Kalashnikov bébé
fabiolam
« Kalashnikov bébé »
(inspiré de : Les enfants du siècle, VIII, Mike Ibrahim)
par Fabiola M.
Le ciel est ocre et fleur de soufre. Bientôt, des panaches de gaz s'élevant d'énormes tubes en acier vont le rejoindre. Ici, les usines ont le monopole sur tout. Ils peuvent décider si t'as le droit de respirer ou de te réveiller en sursaut, dégoulinant de sueur. Les gens se lèvent le matin, fabriquent des pièces détachées de pistons, cylindres et crosses, et espèrent secrètement que les commandes de AK-47 seront plus importantes le mois prochain. Les colonnes de fumée s'entremêlent comme deux brins d'ADN parfaitement complémentaires. Elles s'étirent un long moment pour rejoindre le ciel d'un blanc opaque, couvrant sous cloche la région tout entière.
La combustion du chrome et des alliages fait voleter des résidus argentés en une pluie de paillettes. Près des hangars, seule la flammèche d'un Zippo pourrait tout faire péter. Et parfois, Pyotr a envie de tout faire exploser pour retrouver une terre neuve. Sous ses semelles, le sol crisse légèrement et craquèle ; l'été, la chaleur est insupportable, comme si on respirait le souffle des balles qu'on concevait pas loin, spécialement pour l'AK-47. De jolis morceaux de plomb, légèrement pointus au bout, ressemblant à des bonbons à la réglisse. Difficile à croire que ces petites choses – tirées jusqu'à six cents la seconde – peuvent transpercer le corps d'un homme comme une grosse passoire. Ça a quelque chose de tellement grotesque que Pyotr peine à réaliser qu'entre ses doigts, il tient un objet mortel. Ça fait maintenant une bonne demi-heure qu'il bichonne sa Kalashnikov, les yeux dans le vague.
Ceux-ci en ont déjà trop vu pour un gamin de seulement seize ans. Par exemple, il a déjà surpris une nana en pleine passe avec quatre mecs et un type se faire défoncer la gueule à coups de crosse pour un simple regard de travers. Dans le coin, les gens ont pris l'habitude de marcher la tête basse, les épaules légèrement voûtées pour ne pas avoir sur le dos les petits caïds assoiffés de pouvoir. Pyotr en fait partie. Repéré quelques mois plus tôt par l'organisation, Pyotr a lâché ses potes. Aucun d'entre eux n'aurait pu lui offrir une Kalashnikov de toute manière. Il en a été attiré par elle comme un gamin face à une énorme sucette. Une sucette qui crépite et fait du bruit lorsqu'on la met dans la bouche. Des petites détonations. Des « pop ! » réguliers, comme une ribambelle de pétards ; un feu d'artifice.
Pyotr n'a pas encore eu l'immense privilège de tirer sur une cible humaine. Il s'est entraîné dans les égouts (l'impact des balles a d'ailleurs provoqué une pénurie d'eau dans le quartier nord), sur des petites bestioles, mais jamais sur quelqu'un ayant deux jambes et deux bras. Ça, on le lui réserve pour plus tard. Pour l'instant, ça ne le démange pas : il se demande seulement ce que ça fait de descendre quelqu'un, de le réduire en bouillie. Puceau, la Kalashnikov a un empire particulier sur Pyotr, telle une expansion de sa virilité brandie aux yeux de tous.
Pendant plusieurs semaines, il n'y avait pas eu de balles à l'intérieur. Pyotr avait menacé les passants, les notables, les travailleurs, la justice, sa mère même, et s'était baladé avec où qu'il aille, la sangle sur son épaule gauche. Personne n'était censé savoir que s'il appuyait sur la gâchette, il ne ferait que tirer à vide. Les balles sont venues après, quand il a su prouver sa valeur.
Désormais fier d'avoir des responsabilités, Pyotr aime démonter sa Kalashnikov sous le porche du club. Il n'est pas chargé de surveiller l'entrée – d'autres gars s'en occupent –, mais Pyotr apprécie cette place, comme un Président apprécie le confort de son fauteuil et n'est prêt à le céder sous aucun prétexte. Oleg, Radoslav et les autres, savent qu'on peut le trouver là en tout temps et en toute heure. Parfois son prénom résonne jusqu'au bas des marches et Pyotr accourt tel le bon clebs qu'il est.
Cette après-midi, Oleg lui a confié le club. Les portes sont fermées à clef et Pyotr est censé patrouiller en long et en large, quadriller la zone, faire le mirador. Il s'octroie une pause. Certains fument des clopes. D'autres démontent des Kalashnikov. La Kalashnikov est si facile à monter, qu'on croirait un petit jeu de Lego. Même un bébé pourrait y arriver, se dit Pyotr. Un putain de jeu démontable en une poignée de secondes, montre en main. Le déclic de la crosse le sort de sa rêverie et Pyotr saute sur ses jambes, prêt à marcher de longues minutes autour du club sans réel but précis. Ça coûterait plus cher à l'organisation d'avoir un chien de garde : il faudrait le nourrir, le sortir de temps à autres, le dresser, etc.
Chez Pyotr – comme chez l'animal – tout est instinctif. On n'a besoin de lui expliquer qu'une seule fois les choses pour qu'il comprenne et s'exécute, remonté tel un coucou. Pyotr, lui, crèche encore chez sa mère. Pas besoin de lui donner à manger, ni de se préoccuper de ce qu'il devient même sous une pluie torrentielle. Et puis, s'il n'aime pas faire ça, il n'a qu'à se tirer et retourner à l'école.
