Avant que la lumière ne vienne tout brûler

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A combien d’autres c’est arrivé ?

 La buée emplissait la salle de bain blanche d’étudiante d’Elise.  Elle était nue sous sa douche, au milieu des vapeurs d’eau, du sang ruisselant entre ses jambes dans un mélange de plus en plus opaque avec la flaque qui stagnait sous ses pieds. Elle sentit une douleur au bas-ventre, comme un poing qu’on lui enfoncerait profondément, une force vive, brute et animale, capable de mettre n’importe qui K.O., une main si féroce capable de traverser la chair, et pressant entre ses doigts ses intestins pour les faire éclater. Elle vacilla, ses doigts essayant de s’accrocher en vain au mur humide, l’autre au rideau de douche qu’elle arracha sèchement avant de se retrouver un genou au sol, baigné dans une flaque d’un rouge dense et épais. La main ne cessait de s’enfoncer de plus en plus profondément, et son souffle se fit de plus en plus court. Elise perdait pied.

Elle était persuadée que son ventre, compressé sous cette main invisible, allait finir par exploser, qu’elle allait se vide de l’intérieur là dans sa douche, l’eau dégoulinant sur son corps, et qu’il n’y aurait personne pour la sauver à temps, qu’elle allait mourir comme ça, sans un bruit, sous une douleur si atroce qu’aucun son ne pouvait sortir de sa bouche, pas même un murmure, et que tout le monde s’en foutrait, qu’on retrouverait son corps dans une semaine, peut-être deux, et personne ne sera là pour la pleurer, si, ses parents surement, mais ils finiraient bien par reprendre leur routine, alors qu’elle serait six pieds sous terre, ou brûlée plutôt, elle préférait brûlée, mais personne ne le savait, alors elle serait enterrée dans un cimetière glacial, comme tant d’autres, avec des fleurs un peu plus fanées sur sa tombe à mesure que les années s’écouleraient.

 Combien d’autres ? Bientôt ce sera fini. Bientôt.

 Elise était à genoux, elle sanglotait dans sa douche, pliée en deux et le souffle intermittent, les genoux baignés dans une flaque. Elle réussit à couper l’eau, et le poing qui s’enfonçait en elle s’estompa. L’eau était limpide. Ce soir là, seules des larmes coulèrent de son corps.

Elle resta assise dans sa douche, sans bouger dix minutes, ou une heure, jusqu’à ce que le froid commence à caresser son corps nu. C’était là troisième fois de la journée qu’elle se lavait.

 Bientôt.

 

 Du coton recouvrait les dernières lueurs du jour lorsque le vent commença à caresser les bras dénudés des arbres de novembre.

Elise observait ce ballet de sa fenêtre, un café entre les mains. Elle n’avait pas été en cours de la journée, trop fatiguée. Encore une nuit perdue devant la télé, sans pouvoir dormir,  happée par des images dont elle n’avait rien à foutre, mais rassurée par ce fond sonore qui l’empêchait de scruter chaque bruit. Elle avait peur toute seule, même si elle savait qu’il ne pouvait rien lui arriver dans ses 18m2. C’était juste une peur enfantine qui refaisait surface, et la télé lui servait de veilleuse. Par contre les insomnies, ca c’était nouveau, et ca l’épuisait. Elle avait beau se sentir fatiguée, elle veillait jusqu’au petit matin et s’accordait des siestes généralement les après-midi. Ce n’était heureusement pas comme cela tous les jours, mais beaucoup trop à son gout, et lorsqu’elle se décidait à aller en cours, une bonne partie de la journée était perdue à somnoler sur les tables des amphis, l’autre à s’enfermer aux toilettes pour vérifier qu’elle allait bien.

Pendant 3 jours Elise avait saignée abondamment, peut-être même plus que pleurer. Pourquoi c’était arrivé à elle ? Pourquoi c’était arrivé tout court ? Et à combien d’autres cela avait bien pu arriver ?

