Les Enfants du siècle

antoine19

 Les Enfants du siècle

On se débrouillera, il avait dit, l’œil dans le vague. L’air était doux, quelques feuilles tourbillonnaient encore.

C’était parce que cette femme était encore revenue, elle avait crié, elle parlait très vite, cette fois elle était avec un homme. Il les regardait comme on regarde l'eau d'un fleuve qui roule, sans intensité, sans chaleur, comme on regarde le soir qui tombe, sans inquiétude. Il avait une mâchoire épaisse, pleine de dents éclatantes. On ne pouvait pas accepter des choses comme celles-là, elle disait. On ne pouvait pas laisser les gens s’installer n’importe où, elle répétait. Alors Simon avait pris la main d’Alice. Ils avaient fourré leurs affaires dans des sacs, ils avaient poussé la porte de la cabane de bois des jardins ouvriers de l’Orange Verte, ils avaient marché main dans la main, sans se retourner. On se débrouillera. Ils n’avaient pas beaucoup parlé.

Et puis le soir était tombé d’un coup. La Ford était toujours à la même place, couverte du suint des arbres, poisseuse et mate de poussière. Elle n’avait pas bougé depuis des mois, pas de quoi mettre de l’essence, encore moins pour la réparer, et puis pour aller où, une carcasse inerte, comme un membre fantôme d’amputé. Le réveil avait été cruel, courbaturés, en miettes, ils avaient déplié leur corps, ou ce qu’il en restait. Il ne faudra pas continuer ça, il avait dit. A cause des bruits de la nuit, il n’avait pas confiance. Il n’était pas le seul, c’était une chose fragile. Les gens avaient peur. La peur. Elle avait une odeur, comme une haleine de malade, qui avait colonisé l’habitacle de la Ford. Il ne savait pas si Alice avait confiance, au moins en lui, il n’en était pas sûr.

Il se voyait comme un insecte sur le dos. Cela lui faisait penser à ce livre qu’il avait lu une fois, il parlait de ce représentant de commerce qui se retrouvait « transformé dans son lit en une véritable vermine ». Il se rappelait bien la phrase. L’histoire finissait mal, assez pathétiquement, mais personne ne semblait vraiment affecté. Ils avaient encore somnolé un peu, dans la lumière du matin, les portières ouvertes en écoutant un CD resté coincé dans l’autoradio, il n’y avait plus que ça qui marchait.

Lou Reed égrenait de sa voix mélancolique son rêve désabusé, « If I could be anything in the world that flew, I would be a bat and come swooping after you... ». Transformer, c'est pas jeune ça, 1972, quarante ans, il avait dit.

Certains auraient voulu tout changer, à chaque époque, ils avaient mis le doigt sur les coutures, là où ça craque, mais d'autres, les puissants, s'étaient cramponnés, avec rage, et puis les choses s'étaient délitées lentement, dans le mépris et l'oubli de tout, il pensait.

Il y avait ce type, il avait parlé à Alice, et puis du temps était passé. Simon avait compris, trop tard, plus tard en tout cas, qu'elle y était allée, qu'elle y était retournée. Et puis du temps était encore passé, c'était avant, avant la cabane, quand ils pouvaient encore dormir dans l'entrepôt, à condition de ne rien laisser traîner. Et il avait été question d'un travail, alors ça valait le coup de voir. D'un coup elle en reparlait, Lou Reed chantait, il écoutait les mots, il savait qu'il était question d'une chauve-souris mais pas grand-chose d'autre, il se laissait bercer par la voix. Alice parlait de ce type et Simon n'entendait que la voix mal assurée de Lou Reed. If I could be anything… Si je pouvais être quelque chose. Si. Il n'aimait pas penser à ça, il avait accepté le silence. Elle lui avait dit d'attendre et elle avait pris son visage entre ses mains doucement. Il était resté chez Mo jusqu'à la nuit, on entendait la télé en bruit de fond. Il regardait les habitués, les gens heureux – dans un bar à cette heure ? – en tout cas qui étaient contents d'être ensemble, qui riaient, parfois un peu trop fort. Mo lui avait demandé de payer, et il avait fermé.

Ils s'étaient connus, avant, Mo avait eu besoin de lui. Il fallait faire vite, décharger des caisses, dans la pénombre, ne pas faire de bruit. C'était une époque où on trouvait encore régulièrement des occasions de gagner un peu. Mais il y avait eu un problème, Mo n'avait pas vraiment expliqué. Il y avait eu cette histoire avec des filles, qui étaient là aussi, dans les entrepôts, et un hongrois ou un roumain, Simon ne savait plus, il avait fait peur à tout le monde en agitant son flingue. Les filles avaient crié, Simon se souvenait du visage de l'une d'elles, strié de raies noires de rimmel et de pleurs. Elle avait des yeux tellement doux, comme une fleur d'égout, il avait pensé, une fleur dans la fange. Il y avait repensé, comme ça, il avait traîné parfois, sans la reconnaître vraiment. Il voulait essayer de la voir, et qu'elle le regarde encore.

