa secrétaire, ce qui arrangeait bien les choses car j’avais prévu de tuer tout le monde. Non pas que je sois impatient d’envoyer les gens en enfer, mais je n’ai pas pour habitude de laisser derrière moi de témoin vivant. La seule fois où je me suis ramolli, je m’en suis mordu les doigts jusqu’au sang, parce qu’ensuite ça a tourné au vrai cauchemar : J’ai passé quinze ans de mes plus belles années à croupir dans une cellule plus sombre que la nuit. Quinze ans avec les puces et les tiques les mieux nourries de la planète. Quelque chose qui vous fait froid dans le dos rien que d’y penser.

Et puis un jour, on est venu me dire que j’étais libre. Libre comme l’air. Le directeur du pénitencier en personne m’a raccompagné, accompagné de trois gardiens et m’a serré la pogne devant la porte de l’établissement. Parce que je m’étais tenu sage pendant toutes ces années. J’étais même devenu un détenu modèle. Un exemple quoi. Le dirlo m’a félicité sur mes capacités à me reconstruire après ce que dont j’avais été capable, « grâce à Dieu » a-t-il conclu. Il s’est signé et je me suis signé également pour ne pas écoper d’une semaine de rallonge. Finalement la société avait eu raison de moi. De loup, j’étais devenu un agneau. Un agneau de Dieu. Et toutes ces conneries sur la rédemption divine qu’on nous a fait avaler en cabane. Ça vous change un homme, y paraît. Au bout du tunnel, pourtant, j’ai bien l’impression que tout est resté en place. Comme si les sermons du pasteur avaient profités de ma sortie pour prendre l’air, eux aussi.

À l’âge de trente-cinq ans, Billy Boy fut libéré après avoir purgé la totalité de sa peine, moins trois ans pour conduite exemplaire et aussi parce qu’on a jamais eu de preuves. Billy Boy c’est mon petit nom. Celui que je me suis choisi. L’autre, je l’ai fait cramer avec un bidon d’essence, comme mes vieux, mes deux sœurs, mon frangin tout juste capable de marcher. Quel bûcher mes amis ! Il faisait beau, il faisait sec ! Tellement sec ! J’ai pas fait dans la dentelle, je dois avouer, la dentelle c’est pas mon truc. Mais j’ai jamais craché le morceau. Heureusement, sinon ces cons du pénitencier m’auraient choyés encore pendant un siècle. Au moment de les quitter, ils m’ont rendus mes effets personnels, c’est-à-dire une chemise tâchée, un pantalon mité et ma vieille paire de baskets. L’intégralité du fric que j’avais réussis à tirer avant d’allumer le bidon. Pas bézef : Quarante dollars et vingt-huit cents.

Je n’ai pas éprouvé de joie particulière à retrouver les blanches collines de mon pays, ni d’apercevoir autour de ma personne les gens parfaitement libres. Il faisait un froid mortel mais le ciel était encore bleu. À la vue d’un parc, j’ai eus envie d’aller pisser. Arroser un arbre la queue au frais, c’était la plus belle preuve de ma liberté. Après, je me suis sentit plus léger. Il y avait une ambiance de carnaval dans les rues. Les poteaux électriques étaient enguirlandés, un peu comme à noël, sauf qu’il y avait des citrouilles un peu partout. Je me suis offert une flasque de whisky avec mon petit pécule. En taule, l’alcool est cher et très dilué. Alors vous pensez, il m’est vite monté à la tête ! Quand l’autocar de Minneapolis m’est passé devant, je l’ai suivi du regard. Dedans, j’ai vu des mômes. Pleins de lardons qui rigolaient. J’ai bien eu l’impression qu’ils se moquaient de moi. Je dois avoir une drôle de tête après toutes ces années. J’ai attendu le bus suivant et j’ai même payé mon ticket. Pas question de louper ma sortie. Le voyage en autocar jusqu’à Minneapolis a duré une bonne heure, à cause de la circulation qui n’en finissait pas. Il était encore tôt, mais déjà une marée de gens allait bosser ! Le terminus était bondé d’inconnus attendant leur correspondance comme des veaux vont à l’abattoir. Avec tout ce monde, j’ai senti que la présence de Dieu n’était plus qu’un songe. Lui aussi avait fait ses bagages. J’ai eu des envies qui me sont passées par la tête. De chouettes envies. Juste pour voir l’effet que ça produit de revenir aux sources. Mais j’ai changé d’avis. C’était encore trop tôt. Les toilettes ne puaient pas, j’en ai profité pour m’installer confortablement sur la lucarne et visualiser la prochaine étape. Après tout irait très vite. Et rien ne pourrait m’arrêter. Ensuite, j’ai quitté la fourmilière et vagabondé un moment dans les belles avenues décorées du centre-ville. Halloween se préparait. Au bout d’un moment, je me suis retrouvé exactement où il me plaisait d’être : Dans des ruelles étroites où la présence des bipèdes affairés se faisait plus rare. Et pour cause, un vent glacial sifflait entre les vieux bâtiments de ce coupe-gorge. Rien n’avait changé, sauf peut-être la crasse qui était juste un peu plus visible qu’avant.

