Juste au bord

Deborah Savadge

Ce n'est pas leur nombre qui choque. Leur multiplication les rend presque anodins. Nous oblige à les nier, les laisser dans l'angle mort.

C'est d'abord leur grande solitude qui frappe. Fini le temps des bandes de clochards magnifiques dont on enviait parfois la liberté et l'audace. Un sac de couchage en plein milieu de la Place de la Concorde, un geste politique peut-être. L'exécution par exclusion. Sous une rampe pour vélo. Sur une bouche d'aération en plein milieu d'un carrefour. C'est le dénuement nouveau aussi qu'on remarque. On ne voit guère plus grand monde encombré de caddies et de milliers de sacs remplis à ras bord. Comme s'ils transportaient quoi, leur maison, avec eux. L'univers. Combien de jeunes, désormais, en jeans et veste de survêtement en polyamide, dormant sur un coin de trottoir, la tête sur un petit sac à dos à moitié vide. Comme s'ils venaient de sortir de chez eux. Comme s'ils avaient dormi dehors par hasard, après avoir raté le dernier train.

Mais sous un gouvernement de gauche, solidaire, socialiste on ne fait même plus d'effet d'annonce. On n'évoque même plus les SDF. On ne les compte même plus. Trop occupés que nous sommes avec nos petits problèmes de dette et de croissance et de défiscalisation et de CAC 40. On préfère donner entre nous, entre "artistes", à un journal qu'on avait jamais lu ou à la banque alimentaire sponsorisée par les chanteurs français les plus niais. On préfère les ignorer, les clodos, parce qu'on veut croire que c'est de leur faute s'ils sont dehors, qu'ils l'ont bien cherché. Survival of the fittest comme une ritournelle. Parce que on ne veut même pas imaginer que ça pourrait nous arriver. On préfère les ignorer, les zombies de la rue, comme si croiser leur regard allait nous faire tomber avec eux.

Dans le métro. Excuses à foison et concours d'histoires sordides pour justifier de demander une pièce. On ne peut plus faire la manche sans raison, il faut un passé tragique, il faut être une victime mais surtout avoir été une bonne personne. « J'ai été battue et abusée par mon mari alcoolique. » « A la suite d'une grave dépression ma femme m'a quitté et je me suis retrouvé à la rue. » « Je me présente, je m'appelle Damien et voici mon chien Sam » dans chaque wagon de la ligne 8. Mais la concurrence est rude et le jeune punk ne séduit pas plus que le petit vieux, beaucoup trop poli qui a « travaillé toute sa vie et n'a pas assez pour vivre aujourd'hui ». Des drames quotidiens qui se heurtent à notre froideur. Notre dédain. Nos sourires affligés. Nos écouteurs. Nos smartphones.

Que ces histoires soient vraies ou fausses, peu importe, c'est le besoin de surenchère dramatique qui est symptomatique. Parce que même dans la misère il faut du spectacle, du sensationnel, pour essayer de nous faire lever les yeux de 2048. Même pour mendier, il faut être premier de la classe. Même pour mendier il faut se faire beau. Comme lors d'un entretien d'embauche, même pour mendier, il faut se vendre, maitriser la communication et le storytelling.

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