Quand j'étais petit
Titouan Martin
Quand j'étais petit, j'habitais dans un vieil immeuble mal isolé. Un immeuble classique, comme il y en a de partout à Brooklyn, ce genre d'immeuble bien de New-York qu'on voit sur les cartes postales, avec les échelles qui montent sur le côté, sur lesquelles on aperçoit parfois une personne assis en tailleur en train de fumer ou un couple s'embrasser discrètement.
Le soir, quand on allait se coucher et que je me retrouvais seul dans la pénombre, un univers entier s'offrait à moi. Une fois blotti dans le noir, mes oreilles me guidaient, tel un aveugle, à travers la ville éteinte. J'entendais les gens passer dans la rue en sortant du bar d'à côté. Leurs éclats de voix, plus forts que tout le reste, déchiraient le silence, salissant la beauté de mes rêveries. Parfois, j'en entendais aussi certains se battre.
Mais la plupart de ce qui retenait mon attention provenait de l'intérieur même de l'immeuble. Une fois la nuit tombée, tous les sons prenaient une ampleur surréaliste. Depuis mon lit j'entendais tout ce qui se passait dans notre appartement, de la respiration lente de mes parents endormis au léger bruit du briquet de mon frère qui fumait en secret à sa fenêtre. Cependant, j'ai eu beau tendre l'oreille de toutes mes forces, je n'ai jamais réussi à entendre le crépitement de ses cigarettes lorsqu'elles se consumaient.
On entendait aussi ce qu'il se passait chez les voisins. Dans l'appart d'à coté, il y avait un vieil homme qui vivait seul. Il buvait jusqu'à tard dans la nuit et je pouvais l'entendre adresser des paroles d'ivrognes à des personnes invisibles. En général, il finissait par vomir dans ses chiottes puis s'endormait, ou en tout cas se taisait pour le reste de la nuit. Lui il n'était pas bien méchant, enfin, il n'était pas bien bruyant, pour ce qui est de la méchanceté, je n'en sais rien. Au fond, je crois qu'il se prenait pour une sorte de réincarnation d'un Henry Chinaski ou je ne sais quoi d'autre dans le genre. Bref, le poivrot se prenait pour ce qu'il n'était pas : un génie incompris.
Les voisins du dessus étaient plus embêtants. C'était un couple, la quarantaine et un mariage qui ne se passait plus très bien. Si bien que monsieur avait pris la fâcheuse habitude de taper sur madame, et ce presque quotidiennement. J'entendais la pauvre femme pleurer sous les coups sourds pendant que son mari lui vociférait des insultes qui m'apprirent un bon nombre des expressions vulgaires que je connais aujourd'hui. Souvent, plus tard dans la nuit, ils se mettaient à faire une autre sorte de bruit et je n'ai jamais su s'ils se réconciliaient ou si monsieur assouvissait juste ses pulsions animales, maltraitant encore sa femme, jusqu'au point le plus déshonorant pour elle. Aussi pour lui d'ailleurs. Une fois, j'ai cru distinguer des pleurs. Un soir, j'entendais leur train train quotidien quand un coup qui résonnant plus fort que les autres mit fin aux jérémiades de la femme. Quelques jours plus tard, je croisais monsieur en train de se faire emmener par la police. Inutile de dire qu'on a plus jamais revu ce connard, mais j'espère que la prison, et peut être quelques bites bien placées, lui apprendraient à mieux respecter les femmes. Et le sexe.
Dans le registre du couple, il y avait aussi celui qui avait repris l'appartement de l'ivrogne d'à côté. Nos chambres étaient mitoyennes, ce qui fait que je les entendais parfaitement lorsqu'ils se reproduisaient. C'était assez bizarre parce qu'ils le faisaient presque toujours aux mêmes heures. Une fois vers 22h puis une fois, plus tard dans la nuit, aux alentour de 1h. Bien sûr, il y avait aussi quelques suppléments la journée, mais on les entendait moins et puis là n'est pas le sujet. Il y en avait aussi vers les 5h du mat' (bordel mais ils ne dormaient donc jamais ?), mais c'était plus rare, et souvent je dormais déjà trop profondément pour entendre si copulation il y avait. Le truc, c'est qu'il étaient très bruyants. Outres les têtes qui tapaient contre mon mur, le plus gênant était, je crois, les cris du mec. C'était des gémissements suraigus qui arrivaient souvent vers la fin. Troublant. On aurait dit que jouir le faisait chialer. Sinon, ils étaient sympas.
D'autres jeunes bruyants habitaient un peu plus haut, deux étudiants qui vivaient en coloc'. Comme tout étudiant qui se respecte, ils vivaient la nuit et dormaient en cours - quand ils y allaient. Ceci les amenaient à heurter le style de vie des gens plus... disons plus "réguliers". Mes parents gueulaient souvent à cause de leurs fêtes incessantes qui animaient l'immeuble. Oui car les gens ne se contentent pas seulement de l'appartement, ils ont aussi souvent tendance à se promener dans les escaliers, à gerber dans les couloirs... Perso, ça me plaisait de les entendre, je me disais qu'au moins il y en avait qui savaient profiter de la vie. Et puis grâce à toutes ces soirées, j'ai appris à m'endormir dans le bruit, ce qui m'a été très utile plus tard pour pioncer tranquillement en cours. Oui, je l'avoue j'ai beaucoup dormi en cours (ce qui en soit n'a pas facilité ma réussite), mais la nuit, je ne pouvais m'empêcher de passer des heures accoudé à ma fenêtre.
C'est juste que la ville de nuit m'appelle depuis tout petit. C'est pas forcément uniquement l'arpenter qui me plaît (parce que quelques fois ça peu quand même être un peu flippant), mais juste regarder. Etre accoudé le soir à sa fenêtre en plein hiver est un des petits moments de la vie les plus magique et les plus agréable (à mon sens). Regarder la ville qui semble légèrement brumeuse, trouble mais tellement nette. Sentir le froid qui te mord la peau. Et puis le silence. En été, la nuit est bien plus bruyante, l'hiver ça devient onirique, comme si le froid étouffait les bruits, les disséquait en en faisant ressortir uniquement quelques uns en grands claquements qui transpercent cette nappe silencieuse et glaçante. Ces moments de transition entre la journée et le sommeil sont parmi les plus beaux. Etre accoudé à sa fenêtre avec une cigarette, trembler légèrement à cause du froid qui transperce ton pull, entendre comme seul bruit le crépitement de ta clope, et puis, plus rarement, une voiture qui passe au loin. Parfois des pas résonnent. Ils s'approchent puis s'éloignent, sans pour autant que tu ne puisse voir la personne. Ce moment est comme un poème, non pas écrit avec des mots mais des sensations, sorties tout droit de l'imagination de la ville elle même. Il n'est même pas nécessaire de penser pour capter cette magie, savoir se taire et savoir regarder, si possible avec les yeux fermés, suffit amplement. Un poème écrit par la ville, ma ville.
New-York.
La ville qui ne dort jamais. Une ville qui peut se vivre en noir et blanc, grandiose et sacrée comme dans le Manhattan de Woody Allen, une ville qui peut se vivre en couleurs, électrifiée par le Be Bop de Jack Kerouac, une ville pleine d'amertume et de morgue chez Salinger. Une ville qui fait rêver la planète. Une ville qui ne donne pas de travail à mon père. Une ville que j'aime. Une ville qui m'a vu grandir et qui me verra mourir.