Je l’ai entendu chanter. Une voix claire et douce qui me plaisait. Elle venait de derrière la palissade en bois donnant sur la cour arrière d’un petit immeuble. J’ai dû me mettre sur la pointe des pieds pour voir l’artiste. La femme avait dans la quarantaine, plutôt potelée. Elle chantonnait un air Cubain et de la buée sortait de sa bouche. J’aime bien voir la buée sortir de la bouche des gens. J’ai remarqué également qu’elle avait quelques kilos en trop à cause de la tenue légère qu’elle portait, mais moi j’aime bien les femmes potelées. Je suis maigre comme un clou, alors vous pensez. Elle était pressée de retirer son linge de l’étendoir. J’ai décidé de pas perdre une minute. L’entrée de l’immeuble était ouverte mais son appartement était fermé. Vu que j’ai plus d’un tour dans mon sac, je n’ai eus aucun mal à rendre inoffensif le verrou. À l’intérieur, il faisait bon comme à la campagne. Une odeur de sauce provenait de la cuisine. J’ai traversé son joli appartement. Devant l’accès à la cour, j’ai attendu tranquillement au chaud que la ménagère en ait terminé avec ses pinces à linge. Quand elle est revenue, l’air froid s’est engouffré dans le logement. Je l’ai ceinturé aussitôt et fixé contre le mur. Sa bassine d’habit s’est répandue sur le plancher. Elle se débattait, essayait de m’envoyer ses genoux dans les parties, mais je ne suis pas complètement fada au point de la laisser en faire de la gelée. Je lui ai balancé un uppercut dans le foie et tapé l’arrière de la tête contre le mur. Elle s’est aussitôt calmée et a arrêté de geindre et de me frapper. Elle sentait rudement bon la lessive. J’ai fermé les yeux un instant, laissant les douces effluves de poudre à laver me chatouiller les narines. J’ai repensé à ma mère, aux vertes collines, au printemps…des lumières fusaient dans ma tête. Les lumières de l’incendie… j’ai déchiré sa robe. Dessous, elle était à poil. Sa poitrine lourde, flasque était blanche comme du lait. Je les ai tétés. Ses seins. L’un après l’autre. C’était vraiment le pied. Voilà quinze ans que j’avais pas tété un sein ! J’en ai tété des centaines, pourtant, mais dans ma tête ! En vrai, pas moyen ! Ma victime tremblait. Ses yeux étaient humides de larmes. Je lui ai soufflé de ne pas crier. J’étais plein de sève et ce moment ressemblait diablement à la matérialisation de mes fantasmes. L’odeur de lessive, c’était comme revivre. Cela me purifiait. Une vraie aubaine que de tomber sur cette fille juste après ma sortie de prison ! Toutefois, j’avais pas la moindre intention de bâcler mon affaire. Je lui ai demandé où on pourrait trouver un plumard acceptable. Elle m’a conduit direct dans sa piaule. Le lit était grand, ça faisait du bien de voir tout cet espace propre s’étaler devant soi. Le matelas était moelleux, la fille s’est coulée dedans. J’ai quitté mon fut, et je l’ai rejointe. 

