Kansas Road

etiful

Le Dodge Grand Caravan gris de 2002 traçait tout droit dans la campagne du Kansas. Restaient encore cinq milles de parfaite ligne droite à avaler avant Hutchinson. Par la fenêtre, les champs immenses succédaient aux champs immenses, tout juste interrompus de temps en temps par quelques bosquets égarés. Parfois, une ferme isolée était posée à côté de la route, comme pour rappeler aux voyageur que les champs étaient destinés à être cultivés et pas uniquement à leur infliger un paysage monotone. Parfois, c'était simplement un silo ou un hangar qui mettait un peu de relief et d'humanité dans les grandes plaines.

Rosie n'avait pas ouvert la bouche depuis près d'une demi-heure qu'ils étaient partis. Henri en conclut qu'elle avait quelque chose à dire. Rosie était un spécimen de moulin à paroles qui ne s'arrêtait momentanément de déblatérer que pour ménager un effet. Une réduction momentanée du débit n'était que l'annonce d'une inondation à venir. Peu pressé d'ouvrir les vannes, Henri profita d'une page de publicité pour changer de station de radio.

Le passage de la réclame à une vieille ballade, le doublement du camion citerne qu'ils suivaient depuis bientôt deux miles, le lapin qui détala du goudron à l'approche de la voiture : Henri n'aurait pas su dire quel était l'élément déclencheur, mais Rosie ouvrit le feu.

— Ils ne méritent même pas qu'on leur offre des cadeaux.

— Allons …

Nouveau silence de Rosie, qui était décidément d'humeur théâtrale.

— Ils n'y sont pour rien. Ce sont des enfants ! C'est leur anniversaire, ils méritent leurs cadeaux. Et d'ailleurs Meg et Adam ne sont coupables de rien non plus !

Hank avait décidé de riposter. Il s'en voulut sitôt le dernier mot prononcé tant Rosie n'attendait que ça. Trente-huit ans de mariage, et il tombait dans le panneau comme un débutant. Comme d'habitude.

— Ah ! toi si on t'écoute, personne n'y est jamais pour rien ! Notre fille vit avec un tocard, fait des enfants avec, et toi tu trouves ça normal ? Merveilleux ! Je dois être la seule ici à vouloir le meilleur pour ma famille.

— Adam n'est pas un tocard, répondit Henri avec lassitude.

Henri était habitué aux critiques de Rosie sur la famille de sa fille, critiques qui revenaient à chaque fois qu'ils faisaient le trajet de Wichita à Hutchinson. Il s'estimait cependant heureux que Rosie n'aie pas essayé de lui prendre le volant des mains pour faire demi-tour, comme elle l'avait fait pour Noël deux ans plus tôt. Il essaya de la prendre par les sentiments : Ben et Brett l'adoraient, c'était leurs 5 ans aujourd'hui, elle devrait être heureuse comme toute grand-mère le serait. Ce à quoi Rosie répondit par un haussement d'épaules.

Il y eut une brève accalmie, annonciatrice d'une violente bourrasque. Par-delà le ronronnement du moteur, on entendait plus qu'un air de country qui célébrait la ruralité, l'amour et le whisky. Les paroles stimulaient l'imagination d'Henri, qui rêvait de descendre une grande dose de whisky sans savoir s'il aurait tiré son plaisir de l'ivresse ou de casser la bouteille vide sur la tête de sa femme.

Rosie regardait par la fenêtre le paysage monotone qui défilait, Henri fixait la route d'un air qu'il voulait détaché, espérant que s'il ne la regardait pas, elle ne le verrait plus, ne lui parlerait plus. Rosie n'aurait pas su dire s'il s'agissait de persévérance ou de naïveté, mais elle aimait cet entêtement chez lui.

— Quand je vois la façon dont Dana a réussi, elle, j'ai presque de la pitié pour Meg. Avec tout ce qu'on a fait pour elle...

