Le Fanatique

Après tout, je pouvais bien l'emmener faire un tour. Dans ma vieille Buick toute cabossée. Elle crachait le blues en vrombissant du moteur. C'est du blues, mais du bon blues. Pas celui que tu connais. Pas celui qui te fait vider ton verre. Mais mon blues. Le p'tit jeune traînait la patte le long de la route, le pouce levé et le dos rond. Je me suis arrêté dans le genre gentleman, même si c'est interdit dans cet état. Nevada, je ne t'ai jamais aimé. Nevada, tu as refusé mon étoile. Nevada, moi non plus. 

- Poses ton sac à l'arrière, le coffre est plein. Et poses tes fesses. Café ? Lançais-je.

- Vous me sauvez la mise ! Va pour un café. Cela fait une paye que je traîne sans voir personne. Et quand je croise une tire, généralement ils respectent trop la loi pour me venir en aide.  Moi c'est Vincent. Vincent Vega, précisa-t'il en tendant la main.

- Jules. Tu as une clope gamin ? J'en achète à la prochaine station. 

- C'est bien le moins que je puisse faire. C'est quoi votre musique ? Je connais ça. Dit-il en me sortant une cigarette.

- Mon cul y'a rien intérêt que tu connaisses. C'est Anita Supertramp. L'étoile de notre siècle. Elle a chanté dans 26 états, 8 pays, et sorti 22 disque d'or. La voix de notre peuple. Elle écrit elle-même ses chansons depuis 20 ans, tu te rends compte ?

- Ouai bah c'est un truc que j'ai jamais pigé. Je ne vois pas comment on peut écrire autant de connerie. Et c'est toujours pareil en plus.

- Attention gamin, là tu t'aventures dans un endroit bien trop dangereux pour tes trois poils de barbe. Anita Supertramp, c'est le top du top, tous ses textes abordent des sujets sensibles, de la violence à la drogue, c'est Anita. C'est un bout de femme extraordinaire. Alors tiens ta langue si tu veux pas faire le voyage derrière. On est cool ?

- Pas de soucis, on est cool... dit-il en avalant sa salive. 

Manquerait plus qu'on se moque de mon étoile. Les gosses d'aujourd'hui sont tous irrespectueux. Incapable de reconnaître de la bonne musique. Et ces panneaux de malheurs sur la route ! Tous plus poussiéreux les uns que les autres, on ne peut pas retrouver son chemin dans ce foutu pays. Et moi, je manque de temps.

- Cela ne vous dérange pas si on met la radio vite fait ? Je voudrais connaître le score, il y a les Wolf Pack qui jouent ! 

- Bon vite fait alors. Balançais-je en grognant. J'aime pas trop les infos.

"Aujourd'hui comme d'habitude le soleil tape fort et la bière fraîche du soir se fait attendre, restez avec nous pour connaître les résultats du bridge de... sschrrsss... vous êtes de nouveau sur Hawthorne 98.7 FM et nous sommes là pour vous passer un peu de country avec notre invité... sschrsss... depuis maintenant 6 heures nous sommes sans nouvelles de la police, la superstar est introuvable et semble avoir disparu, si vous avez la moindre information concernant Anita Winnfield, connu aussi sous le nom de Su-...

- Bon aller ça suffit. Je t'ai dit que ça m'emmerdait les infos. Et je claque d'un coup sec la radio. 

- Mais attendez, ils allaient parler de votre idole là non ?

- C'est des conneries la radio. Au même titre que la télévision, tu peux me croire. 90 % de ce qu'ils racontent est truffé d'ânerie. Tout est fait pour qu'on se sente pas en sécurité et qu'on achète plein de trucs dont on n'a pas besoin. 

- Oui mais là ça avait l'air différent, c'était votre Anita quand même ! Cela devrait vous intéresser un minimum non ?

- Ah oui ? Et pourquoi ça devrait m'intéresser ?

- Bah vous êtes un fan non ? Vous devriez être extrêmement intéressé par ce genre d'actualité quand même ! Vous avez l'air de tout savoir sur elle.

- Bien sûr que je sais tout. Tiens, je sais même combien de titres exactement il y a sur la face B de son troisième album, qui a pourtant été le plus controversé à cause de son amant de l'époque, ce petit con d'Antoine. Il l'a battait le salaud. Tiens y'a une station là, on va pouvoir s'arrêter, faut que je fasse le plein de cigarette.