Pendant que je la lutinais je lui ai demandé : « Rody, ce fils de pute, quand rentre-t-il ? ». La femme ouvrait grand ses yeux comme si la terre tremblait. Elle bafouillait : « Ro…Rody ? Mais pou…pourquoi… ? ». Je me suis arrêté un petit moment. J’avais besoin de rassembler mes pensées. En cabane j’avais du temps, rien que ça, du temps et encore du temps, mais dehors tout allait si vite… Finalement, je lui ai serré le cou et j’ai continué de la besogner. « Ce fils de chacal mérite que je lui dise deux mots… ». Elle étouffait un peu, aussi elle bégayait : « Il sera là bientôt… avec Rody on sait ja… ».

Toutes ces émotions m’avaient donné soif. Le bonheur d’être libre, c’est de baiser et boire quand on veut, à toutes heures. Y’a qu’à se servir. Le monde libre est comme un jardin d’Eden à ciel ouvert. Toute la maison sentait le bois résineux et la cire encaustique. La femme devait être une sacrément bonne ménagère. Au salon, j’ai trouvé du Bourbon. J’ai emmené la bouteille dans la chambre et je l’ai bue allongé sur le lit, en compagnie de la morte.  

Ensuite, j’ai sombré dans un sommeil profond. Ça me fait le coup chaque fois que je fais passer de vie à trépas quelqu’un. Ça c’est encore un truc que j’ai oublié en prison. Quand j’ai rouvert les paupières, la vue du corps refroidit à côté de moi m’a rappelé que j’avais du pain sur la planche. Dans la cuisine, j’ai bouffé comme quatre, puis je me suis emparé d’un couteau à désosser, un truc immense à la lame effilée. J’ai testé le tranchant. Cet outil ferait parfaitement l’affaire. Je me suis callé au fond d’un des fauteuils du salon et j’ai commencé à nettoyer le dessous de mes ongles trop long et remplis de crasse. Dehors, le ciel devenait de plus en plus opaque et quelques flocons albinos dansaient en se tortillant comme des possédés au grès des rafales.

Quand Rody s’est pointé, avec son chapeau débile de cow-boy, j’ai reluqué son ombre déformée glissant sur les pans du couloir. J’ai aussitôt reconnu sa face de rat, longue et mince. Il a quémandé sa douce et c’est à ce moment que j’ai appris qu’elle se prénommait Marise.  Mais Marise avait rejoint le paradis dans le plus simple appareil. Des fois qu’ils manquent de distractions là-haut… « T’es par-là ma puce ? », a rajouté le visiteur en sortant un énorme feu comme s’il avait flairé quelque chose. Vu que j’étais tout prêt de lui, dans la pénombre, j’ai reconnu à coup sûr l’arme : Un Ruger Redhawk ; C’était bien celle que cet enfant de pute m’avait dérobée avant de me balancer aux forces de l’ordre. Il y a si longtemps…

Je pouvais pas m’empêcher de jouir de cet instant sublime parce que je l’avais maintes fois imaginé en cellule. Je lui ai tranché la carotide juste au moment où il a pénétré dans le salon. Ça n’a pas fait un pli. Le pauvre vieux était raide avant de toucher le sol. Tout ça parce qu’il s’est agrippé à son buffet pendant que son sang giclait et dégueulassait le salon. Ensuite, j’ai récupéré mon feu et je suis sorti dans la ruelle maintenant couverte d’un linceul neigeux. L’air vif du ciel était plus blanc que le blanc de l’œil de Rody. J’ai aussitôt remarqué une Chevrolet des années 80, garée sur le trottoir. C’était comme un signe. J’affectionne les Chevrolet de cette époque parce qu’on peut les fracturer sans problèmes et que du point de vue de la conduite, c’est un engin lourd et bien équilibré.