3 jours à pisser du sang et à se tordre de douleur pour faire 4 pas, 3 jours à vouloir sauter par sa fenêtre pour atténuer ses souffrances. 3 jours de merde qui lui avaient ôté toute son insouciance.  Puis tout s’était arrêté, comme si rien n’avait existé. Mais le mal était toujours présent, et les images ne s’effaceraient jamais de son esprit. Elise réalisait que la vraie douleur était là, celle qui la bouffait et l’empêchait de vivre, celle qui la grignote à l’intérieur et la fait tourner en rond. Son corps avait cicatrisé, mais son esprit rouvrait ses blessures constamment, et jouait avec elle en lui faisant croire ce qu’il voulait. Un coup de poing au ventre, du sang entre les jambes, des bleus sur le corps. Elle sentait tout ça, chaque jour, et elle savait que ça la tuait, que ce n’était qu’elle qui se faisait des films, mais au moment ou cela se passait elle le vivait comme si c’était vrai. Et ca l’était. Elle se rappelle encore de son sexe dégueulasse entre ses jambes, à l’arrière du taxi. Elle se rappelle de son odeur rance, de ses mains rugueuses l’attrapant par le cou, de ses yeux emplis de sang et de haine. Puis de son poing atterrissant sur son bas ventre, s’enfonçant si profondément qu’elle pensait qu’il allait passer au travers d’elle. Ensuite, ensuite elle ne se souvient de pas grand chose, sinon des lumières floues qui éclairaient cette nuit froide, se reflétant sur les pavés mouillés, puis de s’être retrouvée sur un trottoir, allongée, la culotte baissée jusqu’aux chevilles, et le bruit d’un moteur démarrant et s’éloignant doucement. Il n’y avait personne dans la rue à cette heure-ci, il devait bien être 4h ce matin-là, ou 5h, et la brume emplissait l’horizon avant que la lumière du matin ne vienne tout brûler.

 Elise terminait son café en même temps que les premières lumières nocturnes jaunissaient la ville.

C’était bientôt l’heure, il fallait qu’elle se prépare pour rejoindre trois amis de sa fac avec qui elle passerait sa soirée, surement entre bars et boite, à moins qu’ils ne restent chez l’un ou l’autre, aucun ne connaissait encore le programme.

Ça ne l’enthousiasmait pas particulièrement, bien qu’elle les appréciait énormément sans toutefois vraiment les connaître, mais c’était le début du week-end, et elle savait pertinemment qu’elle n’arriverait pas à dormir, qu’elle passerait la soirée à ruminer seule avec ses pensées, perdue devant sa télévision, ou bien à essayer de lire, puis au bout de quatre ou cinq pages sa concentration s’effriterait, obligée de relire les deux pages précédentes lorsqu’elle comprendrait qu’elle avait lu mécaniquement en pensant à tout autre chose. Non pas qu’elle n’aimait pas Sa Majesté des Mouches, elle en avait lu déjà une centaine de pages, mais sa tête était un tiroir débordant de cochonneries qu’on se promet chaque jour de vider mais dans lequel s’empile toujours plus de merde. Puis Porcinet l’attristait, lui qui jamais n’était écouté avec l’attention qu’il méritait. Parfois, il vaut mieux se taire et s’écouter penser, au moins elle se comprenait.

Bientôt ce serait fini. Bientôt.

 

Elle finit de s’apprêter aux alentours de 20 heures, et rejoignit ses amis un peu avant 21 heures.

Sept heures s’écoulèrent pendant lesquelles elle ne parla pas beaucoup, mais elle appréciait leur compagnie, celle de nouveaux amis avec qui elle s’amusait de rien, et lui faisaient oublier à chaque fois qu’ils se voyaient son tiroir à idées noires.

Elle but beaucoup par contre, un peu plus que d’habitude. Suffisamment pour aller vomis sur le trottoir, en face du videur. Elle détestait vomir, mais qu’est-ce qu’elle s’était sentie mieux après. Une bouffée d’air frais qui lui fit reprendre ses esprits. Ses amis l’avaient suivie, mais comme toute sortie est définitive, la soirée semblait toucher à sa fin. Jean propose de terminer chez lui, et Anaïs et Mélanie étaient partantes. Elise moins. Ils tentèrent tant bien que mal de la convaincre, mais comprirent vite qu’elle ne viendrait pas, ce qu’ils comprirent aisément vu ce qu’il venait de se passer, et ne voulaient pas la forcer, même s’ils auraient aimé qu’elle vienne, car après tout, même si ce n’était pas une grande bavarde et qu’ils se connaissaient tous les quatre seulement depuis la rentrée, ils aimaient bien trainer ensemble. Ils ne se le disaient pas, mais chacun pensait qu’ils resteraient ami même après cette parenthèse universitaire, et qu’ils continueraient à se voir, moins surement, mais toujours de temps en temps quand leurs routes se sépareraient.

Anaïs proposa à Elise de l’avancer un peu sur son chemin. Elle avait la petite Austin verte bouteille de son père pour la soirée, garée à deux rues d’ici, et ce n’était pas tous les jours qu’elle pouvait l’avoir alors autant en profiter.

Elise hésita, apprécia l’attention, mais refusa. Elle préférait rentrer de son côté et prendre un peu l’air, prétendant que c’était un coup à encore vomir dans sa voiture. Même si elle savait que ce n’était pas vrai.