Oui, Dana avait bien réussi. Hank pensait souvent à elle, la cadette, celle qui avait toujours été si brillante que lui et Rosie avaient vite finis par ne plus comprendre ce qu'elle apprenait, et qu'elle finit par ne plus prendre la peine de leur expliquer. Rosie était si fière d'elle, comparant Dana l'ingénieure à Meg la chômeuse. Elle rappelait sans cesse à qui voulait l'entendre la réussite de sa petite dernière. Dana était sa réussite de mère au foyer quand Meg n'était qu'un brouillon raté. Rosie vantait la réussite de Dana aux voisines, au facteur, aux commerçants, jusqu'à ce qu'ils lui disent « Vous avez bien de la chance, Madame ». Elle la vantait à Henri tous les jours à l'heure du repas jusqu'à ce qu'il lui dise « Oui, Rosie, mais tu es dure avec Meg. D'autant que toi aussi tu étais mère au foyer », qu'elle lui réponde « qu'elle n'avait pas eut le choix, que ce n'était pas la même époque », qu'il lui dise qu'elle confondait les années 80 du dix-neuvième et du vingtième siècle, qu'il se dise qu'il avait faim, et qu'il termine par « Tu as bien travaillé, Rosie » pour enfin passer au repas.

— Tu as bien travaillé, Rosie, répondit Henri qui était désormais pressé d'arriver.

Le rappel des mérites de Dana avait déclenché chez lui un réflexe pavlovien de mise en appétit que le barbecue d'Adam allait devoir combler. Mais Rosie n'était pas encore lassée.

— Nous leur avons donné la même éducation, et Dana gagne beaucoup mieux sa vie. Elle a une belle vie. Elle a réussi. Elle pourrait être encore plus heureuse si elle ne vivait pas à Seattle. Elle pourrait trouver un bon mari ici. Le Kansas doit lui manquer…

Rosie était toujours émue par les plaines infinies du Kansas, que Dana ne contemplait plus qu'une fois l'an, pour Thanksgiving. Elles étaient sa vie, son monde, et suffisaient à son bonheur comme elles devaient suffire au bonheur de l'humanité entière. S'éloigner des plaines était s'éloigner du bonheur. Hank, au contraire, craignait que Dana ne soit heureuse loin du Kansas, loin d'eux.

La voiture entra dans Hutchinson, dont les pavillons s'alignaient avec relâchement le long des rues. Les peintures écaillées et les grillages rouillés témoignaient aux yeux de Rosie de la vie médiocre des habitants du quartier.

— Voilà le genre d'endroit où ils vivent… Pas étonnant de la part d'un type qui roule en van. En van !

— Allons… Il est électricien, ça n'est pas anormal.

— Il était. Ce tocard a été licencié.

Hank tourna dans Chemical Street, où les pelouses grillées par le soleil affichaient leurs brins jaunis et cassants. Rosie suivait distraitement du regard un petit avion qui s'apprêtait à atterrir à l'aéroport municipal tout proche, si proche que malgré l'habitude elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'il allait atterrir sur la voiture. L'avion finit par disparaitre derrière une façade vétuste et ne plus laisser à Rosie qu'à contempler avec horreur du linge qui séchait, étendu à l'air libre, aux yeux de tous.

— Ça pue.

— Ça pue ?

— Ça pue l'échec.

— Tu racontes n'importe quoi.

— Notre fille vit chez les tocards. C'est une perdante. Au fond, je l'ai toujours su…

Henri stoppa net le monospace et se cramponna au volant. Lui aussi savait être théâtral quand il le voulait, bien qu'il trouva sa mise en scène un peu gâchée par le fait que, n'ayant ni paysage grandiose ni sanglante bataille face à lui, il dût se contenter d'un nid de poule en formation sur la chaussée pour poser un regard qu'il voulait dur, froid et impénétrable. Il retint un instant son souffle puis annonça :

— Je vais être licencié. D'ici un mois ou deux. L'usine ferme.

— Et alors ? Tu crois que tu m'apprends quelque chose ? Bien sûr que tu vas perdre ton emploi.