Ensuite, j’ai pas gaspillé mon temps. La vie est courte, il parait… Après avoir passé l’agglomération, j’ai écrasé le pied au plancher. J’aurais peut-être pas dû. Parce qu’avec la brume, la neige, le verglas j’ai assez vite pris conscience que c’était une mauvaise idée. Dans un virage j’ai percuté une petite voiture bondée de jeunes fêtards déguisés en zombies qui arrivaient en sens inverse. La Chevrolet a pas fait de quartier. Moi, j’ai finis ma course le nez dans la poudreuse, mais à côté, ils étaient tous refroidis. Pauvres diables ! Je me suis éloigné en boitant, car j’avais un bout de ferraille planté dans la cuisse. La tempête s’est levée. J’ai marché, marché…

Jusqu’à maintenant.

Le cabinet du docteur est ouvert : Je pousse la lourde sans sonner, le pétard à la main. La secrétaire lime ses griffes de panthères derrière l’accueil. Aussitôt j’appuie sur la détente. La détonation résonne dans tout le hall d’accueil. La fille s’affaisse, seulement blessée à la tempe. Je manque décidemment d’entrainement. Sa jupe est retroussée sur de longues jambes belles à croquer. J’avance le canon de ma pétoire devant la porte des plaisirs de la fille. J’arme le chien. Mais au moment d’expédier la demoiselle au paradis, je sens qu’on me pose le canon d’un fusil contre la nuque. Le froid de l’acier me commande de retirer mon arme du petit buisson où il s’est égaré…

Le docteur en personne me tient en joue avec un fusil de chasse. Tout indique que le praticien sait manier son engin et en a déjà fait usage. Dans ce pays, la possession d’une arme à feu pour se défendre est une sorte de principe acquis. Il faudrait du reste, être le pire des hippies sans cervelle pour se balader à poil sans craindre pour sa peau.  

À cet instant précis, j’ai une idée du tonnerre : Je repositionne aussitôt mon Ruger redhawk au chaud, entre les ravissantes cuisses de la dactylo évanouie. C’est quitte ou double : Si le doc aime sa secrétaire, et comme je le crois, il se la tape entre deux consultes, il va éviter de dégueulasser son hall d’accueil tout propre avec ma cervelle. S’il lâche la purée, j’aurais probablement le temps de presser la détente. La souris y passera sûrement, et au cas peu probable où elle y survit quand même, il y a des chances pour qu’elle n’ait plus envie de se taper la moindre queue, même microscopique. Le doc n’aura donc qu’à s’en prendre à lui-même. Mais j’ai vu tout faux : Le médecin enfonce sa pétoire, cette fois contre mon ouïe. Il ouvre sa bouche, comme pour me dire un truc, mais finalement se tait. Je constate alors qu’il refoule du goulot. Le salaud doit manger du caribou à toutes les sauces. Vilain présage toute cette puanteur : Le doc est nerveux.

Un vrombissement attire alors mon attention. Finalement, Dieu n’a peut-être pas perdu tout espoir avec moi : Une grosse mouche verte attirée par les effluves, s’invite sur le pif du doc. L’odeur de ses entrailles n’a pas assommé tout le monde. Il commet dès lors une petite erreur : Il détourne une seconde son attention pour chasser l’emmerdeuse. J’hésite pas : J’envoie quatre dragées dans le bonhomme, par en dessous. Deux dans le reproducteur et une paire dans la mangeoire. Au hasard, mais le résultat est étonnant : Les pieds du doc décollent de terre, son corps tout entier s’envole, avant de retomber en piqué, tête la première. Enfin, ce qu’il en reste.

« En plein dans la citrouille ! », je me dis, et voyant la secrétaire ouvrir ses beaux yeux de panthère : « le carnaval ne fais que commencer ! »...