Ils se quittèrent là, les trois compères partant à l’opposé continuer leur soirée tandis qu’Elise se dirigeait vers les grands boulevards. Les rues étaient encore mouillées, mais il ne pleuvait plus. Le froid lui caressait le visage, un froid agréable après ce coup de chaud ressenti après cette gorgée de trop. Elle enfila ses gants en arrivant sur le boulevards, croisant quelques noctambules qui terminaient également leur soirée.

Elle savait qu’ici les taxis passaient souvent. Elise n’avait pas arrêté d’en prendre depuis ce jour-là. C’était sa thérapie, soigner le mal par le mal. Elle avait beau demander continuellement à combien d’autres cela avait pu arriver, elle savait au fond d’elle qu’il n’y aurait pas de secondes fois. Elle en était convaincue. Remonter dans un taxi avait été compliqué, mais désormais, elle arrivait plus ou moins à contrôler ses émotions. Elle en était persuadée. Et elle ne prenait plus que des taxis blancs. Rien d’autre.

Ce soir-là, elle attendit bien trente minutes, ou quarante, cinquante peut-être, avant d’en trouver un. Il était temps car elle commençait vraiment à avoir froid. Elise indiqua où elle descendait au chauffeur. Mais jamais où elle habitait, on ne sait jamais. Elle terminait toujours son trajet à pied jusqu’à son immeuble.

Le conducteur écoutait FIP d’une oreille inattentive, un kit main libre sur l’autre. Elise essayait de deviner son visage dans le rétroviseur à chaque fois que l’intérieur était éclairé à intervalle régulier par un lampadaire. Elle était assise derrière lui, toujours derrière le chauffeur, c’était plus sur.

Cette boule au ventre, ce poing qui lui broyait le ventre refaisait surface dès qu’elle s’asseyait sur la banquette arrière.

Mais ça ne lui arriverait pas une seconde fois. Mais si c’était lui ? La question revenait continuellement. Si c’était ce salaud ? Il l’aurait reconnu, et elle s’en serait aperçue. Ou alors il fait semblant et quand il lui rendrait sa monnaie, il l’agripperait sèchement par le poignet. Non, c’est impossible.

Elise sentit du sang se mettre à couler entre ses jambes. Elle se faisait un film, encore. Ce n’est pas possible, elle sentait que ça se remettait à dégouliner.

A combien d’autres il avait fait ça ?

Ça ne pouvait pas être lui. Le sang continuait son trajet le long de ses jambes et la douleur était de plus en plus forte. Elise cherchait à se contrôler, ça ne pouvait pas être lui. En même temps elle n’avait pas vu son visage dans le noir. C’était peut-être vraiment lui. Ou un autre. Ou alors ils sont plusieurs.

Pas une seconde fois.

Le taxi arriva à l’endroit indiqué par Elise, une petite rue dans laquelle il se mit en double file. Elle sentait le sang descendre jusqu’aux chevilles, et elle se tordait de douleur. Le chauffeur lui indique le prix, et vit dans son rétroviseur qu’elle semblait mal en point. Il lui demanda si ça allait.

L’autre lui avait demandé pareil. Tout le monde aurait demandé ça. C’était lui. Non, impossible. Elle ne répondit rien et chercha dans son sac un billet de vingt qu’elle lui tendit. C’est en lui rendant la monnaie qu’il l’avait agrippée.

Ça ne peut pas être lui. Si.

Elle n’avait pas vu son visage, tout ce dont elle se rappelle, c’est lorsqu’elle s’était retrouvée par terre, sur ce trottoir mouillée, pliée de douleur. La voiture avait redémarrée doucement. Elle était blanche.

Le chauffeur lui tendit sa monnaie sans la regarder lorsqu’il sentit une piqure dans son cou. Une piqure aussi large qu’un couteau. Il suffoqua et les pièces tombèrent de sa main. Sa bouche émit des bruits sourds. Elise retira le couteau et lui trancha la gorge. Le sang se mit à couler autant qu’entre ses jambes.

Elle sanglotait, mais était persuadée que c’était bien lui.

Comme à chaque fois.

Le chauffeur emit un dernier son guttural avant de tomber sur son volant.

Elle s’empressa de sortir de la voiture blanche. La petite rue était déserte à cette heure-ci, les clignotants se reflétaient sur la porte de l’immeuble face auquel il s’était garé, et Elise avait pris le temps de ranger soigneusement son couteau dans son étui plongé au fond de son sac avant de sortir.

Ça n’arrivera pas une seconde fois.

Elle descendit la rue, et disparut à l’angle, en direction de chez elle, de son petit nid. Il fallait qu’elle se lave. Ce serait la troisième fois aujourd’hui.

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