Les colocataires

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Il faisait nuit noire – 3 h 00 du matin, selon le réveil – quand je me redressai brusquement dans mon lit, passant de 180 à 90 degrés en moins d’une nanoseconde. Le souffle court, les yeux écarquillés, je restai parfaitement immobile pour essayer de comprendre ce qui m’avait réveillée. En dehors des battements frénétiques de mon cœur, le silence n’était troublé que par l’écoulement de l’eau dans les tuyaux, dans la salle de bain derrière moi. Un gargouillis familier, comme... comme quand on venait de tirer la chasse d’eau. La chasse d’eau. C’était ça qui m’avait tirée du sommeil, j’en étais sûre. Rien d’étonnant à première vue, avec deux colocataires. Mais nous avions une règle stricte : pas de chasse d’eau ni de lumière dans la nuit. Celle qui voulait aller aux toilettes devait se servir de son portable pour éclairer son chemin ; la salle de bain était dans ma chambre, et la cloison de séparation juste derrière mon lit. Toujours pas de quoi paniquer, me direz-vous. Des centaines de raisons auraient pu motiver cette entorse aux règles. Mais moi, j’étais comme ça, je paniquais. Pour tout et n’importe quoi. Surtout n’importe quoi. La moindre ombre devant la fenêtre, le moindre grincement dans la nuit et mon cœur s'emballait jusqu'à exploser dans ma poitrine, tandis que la scène autour de moi semblait ralentir pour permettre à tous mes sens en éveil de repérer le danger.

Je me croyais pourtant guérie depuis que j’étais montée à Paris.

Je suis née à la campagne. De ces campagnes où la nuit est d’un noir d’encre et le premier voisin à plus d’un kilomètre. D’aussi longtemps que je m’en souvienne, mes nuits ont été peuplées de cauchemars et l'heure du coucher synonyme d’angoisses et de crises de paniques. Plus le soleil descendait et plus la boule dans mon ventre grandissait. Le vent dans les arbres, les craquements du bois dans la maison et le grincement des gonds me donnaient des sueurs froides. Enfant, j’ai crié, hurlé, trépigné toutes les nuits pour me glisser dans le lit de mes parents, qui ont commencé à refuser quand j’ai eu 9 ans. Je ne m’endormais alors qu'au petit matin, par épuisement nerveux, sur un oreiller baigné de larmes.

Ce dont j’avais peur, tout particulièrement, c’était des vampires. Avant Buffy, Twilight et autres édulcorants, les vampires faisaient encore peur aux enfants. Je les imaginais, au premier abord, comme des êtres humains standards, un peu pâles peut-être. Mais si vous vous retrouviez seul dans une pièce avec l'un d'eux, l’atmosphère se modifiait imperceptiblement : vous entendiez soudain le silence, tandis que l’air devenait pesant, et le regard du vampire changeait, suivi du visage dans son entier, puis deux canines luisaient tout à coup dans la pénombre. Et là, vous saviez... vous saviez quoi ? Que vous alliez mourir, peut-être, souffrir, certainement, mais, surtout, que vous alliez avoir peur, peur comme vous n’aviez jamais eu peur dans votre vie. Et, bien au-delà des vampires, à peu près tout me terrorisait, surtout la nuit. Même une fois adolescente, ces angoisses m’empêchaient et de vivre et de dormir.

Alors, après le bac, j’ai fait la seule chose qui paraissait raisonnable : je suis partie étudier à Paris. En ville, tout allait changer. Les lumières, le bruit et la foule tiendraient les ténèbres et mes craintes à distance ; et ces immeubles collés serrés où s'empilaient les appartements semblaient des plus rassurants et sympathiques.  Bien évidemment, vivre seule, même dans un appartement, n'était pas une option pour moi. J'ai donc cherché une colocation, et suis rapidement tombée sur Anna et Stéphanie, une Hongroise venue étudier à la Sorbonne et une Parisienne pur jus qui faisait une école de stylisme. Elles cherchaient une troisième fille pour compléter leur colocation au cinquième étage d’un vieil immeuble haussmannien. Tous les bruits suspects y étaient attribuables aux voisins, qu’on entendait marcher, tousser, parler – c'était le paradis !