                               Jus de citrouille

 

                                                            

              Ce matin-là du trente et un octobre il faisait un froid de canard. La neige recouvrait déjà les montagnes du Minnesota d’un manteau blanchâtre aussi nébuleux que la barbe d’un prophète. Je pénétrais chez le docteur Black Edward Sammy avec mon gros pétard à la main. Il n’y avait personne à l’intérieur du cabinet en dehors du docteur et de sa secrétaire, ce qui arrangeait bien les choses car j’avais prévu de tuer tout le monde. Non pas que je sois impatient d’envoyer les gens en enfer, mais je n’ai pas pour habitude de laisser derrière moi de témoin vivant. La seule fois où je me suis ramolli, je m’en suis mordu les doigts jusqu’au sang, parce qu’ensuite ça a tourné au vrai cauchemar : J’ai passé quinze ans de mes plus belles années à croupir dans une cellule plus sombre que la nuit. Quinze ans avec les puces et les tiques les mieux nourries de la planète. Quelque chose qui vous fait froid dans le dos rien que d’y penser.

Et puis un jour, on est venu me dire que j’étais libre. Libre comme l’air. Le directeur du pénitencier en personne m’a raccompagné, accompagné de trois gardiens et m’a serré la pogne devant la porte de l’établissement. Parce que je m’étais tenu sage pendant toutes ces années. J’étais même devenu un détenu modèle. Un exemple quoi. Le dirlo m’a félicité sur mes capacités à me reconstruire après ce que dont j’avais été capable, « grâce à Dieu » a-t-il conclu. Il s’est signé et je me suis signé également pour ne pas écoper d’une semaine de rallonge. Finalement la société avait eu raison de moi. De loup, j’étais devenu un agneau. Un agneau de Dieu. Et toutes ces conneries sur la rédemption divine qu’on nous a fait avaler en cabane. Ça vous change un homme, y paraît. Au bout du tunnel, pourtant, j’ai bien l’impression que tout est resté en place. Comme si les sermons du pasteur avaient profités de ma sortie pour prendre l’air, eux aussi.

À l’âge de trente-cinq ans, Billy Boy fut libéré après avoir purgé la totalité de sa peine, moins trois ans pour conduite exemplaire et aussi parce qu’on a jamais eu de preuves. Billy Boy c’est mon petit nom. Celui que je me suis choisi. L’autre, je l’ai fait cramer avec un bidon d’essence, comme mes vieux, mes deux sœurs, mon frangin tout juste capable de marcher. Quel bûcher mes amis ! Il faisait beau, il faisait sec ! Tellement sec ! J’ai pas fait dans la dentelle, je dois avouer, la dentelle c’est pas mon truc. Mais j’ai jamais craché le morceau. Heureusement, sinon ces cons du pénitencier m’auraient choyés encore pendant un siècle. Au moment de les quitter, ils m’ont rendus mes effets personnels, c’est-à-dire une chemise tâchée, un pantalon mité et ma vieille paire de baskets. L’intégralité du fric que j’avais réussis à tirer avant d’allumer le bidon. Pas bézef : Quarante dollars et vingt-huit cents.

