Kampinoski Park ou Feu sacré et pluie épaisse

koss-ultane

               Kampinoski Park ou Feu sacré et pluie épaisse

     Profitant d’être au-dessus d’une zone à “agglomération zéro”, soit une ruralité pure et dure, le vol cent-vingt-trois, de seize heures dix-sept à destination de Poznan et au-delà, assura la sécurité de ses passagers avant de ré-atterrir à Varsovie.

     Pour faire ce métier de cantonnier faucheur à l’ancienne, il fallait avoir le feu sacré. Faire partie de cette caste des travailleurs anachroniques était un mérite et une volonté de tous les instants. Piotr n’allait pas changer son style de vie pour si peu. Changement de régime, en quoi cela le concernait-il ? Révolte des mineurs ? Il était ouvrier agricole assimilé et était indépendant de “tout le reste du monde”. Ses rages il les passait en fauchant avec encore plus de force et d’efficacité que d’habitude. Il s’était spécialisé dans les endroits inaccessibles. Il avait laissé la modernité aux autres, aux fragiles, aux petits maîtres qui étaient apparus avec la libéralisation et avaient remplacé les petits contremaîtres des temps communistes. Il précédait toujours le lever du soleil et avait fini son travail avant que le propriétaire ou le responsable qui l’avait demandé ne fût sur les lieux. Ainsi, découvrait-il l’œuvre déjà accomplie avant même d’être commencée dans son esprit. Il croisait les autres allant au travail quand lui en revenait. Cela lui donnait cette sensation de liberté, de privilège. Ce après quoi les autres couraient, lui se l’était offert tout seul. Un gros petit-déjeuner, une musette avec un casse-croûte, une gourde d’eau et le monde était à lui. On venait jusque dans sa baraque rustique pour quémander ses services autour d’un petit verre d’alcool blanc frelaté et l’on en repartait le foie hypothéqué et la certitude d’un travail impeccable la nuit suivante à l’endroit entendu.

     Il lui était déjà arrivé des choses rigolotes lors de séances de fauchage lorsqu’il se prenait pour la mort vengeresse de ses humiliations passées. Ses lampes frontales placées au-dessus des yeux, il se voyait en géant du futur. Il avait déjà coupé un lapin en deux. Il avait presque failli mourir de rire en s’en rendant compte. Il avait aussi touché des fils électriques tombés dans un bas-côté après un orage et avait perdu un quart d’heure à chercher un sabot droit dont il était sorti à grande vitesse à l’instant de sa mise sous tension. L’odorat ne l’avait pas même aidé dans sa quête, il n’en avait plus depuis longtemps. Ils avaient trouvé des tas de trucs, lui et, sa mortelle amie, la faux.

     Souvent il voyait passer les avions qui descendaient vers l’aéroport Frédéric Chopin de Varsovie. Son éternelle cigarette éteinte au coin de la bouche lui donnait l’air complètement idiot à déformer son visage lorsqu’il éructait ses trois mots hebdomadaires. Il s’en foutait bien de tout le reste lui. Il ne connaissait plus rien à rien de ce qui se passait, y compris dans son village la plupart du temps, alors le village voisin ou la Mongolie excentrée c’était comme aller sur la lune, cela ne faisait pas même partie de son imaginaire. Il n’était jamais allé plus loin que Plock ou Plonsk de l’autre côté de la Vistule. Il ne recevait aucun courrier autre que “Die Tiroler Sense”, la faux tyrolienne. Il ne commandait jamais puisqu’il possédait encore la faux de son grand-père maternel achetée en dix-neuf-cent-trente-trois. Elle avait été sa dernière et ne lui avait pas fait grand mal. Il l’avait eu dans un lot, son père avait utilisé les siennes en priorité puis avait un peu tâté de celle du beau-père pour lui faire plaisir et l’avait vite refilé au fiston, parce qu’elle convenait mieux à son grand gabarit, lorsqu’il eut suffisamment appris le métier. Il l’avait reçu comme un adoubement de cantonnier, une Excalibur. A ce détail près qu’il l’appelait “sa chienne du Tyrol” eu égard aux écarts de conduite des Teutons et assimilés lors du dernier millénaire. Il disait souvent, sans que les gens ne le comprennent, qu’il viendrait avec sa chienne. S’il avait été un super-héros, Piotr aurait été “Bourrinman”. Pas une lumière, pas “la Torche”.

     Hier soir, Zbiniew est venu lui demander, comme tous les ans, de nettoyer le grand près pour la fête de son village. Un endroit isolé comme Piotr les affectionnait. Il était parti de bonne heure, quasiment la veille, tant il s’était levé avant que la plupart des gens ne se fussent couchés. Il avait pris deux faux, trois casse-croûtes, deux gourdes à remplir dans le petit ru lorsqu’elles seraient vides. Qu’est-ce qu’il en avait à faire des nouvelles du jour, de la veille, de l’année ou du lendemain ? Bah ! Les problèmes des avions et autres engins mécaniques prouvaient à ceux qui n’étaient pas trop bêtes que l’homme n’était pas fait pour voler et aller plus vite qu’une bonne paire de jambes. Un avion qui devait atterrir de là où il venait à peine de décoller, cela le faisait bien marrer. Les cons ! Les incapables ! Bref, le travail l’attendait. L’endroit, en forme de colline puisque c’en était une, avait repoussé depuis l’an dernier mais avait un drôle d’air. Sous les rayons lunaires, il y avait quelque chose d’étrange. Foin de différences ! La norme, c’était lui et il allait lui faire un sort comme tous les ans à la même époque.

     Mikolaj venait de bondir dans ses chaussures toutes prêtes et glissait le long de la perche rejoindre ses amis volontaires pour sa grande première. Lui, le pays qui s’ouvrait et les dernières avancées en tout domaine l’intéressaient. Le point du jour perçait à peine que leurs yeux à tous s’écarquillèrent devant le spectacle d’une large et haute colline intégralement en flammes au milieu d’une végétation de plaine intacte tel un téton incandescent sur une aréole frigide. En voilà bien un drôle de sinistre ! Il s’était auto-circonscrit tout seul ! Tel un feu de paille, à peine à mi chemin de la caserne pourtant proche, il ne restait déjà plus qu’une colonne de fumée toute droite. Les pompiers avaient l’air idiot d’arriver après la bataille et ne trouvèrent qu’une colline noircie.

     Profitant d’être au-dessus d’une “zone à agglomération zéro”, soit une ruralité pure et dure, le pilote avait assurer la sécurité de ses passagers la veille en fin d’après-midi. Avant de ré-atterrir à Varsovie, le vol cent-vingt-trois, de seize heures dix-sept à destination de Poznan et au-delà, avait dû se débarrasser de ce avec quoi il était interdit d’atterrir : son kérosène. Son plein de kérosène.

_ Libère le jus, Petar ! Ce n’était qu’un faux départ !

     Ils ne trouvèrent qu’une colline noircie, deux virgules étranges en métal brûlant, une gourde déformée par la chaleur et une immense merguez d’un mètre quatre-vingt-cinq tétanisée par la douleur du brasier au sourire improbable. Heureusement, la gourde du ru avait survécu.

     Au village on eut beau se poser la question, aucune trace du corps de la chienne fantôme. Mais il se dit qu’on l’entend parfois hurler les veilles de malheurs désormais depuis le haut de la colline noire, grande prêtresse annonciatrice de la grande faucheuse.

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