Il y avait des aboiements au loin, Simon avait le dos sur le volet de fer froid. Il avait préféré ne rien dire, il avait pris la main d'Alice, mais elle l'avait repoussé. Elle pleurait, il y avait un peu de sang sous son œil, qui perlait.

Il revit le visage du Docteur Lantéric, il y avait bien longtemps, il lui avait montré comment faire des pansements, et puis Simon avait aidé un peu au dispensaire, mais il n'avait pas pu continuer à cause du vol. Le Docteur Lantéric avait regardé Simon longuement, silencieusement en lui serrant l'avant-bras. Il n'avait pas essayé d'expliquer, ça n'aurait servi à rien, il n'avait plus l'argent de toute façon. Il y avait eu ce silence, très long, puis le Docteur Lantéric l'avait laissé partir, et il voyait bien sa déception, comme à chaque fois.

Avec Alice ça avait été différent, surtout au début, à cause de la lumière, à cause du printemps, à cause de ce mystère qui faisait du silence comme une bulle apaisante. Ils n'avaient pas besoin de parler, ils étaient bien. Elle avait voulu raconter des choses, des choses d'avant, il avait posé sa main sur ses lèvres.

Le sang coulait sur la joue d'Alice, il formait des dégoulinures sales, brunes, suintantes. Elle se retenait de pleurer, et Simon devinait qu'il ne saurait jamais ce qu'il y avait eu. C'est fini, elle avait dit, c'est bien fait pour moi. Encore une nuit dans la Ford et la plainte du saxophone, à la fin de Walk on the Wild Side, déchirait la nuit.

Simon se souvenait de Sal. N'hésite pas, il avait dit. C'était le long du fleuve, sur les talus sableux. Les forestiers avaient coupé beaucoup d'arbres, on ne savait pas exactement pourquoi, ça avait fait de la place en tout cas. Sal avait quelques abris tout du long. Alice avait dit que ça ressemblait aux bidonvilles de Calcutta, elle se rappelait avoir vu ça à la télé, Simon avait ri en haussant les épaules, pas Sal. Il y avait des bâches et des tôles, chacun se faisait son nid, ils devaient être six ou sept, que des hommes, jeunes, presque des enfants, les yeux vides et rougis. Ce n'était pas un endroit pour une femme. Alice avait l'habitude de ça. Au-dessus, sur la route, on voyait passer les voitures en pleine accélération en direction de l'entrée d'autoroute. Des BMW, des Audi, des électriques, des hybrides, il était très facile de les voir de près, mais il fallait faire attention, surtout à ne pas être aperçu. Sal avait dit qu'il ne valait mieux pas trop rester par-là la journée. Des hommes en gilets jaune-fluo retiraient les branches qui avaient été coupées et emportaient les troncs sur des véhicules équipés de chenilles. Simon aimait bien traîner à droite à gauche. Alice riait en trempant ses pieds dans l'eau. Il y avait des moments de calme, c'était comme un jardin. Comme chez grand-mère, dans l'Yonne avant, elle avait dit. Elle cueillait les pommes, gamine. Tous ces souvenirs paraissaient tellement loin, l'odeur même de la pomme, ou d'une orange, comme un monde englouti, presque à se demander si ça avait un jour existé.

Alors quand l'eau était montée d'un coup, il y avait eu un grand bruit d'abord, comme un immeuble qui s'effondre, comme une déflagration, puis ensuite plus rien. Il faisait à peine jour. Alice avait été projetée dans le courant, l'eau froide, les entrelacs de branches et de racines lui emprisonnaient les bras, elle s'était laissée emporter. Simon avait à peine eu le temps de se redresser et d'amorcer un cri. Le talus de sable s'était écroulé dans le fleuve furieux et sa bouche avait heurté les galets du fond, puis l'arrière de sa tête.

On avait retrouvé sept corps dans le delta, écrasés sous des tas de branches et de débris divers, c'était l'odeur qui avait guidé les chiens. Il avait fallu sept sacs de plastique noir pour les corps et trois ambulances. Comme si on n'avait pas assez d'ennuis comme ça, aller se mettre dans la flotte, avait dit le commandant de gendarmerie. Aucun de ses hommes n'avait répondu, qu'est-ce qu'ils en savaient, au juste ?

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