Je n’ai pas éprouvé de joie particulière à retrouver les blanches collines de mon pays, ni d’apercevoir autour de ma personne les gens parfaitement libres. Il faisait un froid mortel mais le ciel était encore bleu. À la vue d’un parc, j’ai eus envie d’aller pisser. Arroser un arbre la queue au frais, c’était la plus belle preuve de ma liberté. Après, je me suis sentit plus léger. Il y avait une ambiance de carnaval dans les rues. Les poteaux électriques étaient enguirlandés, un peu comme à noël, sauf qu’il y avait des citrouilles un peu partout. Je me suis offert une flasque de whisky avec mon petit pécule. En taule, l’alcool est cher et très dilué. Alors vous pensez, il m’est vite monté à la tête ! Quand l’autocar de Minneapolis m’est passé devant, je l’ai suivi du regard. Dedans, j’ai vu des mômes. Pleins de lardons qui rigolaient. J’ai bien eu l’impression qu’ils se moquaient de moi. Je dois avoir une drôle de tête après toutes ces années. J’ai attendu le bus suivant et j’ai même payé mon ticket. Pas question de louper ma sortie. Le voyage en autocar jusqu’à Minneapolis a duré une bonne heure, à cause de la circulation qui n’en finissait pas. Il était encore tôt, mais déjà une marée de gens allait bosser ! Le terminus était bondé d’inconnus attendant leur correspondance comme des veaux vont à l’abattoir. Avec tout ce monde, j’ai senti que la présence de Dieu n’était plus qu’un songe. Lui aussi avait fait ses bagages. J’ai eu des envies qui me sont passées par la tête. De chouettes envies. Juste pour voir l’effet que ça produit de revenir aux sources. Mais j’ai changé d’avis. C’était encore trop tôt. Les toilettes ne puaient pas, j’en ai profité pour m’installer confortablement sur la lucarne et visualiser la prochaine étape. Après tout irait très vite. Et rien ne pourrait m’arrêter. Ensuite, j’ai quitté la fourmilière et vagabondé un moment dans les belles avenues décorées du centre-ville. Halloween se préparait. Au bout d’un moment, je me suis retrouvé exactement où il me plaisait d’être : Dans des ruelles étroites où la présence des bipèdes affairés se faisait plus rare. Et pour cause, un vent glacial sifflait entre les vieux bâtiments de ce coupe-gorge. Rien n’avait changé, sauf peut-être la crasse qui était juste un peu plus visible qu’avant.

Je l’ai entendu chanter. Une voix claire et douce qui me plaisait. Elle venait de derrière la palissade en bois donnant sur la cour arrière d’un petit immeuble. J’ai dû me mettre sur la pointe des pieds pour voir l’artiste. La femme avait dans la quarantaine, plutôt potelée. Elle chantonnait un air Cubain et de la buée sortait de sa bouche. J’aime bien voir la buée sortir de la bouche des gens. J’ai remarqué également qu’elle avait quelques kilos en trop à cause de la tenue légère qu’elle portait, mais moi j’aime bien les femmes potelées. Je suis maigre comme un clou, alors vous pensez. Elle était pressée de retirer son linge de l’étendoir. J’ai décidé de pas perdre une minute. L’entrée de l’immeuble était ouverte mais son appartement était fermé. Vu que j’ai plus d’un tour dans mon sac, je n’ai eus aucun mal à rendre inoffensif le verrou. À l’intérieur, il faisait bon comme à la campagne. Une odeur de sauce provenait de la cuisine. J’ai traversé son joli appartement. Devant l’accès à la cour, j’ai attendu tranquillement au chaud que la ménagère en ait terminé avec ses pinces à linge. Quand elle est revenue, l’air froid s’est engouffré dans le logement. Je l’ai ceinturé aussitôt et fixé contre le mur. Sa bassine d’habit s’est répandue sur le plancher. Elle se débattait, essayait de m’envoyer ses genoux dans les parties, mais je ne suis pas complètement fada au point de la laisser en faire de la gelée. Je lui ai balancé un uppercut dans le foie et tapé l’arrière de la tête contre le mur. Elle s’est aussitôt calmée et a arrêté de geindre et de me frapper. Elle sentait rudement bon la lessive. J’ai fermé les yeux un instant, laissant les douces effluves de poudre à laver me chatouiller les narines. J’ai repensé à ma mère, aux vertes collines, au printemps…des lumières fusaient dans ma tête. Les lumières de l’incendie… j’ai déchiré sa robe. Dessous, elle était à poil. Sa poitrine lourde, flasque était blanche comme du lait. Je les ai tétés. Ses seins. L’un après l’autre. C’était vraiment le pied. Voilà quinze ans que j’avais pas tété un sein ! J’en ai tété des centaines, pourtant, mais dans ma tête ! En vrai, pas moyen ! Ma victime tremblait. Ses yeux étaient humides de larmes. Je lui ai soufflé de ne pas crier. J’étais plein de sève et ce moment ressemblait diablement à la matérialisation de mes fantasmes. L’odeur de lessive, c’était comme revivre. Cela me purifiait. Une vraie aubaine que de tomber sur cette fille juste après ma sortie de prison ! Toutefois, j’avais pas la moindre intention de bâcler mon affaire. Je lui ai demandé où on pourrait trouver un plumard acceptable. Elle m’a conduit direct dans sa piaule. Le lit était grand, ça faisait du bien de voir tout cet espace propre s’étaler devant soi. Le matelas était moelleux, la fille s’est coulée dedans. J’ai quitté mon fut, et je l’ai rejointe. 