Mais là, cette chasse d’eau, c’était chez moi, aucun doute. Juste derrière ma tête. Et à part le bruit de l’eau, rien, pas un pas, pas de porte qui grince, pas de lumière. On avait tiré la chasse d’eau et c’était tout. L’air me parut tout à coup particulièrement froid et je frissonnai. Je me dis que j'allais avoir du mal à me rendormir. En effet, deux heures plus tard, j’étais encore en train de me tourner et me retourner nerveusement, quand des cris stridents retentirent dans l’immeuble. Je me levai d’un bond et suivis Anna et Stéphanie hors de l’appartement. Un certain nombre de personnes s’amassaient, en pyjama, devant la porte de notre voisine d’en face. Les gens entraient puis ressortaient, livides, et certains redescendaient les escaliers presque en courant, la main sur la bouche. J’entrai à mon tour. Une odeur douceâtre, et entêtante, flottait. En mettant un pied dans le salon, où se trouvait la voisine, Éléonore, en pleurs, je compris : c’était l'odeur du sang. Par terre, une boule de fourrure flottait dans une mare rouge. Je reconnus le roux des poils de Max, le chat d’Éléonore. Mais un Max à moitié décapité, et à qui il manquait une patte. Pas de signe d'effraction, seule la fenêtre du salon était grande ouverte, l'appartement était une glacière. La police arriva rapidement et l’agitation continua jusqu’à 8 heures. Un conciliabule avec les voisins du quatrième nous apprit les dessous de l'affaire : la jeune femme d'en face, Eléonore, sortait avec un type louche, apparenté à la « mafia », selon les voisins. Laquelle, on ne savait pas trop, mais on vit dans cet acte de barbarie un avertissement cruel pour son copain qui avait dû se mettre quelqu'un à dos. Même si cette histoire ne nous concernait en rien, ce n’était pas très rassurant, et mon malaise s’accrut de manière exponentielle, d'autant que, loin d'avoir oublié l'histoire de la chasse d'eau, j'interrogeai mes colocataires, qui jurèrent n'avoir pas bougé de leur lit de la nuit. Le soir, nous mangeâmes en silence, toutes mal à l'aise. Enfin, moi j'avais le ventre noué, et si Stéphanie se goinfra de quinoa aux légumes dans lequel elle finit par ajouter des litres de crème et de gruyère, Anna chipota elle aussi dans son assiette, laissant les trois-quarts de son steak. Elle suivait un régime hyper-protéiné et ne se nourrissait presque que de viande, ce qui n'avait pas l'air de lui réussir : si elle maigrissait effectivement à vue d’œil, elle devenait aussi chaque jour un peu plus livide. Je me sentais beaucoup plus d’affinités avec la calme et timide Anna qu’avec la sympathique et sociable Stéphanie, trop agitée à mon goût, et surtout un peu trop gamine. Elle était notamment fan de Twilight. Sa chambre était envahie de posters et elle se passait les Dvd en boucle. Après avoir vu 70 fois chaque épisode, frustrée, elle avait fini par louer d’autres films de vampires, plus trashs. J’étais heureuse de voir que ce genre d'histoire ne m’atteignait plus. Bien au contraire, ils agissaient comme une catharsis, à part, je le reconnais, cette adaptation de Dracula où ils avaient magistralement filmé la scène où le héros voit, par sa fenêtre, son hôte ramper sur le mur du manoir, tel un énorme insecte inquiétant. Anna, en revanche, en regarda un pendant vingt minutes et fut prise d’un malaise au premier déferlement d’hémoglobine. Depuis, quand Stéphanie en passait un au salon, elle allait s’enfermer dans sa chambre.

Cette nuit-là, je ne dormis que d'un œil, et ouvris le second brusquement en entendant la chasse d'eau, vers 3 h 00 du matin. Aucun doute cette fois. Je me levai d'un bond et arpentai l'appartement mais ne pus trouver trace de quoi que ce soit, à part qu’il me semblait faire un peu froid. Les portes de mes colocataires étaient toutes deux entrouvertes, et une lumière filtrait depuis la chambre de Stéphanie. Je frappai, elle me répondit par une petit « oui » endormi. J'entrai, sa veilleuse était allumée.

« C'est toi qui as été aux toilettes ? » demandai-je.