Ses pas soulèvent des nuages de poussière, mais ce n'est rien en comparaison avec ceux qu'engendre l'arrivée de la grosse berline lustrée qui se gare sous l'arbre empoisonné. Plus rien ne pousse dessus. Et si ça pousse, c'est pourri. Tout ça, c'est à cause de l'air putride de l'usine. Le moteur ronronne quelques secondes puis finit par s'éteindre. Plus tard, quand Pyotr aura descendu le patron et ses alliés dans l'organisation, il en aura une exactement pareille. Et il flambera dans toute la région au volant de son bolide, la tête du boss suspendue à l'arrière. En bref, la classe à l'état pur.
Oleg sort, impeccable dans son costume et lui adresse un petit clin d'oeil. Pyotr aime bien Oleg. Il en impose par sa force tranquille et la puissance qui se détache de chacun de ses mots. Il est constamment flanqué de Radoslav – qui est ce qui s'approche le plus d'un ami en ce bas-monde – et d'un grand gars blanc comme la mort et au nez épaté. Pyotr a récemment découvert que ce gars-là est un albinos, qu'on avait voulu le sacrifier dans son bled au nom de quelques divinités. Et que tout ce qu'il avait de russe résidait dans ses cheveux blonds emmêlés comme du fil d'ange, cachés sous un large chapeau. Oleg raconte que les vampires craignent bien moins le soleil que lui. Oleg s'avance, les bras chargés d'une épaisse balance qui sert à tout peser. Vraiment tout. La coke, la ganja, le crystal meth, les balles, l'or, le cuivre, les barres de shit et même les cheveux.
Ouais, les cheveux. Oleg fait de temps à autre la tournée des villages et propose à de pauvres femmes d'échanger leur natte contre du blé. Oh, bien sûr, elles ne gagnent pas grand-chose. Mais le prix reste tout de même attractif. Les cheveux – une fois pesés, triés et rassemblés par teintes – sont revendus à de grosses filiales de cosmétiques à prix d'or. Ces dernières les traitent avec quelques produits semi-naturels, les recolorent et s'en servent pour parer leurs clientes. Il paraît (Pyotr n'en avait encore jamais vue) que des femmes pétées de thunes de la vieille Europe les font coudre sur leur tête. Pyotr trouve ça absolument répugnant. Quelle idée de se balader avec un scalp au sommet du crâne... Oleg monte les marches et l'albinos sort les clefs du club d'une de ses poches.
– Alors, lance Radoslav, pas trop long cette attente, Pucino ?
Pucino est le surnom dont on l'a affublé le matin de son baptême. Oleg tenait le rôle du pope, solidement planté dans ses bottes cirées. Il lui avait récité un psaume de Scarface (« Apprends à faire avec ce que tu as »), fait biberonner un litron de vieille vodka et fait tombé un peu de cire chaude sur les paupières. Pyotr avait failli devenir aveugle, pourtant Oleg maîtrisait la technique, il faut dire.
Aveuglé, il n'avait pas vu Oleg dodeliner de la tête, charger son flingue et braquer sur lui le canon saillant de son Berretta 92. Le choc lui avait brusquement coupé le souffle. Tomber en arrière, les bras en croix, sous l'impact d'une balle a quelque chose de majestueux. À l'instar des garçons de Secondigliano, Pyotr avait eu le droit à son baptême du feu. Quand on lui avait arraché les bouts de cire collés à ses paupières, Pyotr avait longtemps toussé tout en ôtant son gilet pare-balle artisanal. La première chose qu'il avait vue était le sourire en coin de Radoslav. Le même qu'il a en ce moment :
– Elles n'ont pas essayé de s'échapper ?
Pyotr hausse des épaules et prononce de son habituelle voix traînante :
– Comment elles auraient pu ? De toute manière, tout ici est cadenassé.
L'albinos ouvre grand la porte et laisse Oleg rentrer. Pyotr hésite à les suivre, comme s'il attend qu'on lui en donne l'autorisation. Radoslav continue de lui parler et Pyotr y voit là une invitation implicite :
– Je crois que j'ai un nouveau boulot pour toi. Un truc un peu plus amusant que de garder des putes, crois-moi.
Il dépose sa mallette sur le comptoir, se serre un verre de whisky et le bois tranquillement sans en proposer à Pucino. Après tout, ce n'est qu'un gamin.
– On doit emmener les filles jusqu'à un petit village, près de Vilinus. Ensuite, un gars se chargera de les faire remonter jusqu'à Anvers. Toi, ça te brancherait d'y aller ? C'est un trajet en bus, hein, rien de bien reposant. Et on aurait du matos à livrer, le long de la route.
– Quel genre de matos ?
– Du genre qui te troue la cervelle quand on appuie dessus.
Oleg s'installe sur un haut tabouret, sort une épaisse enveloppe et lèche son doigt pour compter les billets.
– T'es partant, alors ?
– Ouais, pourquoi pas.
Son calme apparent détone avec son réel degré d'excitation : traverser une partie de la Russie et de la Lituanie pour du blé ; le tout entouré de jolies gonzesses ? Sweet dream. Pyotr serre la main de Radoslav qui s'allume tranquillement une clope. Marché conclu. Il irait. Là-bas, il sera accueilli comme le Messie, distribuant des AK-47. Des garçons de son âge attendent sans doute la leur avec impatience. Pyotr a hâte de faire de nouveaux convertis. Il salue d'un hochement de tête les trois hommes et quitte le club, l'horizon plus prometteur que jamais.
Kalashnikov, bébé.