Pendant que je la lutinais je lui ai demandé : « Rody, ce fils de pute, quand rentre-t-il ? ». La femme ouvrait grand ses yeux comme si la terre tremblait. Elle bafouillait : « Ro…Rody ? Mais pou…pourquoi… ? ». Je me suis arrêté un petit moment. J’avais besoin de rassembler mes pensées. En cabane j’avais du temps, rien que ça, du temps et encore du temps, mais dehors tout allait si vite… Finalement, je lui ai serré le cou et j’ai continué de la besogner. « Ce fils de chacal mérite que je lui dise deux mots… ». Elle étouffait un peu, aussi elle bégayait : « Il sera là bientôt… avec Rody on sait ja… ».

Toutes ces émotions m’avaient donné soif. Le bonheur d’être libre, c’est de baiser et boire quand on veut, à toutes heures. Y’a qu’à se servir. Le monde libre est comme un jardin d’Eden à ciel ouvert. Toute la maison sentait le bois résineux et la cire encaustique. La femme devait être une sacrément bonne ménagère. Au salon, j’ai trouvé du Bourbon. J’ai emmené la bouteille dans la chambre et je l’ai bue allongé sur le lit, en compagnie de la morte.  

Ensuite, j’ai sombré dans un sommeil profond. Ça me fait le coup chaque fois que je fais passer de vie à trépas quelqu’un. Ça c’est encore un truc que j’ai oublié en prison. Quand j’ai rouvert les paupières, la vue du corps refroidit à côté de moi m’a rappelé que j’avais du pain sur la planche. Dans la cuisine, j’ai bouffé comme quatre, puis je me suis emparé d’un couteau à désosser, un truc immense à la lame effilée. J’ai testé le tranchant. Cet outil ferait parfaitement l’affaire. Je me suis callé au fond d’un des fauteuils du salon et j’ai commencé à nettoyer le dessous de mes ongles trop long et remplis de crasse. Dehors, le ciel devenait de plus en plus opaque et quelques flocons albinos dansaient en se tortillant comme des possédés au grès des rafales.

Quand Rody s’est pointé, avec son chapeau débile de cow-boy, j’ai reluqué son ombre déformée glissant sur les pans du couloir. J’ai aussitôt reconnu sa face de rat, longue et mince. Il a quémandé sa douce et c’est à ce moment que j’ai appris qu’elle se prénommait Marise.  Mais Marise avait rejoint le paradis dans le plus simple appareil. Des fois qu’ils manquent de distractions là-haut… « T’es par-là ma puce ? », a rajouté le visiteur en sortant un énorme feu comme s’il avait flairé quelque chose. Vu que j’étais tout prêt de lui, dans la pénombre, j’ai reconnu à coup sûr l’arme : Un Ruger Redhawk ; C’était bien celle que cet enfant de pute m’avait dérobée avant de me balancer aux forces de l’ordre. Il y a si longtemps…

Je pouvais pas m’empêcher de jouir de cet instant sublime parce que je l’avais maintes fois imaginé en cellule. Je lui ai tranché la carotide juste au moment où il a pénétré dans le salon. Ça n’a pas fait un pli. Le pauvre vieux était raide avant de toucher le sol. Tout ça parce qu’il s’est agrippé à son buffet pendant que son sang giclait et dégueulassait le salon. Ensuite, j’ai récupéré mon feu et je suis sorti dans la ruelle maintenant couverte d’un linceul neigeux. L’air vif du ciel était plus blanc que le blanc de l’œil de Rody. J’ai aussitôt remarqué une Chevrolet des années 80, garée sur le trottoir. C’était comme un signe. J’affectionne les Chevrolet de cette époque parce qu’on peut les fracturer sans problèmes et que du point de vue de la conduite, c’est un engin lourd et bien équilibré.