« Non, pourquoi ? » Son élocution était très bizarre. Elle marqua un temps d'arrêt : « Par contre je ne me sens vraiment pas bien, je vais aller me faire une tisane. » 

Elle se leva et progressa lentement, très lentement, vers moi, avec des gestes si décousus que j'eus une bouffée d'appréhension, mais elle me dépassa pour se rendre dans la cuisine. J'allais retourner me coucher quand je sentis que de l’air gelé passait sous la porte d'entrée. Je remarquai alors qu'elle n'était pas verrouillée, j'étais pourtant sûre d'avoir vérifié avant d'aller au lit. J’ouvris, et vis la porte de la voisine entrouverte, L’air froid semblait venir de là. Rassurée d’entendre Stéphanie qui s’agitait dans la cuisine, j’allumai sur le palier et entrai précautionneusement chez Éléonore. La fenêtre du salon était de nouveau grande ouverte, il devait faire -5 dans l’appartement. Par la lueur du dehors, j’aperçus une masse sombre au milieu du salon. Je tendis la main vers l’abat-jour le plus proche, et quand la faible lumière éclaira la pièce, je sentis tout mon corps geler de l'intérieur. C’était Éléonore au centre de la pièce, qui me fixait de ses yeux vides et morts. Elle avait une plaie béante à la gorge et du sang coulait encore de la blessure. Mais surtout, deux de ses doigts semblaient avoir été arrachés. Des bouts de peau pendaient et on voyait le blanc des petits os fins dépasser. Je compris soudain que ceux qui avaient accompli ce carnage devaient encore être dans l’immeuble. Je pris mes jambes à mon cou et refermai la porte de chez moi avec fracas. J’allais me précipiter dans ma chambre pour appeler la police quand, percevant une présence dans le salon, je me retournai par réflexe. Cette fois, c'étaient les yeux exorbités de Stéphanie qui me contemplaient sans me voir. Elle gisait dans une flaque rouge au milieu de la pièce ; on venait de lui trancher la gorge, et de lui arracher deux doigts au passage. Je restai tétanisée. C'est à ce moment précis que je l'entendis de nouveau. La chasse d'eau. Sans aucun autre bruit, mais je sentis que quelqu'un approchait derrière moi. Me tournant lentement, je me trouvai face à Anna, les yeux brillants, le teint rosé. yeux yeux brillants, le teint rosé. Elle tenait dans sa main ce qui ressemblait à un bout de chair, qu'elle porta à sa bouche pour le sucer. Je reconnus le vernis criard de Stéphanie. Quand elle eut fini d'en aspirer tout le sang, et qu'il retomba, tout mou, elle s'adressa à moi.

« Ah, tu n'es pas dans ton lit, évidemment. Dommage, je t'aimais bien... Il faut croire que l'adrénaline provoquée par ta paranoïa aiguë maîtrise même les somnifères que je vous ai donnés, ces 2 derniers soirs.

— Les somni...

— Eh bien oui, avec tous ces films de vampires que cette conne passait en boucle, ces cous, ce sang, j'ai... j'ai pété un plomb. Pourtant j'étais vraiment venue à Paris pour voir du pays – Montmartre, Notre-Dame, étudier à la Sorbonne, la belle vie ! Et j'étais prête à me tenir à carreau !

— Tu es... tu es...

— Oui... »

Et là, comme si elle avait lu dans mes pensées les plus enfouies, elle retroussa les lèvres sur ses dents blanches et découvrit deux canines luisantes.

«  J'ai commencé avec le chat, pour être raisonnable. J'ai bien fait gaffe à ne pas boire trop de sang, pour que ça ne se voie pas. Et j'ai embarqué une patte, comme friandise, à manger dans mon lit. J'ai dû la jeter dans les toilettes, comme les doigts cette nuit, qu'est-ce que tu voulais que j'en fasse ? Après, en fait, ça a été encore pire, je n'en pouvais plus. Vu les histoires de mafia, je me suis dit que si on trucidait Éléonore comme son chat, ça passerait ni vu ni connu. Alors j'y suis allée ce soir, en passant par la fenêtre de ma chambre, ça me faisait rire, comme votre Drrrracula. Enfin, je suis revenue par la porte, il gèle, quand même. Puis j'ai entendu du bruit, je suis ressortie de ma chambre pour tomber sur Stéphanie, et... j'ai craqué. Je m'en veux. Mais bon, on ne peut pas tout le temps être dans le contrôle, non ?  Et maintenant, toi... Ça va être difficile de trouver une explication pour tous ces cadavres, je vais être obligée de rentrer chez moi plus tôt que prévu... Tant pis, c'est la vie ! »

Elle jeta le doigt flasque par terre et s'approcha de moi, en me souriant presque gentiment.

Cette nuit, je n'entendrais pas la chasse d'eau.

 

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