Abattu en plein vol. Henri sentit une onde glaciale descendre sa colonne, ramollissant son corps et sa détermination au fur et à mesure de sa progression. Il pensait l'avoir mouchée, elle et ses théories sur les tocards qui n'ont pas de travail ; elle allait ensevelir ce qui restait de sa flasque volonté.

— Tout le monde sait que Boeing ferme l'usine ! C'est ça ton problème Hank, tu vis dans les années cinquante. Tu crois qu'en ne me parlant pas des problèmes de l'usine, je vais tout ignorer, que je ne serai au courant de rien, que je passe mes journées sans télé, ni radio, ni internet ; que je ne parle pas aux voisins qui vont se faire licencier comme toi. Tu me prends pour une imbécile, tu es un imbécile. Mais ne crois pas que je vais te laisser tranquillement foutre en l'air ce que nous avons bâti pendant toutes ces années. Je ne quitterai pas notre maison pour une maison plus petite ou pire, pour un appartement. Tu vas trouver un autre job. Si tu comptais traîner en slip sur le canapé à boire de la bière, c'est raté. Je ne te laisserais pas ne pas saisir toutes les opportunités qui se présenteront. Nous venons de nulle part, Hank, nous n'y retournerons pas. Nous n'irons pas vivre dans un… Chemical Street.

Henri redémarra sans rien dire, battu. Rosie avait tranché. Il appartenait aux licenciés non-tocards, ils appartenaient aux battants. Ils avaient offerts tout ce qu'ils pouvaient à leurs filles. Dana avait réussi, Meg n'en avait rien fait. Elle n'avait aucune excuse. Cette fois, Henri préféra se taire.

La voiture roula encore un peu jusqu'à arriver devant une maison décorée de quelques grappes de ballons multicolores, et dont l'entrée était surmontée d'une banderole Happy Birthday Ben & Brett peinte à la main. À en juger par le nombre de voitures déjà garées, ils n'étaient pas les premiers arrivés.

— Leurs voitures sont aussi pourries que leurs maisons par ici, remarqua Rosie.

Henri se gara à côté d'un Dodge Grand Caravan d'un blanc sale. Rosie descendit de voiture et passa son doigt le long de la portière d'en face. Elle regarda la noirceur qui s'était déposée sur la pulpe et ses lèvres se tordirent dans une moue de mépris.

Alors qu'ils approchaient de la maison, la porte moustiquaire s'ouvrit brusquement et les jumeaux coururent sauter dans les bras de Rosie, qui embrassa avec effusion ses petits trésors adorés sous les yeux attendris d'Adam et Meg qui se tenaient dans l'ouverture. Rosie prit un jumeau par chaque main et alla embrasser Meg.

— Comment vas-tu ma chérie ? Et toi Adam ? C'est une belle fête que vous avez préparé à ces petits chéris aujourd'hui. Je suis fier de toi ma fille. On va manger une barbapapa ? demanda-t-elle aux enfants.

Henri ne pouvait lutter face à l'actrice née qu'était sa femme. Comme d'habitude. Il lui arrivait souvent de se demander si au bout de tant d'années il l'aimait encore. La seule chose dont il fut sûr, c'est qu'il l'admirait toujours.

Tandis qu'il restait les mains dans les poches sur le perron, regardant pensivement Rosie, les jumeaux et Meg traverser la maison vers le jardin pour rejoindre la fête et les autres invités, Adam s'approcha de lui de sa démarche lourde.

— Comment ça va, Henri ? Tu veux un coca ? une bière ?

— Une bière, ce serait pas de refus.

Adam partit vers le réfrigérateur avant de se retourner, gêné.

— Par contre... j'avais oublié de les mettre au frais.... donc elle risque d'être encore un peu tiède.

— C'est pas grave, assura Henri dans un sourire.

Il suivit Adam dans la maison, ne pouvant s'empêcher de penser : « De la bière tiède… tocard… »

 

Signaler ce texte