Ensuite, j’ai pas gaspillé mon temps. La vie est courte, il parait… Après avoir passé l’agglomération, j’ai écrasé le pied au plancher. J’aurais peut-être pas dû. Parce qu’avec la brume, la neige, le verglas j’ai assez vite pris conscience que c’était une mauvaise idée. Dans un virage j’ai percuté une petite voiture bondée de jeunes fêtards déguisés en zombies qui arrivaient en sens inverse. La Chevrolet a pas fait de quartier. Moi, j’ai finis ma course le nez dans la poudreuse, mais à côté, ils étaient tous refroidis. Pauvres diables ! Je me suis éloigné en boitant, car j’avais un bout de ferraille planté dans la cuisse. La tempête s’est levée. J’ai marché, marché…

Jusqu’à maintenant.

Le cabinet du docteur est ouvert : Je pousse la lourde sans sonner, le pétard à la main. La secrétaire lime ses griffes de panthères derrière l’accueil. Aussitôt j’appuie sur la détente. La détonation résonne dans tout le hall d’accueil. La fille s’affaisse, seulement blessée à la tempe. Je manque décidemment d’entrainement. Sa jupe est retroussée sur de longues jambes belles à croquer. J’avance le canon de ma pétoire devant la porte des plaisirs de la fille. J’arme le chien. Mais au moment d’expédier la demoiselle au paradis, je sens qu’on me pose le canon d’un fusil contre la nuque. Le froid de l’acier me commande de retirer mon arme du petit buisson où il s’est égaré…

Le docteur en personne me tient en joue avec un fusil de chasse. Tout indique que le praticien sait manier son engin et en a déjà fait usage. Dans ce pays, la possession d’une arme à feu pour se défendre est une sorte de principe acquis. Il faudrait du reste, être le pire des hippies sans cervelle pour se balader à poil sans craindre pour sa peau.  

À cet instant précis, j’ai une idée du tonnerre : Je repositionne aussitôt mon Ruger redhawk au chaud, entre les ravissantes cuisses de la dactylo évanouie. C’est quitte ou double : Si le doc aime sa secrétaire, et comme je le crois, il se la tape entre deux consultes, il va éviter de dégueulasser son hall d’accueil tout propre avec ma cervelle. S’il lâche la purée, j’aurais probablement le temps de presser la détente. La souris y passera sûrement, et au cas peu probable où elle y survit quand même, il y a des chances pour qu’elle n’ait plus envie de se taper la moindre queue, même microscopique. Le doc n’aura donc qu’à s’en prendre à lui-même. Mais j’ai vu tout faux : Le médecin enfonce sa pétoire, cette fois contre mon ouïe. Il ouvre sa bouche, comme pour me dire un truc, mais finalement se tait. Je constate alors qu’il refoule du goulot. Le salaud doit manger du caribou à toutes les sauces. Vilain présage toute cette puanteur : Le doc est nerveux.

Un vrombissement attire alors mon attention. Finalement, Dieu n’a peut-être pas perdu tout espoir avec moi : Une grosse mouche verte attirée par les effluves, s’invite sur le pif du doc. L’odeur de ses entrailles n’a pas assommé tout le monde. Il commet dès lors une petite erreur : Il détourne une seconde son attention pour chasser l’emmerdeuse. J’hésite pas : J’envoie quatre dragées dans le bonhomme, par en dessous. Deux dans le reproducteur et une paire dans la mangeoire. Au hasard, mais le résultat est étonnant : Les pieds du doc décollent de terre, son corps tout entier s’envole, avant de retomber en piqué, tête la première. Enfin, ce qu’il en reste.

« En plein dans la citrouille ! », je me dis, et voyant la secrétaire ouvrir ses beaux yeux de panthère : « le carnaval ne fais que commencer ! »...

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