J'ai garé la voiture à l'ombre pour pas qu'elle chauffe trop. J'ai vérifié que le coffre était bien fermé, et j'ai tourné mes bottes vers la station. A l'intérieur, j'entendais encore les gens parler de l'enlèvement d'Anita Supertramp. Quel bande de naïfs. Comme si une fille comme elle pouvait disparaître comme ça. J'ai demandé des Lucky souples, je déteste les paquets durs. Ça abîme les poches. J'ai pris un truc pour becter en vitesse le temps que le gamin fasse sa petite affaire. J'ai tourné en rond en inspectant le rayon musique. Bien. Il y avait les albums d'Anita. Au moins une bonne chose de faite dans cette station. Je voyais le gosse au loin, en train de draguer la vendeuse. Et à côté, le journal télé continuait de relater l'enlèvement d'Anita, comme si le fait d'en parler toutes les heures allait changer quelque chose. Selon les journalistes, la police se rendait à la maison de ses parents… « Oh gamin ! On y va. » L'interpelais-je.

- Bon dieu vous êtes obligé de meugler comme ça ? Me dit-il

- Et toi invoques pas le nom du seigneur en vain. On décampe. Lui fis-je.

- Attendez il y a encore les infos sur votre petite là, regardez un bout ! Allez quoi !

- Non j'ai dit on décampe ! Les gens commençaient à nous regarder, j'aime pas ça.

Une fois dans ma bagnole j'ai fait vrombir le moteur en un tour de clé. Une fois sur la route et calmé, j'ouvrais la fenêtre pour cracher un coup et prendre un peu d'air frais.  S'il y a un truc qu'on ne peut pas reprocher à cette bonne vieille Amérique, c'est le plaisir de conduire sur des routes interminables en plein cagnard, la fenêtre ouverte, la radio qui crache et une clope aux lèvres. Un plaisir de tous les diables. Vous jonglez entre votre dos trempé de sueur et le vent frais de face. Vous roulez pendant des miles sans voir une trombine, mais les stations sont toujours blindées de peuple. Une main sur le volant, et l'autre qui claque des doigts au son des rifts de guitare des vieux tubes de rock grésillant sur votre vieille autoradio. Que ce soit le matin, en plein midi, ou au coucher du soleil, vous ressentez toujours la même émotion : ce sentiment de plénitude. Ça vous prends toujours sans que vous ne sachiez vraiment expliquer pourquoi. C'est comme si tout le bordel était parfaitement aligné pour vous ravir. L'odeur de la cigarette grillée, les rayons de soleil placé sur votre peau, la brise qui coule sur votre bras négligemment placé à l'extérieur, la rythmique de la musique…

- Vers où est-ce que vous faites route Jules ? Me demanda d'un coup Vincent.

- A la North Columbia Schoolhouse Cultural Center. Je vais voir un concert

.- Sans déconner ? Vous allez voir qui ?

- Anita Supertramp.

-…

- Il y a un souci petit ?

- Non mais… Enfin, vous faites exprès non ? Vous savez bien que tout le monde est à sa recherche quand même.

- Oh tu sais, moi j'me dit, vu ce que le Seigneur fait tous les jours, plus rien ne m'étonne. Vu le temps que j'ai passé sur la route ces derniers jours, je vais pas m'arrêter maintenant comme un fesse-mathieu.

- C'est vous qui voyez. Tant que vous me déposez aussi loin que possible, c'est pas mes affaires. Et vous vous venez d'où ?

- Du Colorado. Je me suis tapé plus de 600 miles en deux jours.

- Sacrée course. Vous faites quoi au Colorado ? Vous bossez ?

- J'ai une boutique de disque. Des vieux vinyles surtout. Rien d'extraordinaire. Et toi petit ? Qu'est-ce que tu fais à faire le vagabond sur le béton ?

- Ah moi… Je cherche une fille. Une vieille connaissance en quelque sorte. J'ai tout quitté pour la retrouver.

- C'est l'amour ça petiot. Comment elle s'appelle ta brune ?

- Anne. Ma brune s'appelle Anne. Comment vous savez d'ailleurs que c'est une brune ? Me lança Vincent étonné.

- C'est toujours une brune, gamin. La blonde, c'est pour une nuit, la chaleur d'une femme d'un soir, celle qui fait des promesses et qui te laisse espérer. La blonde, c'est celle qui te fait rire, celle qui prépare ton p'tit dej' et le café. C'est celle qui aime te voir te battre pour elle, bousculer des types et descendre des bouteilles pour elle.  La blonde, c'est ta copine du lycée, celle qui attirait la lumière et qui faisait de vous un beau couple. La blonde, elle roule des fesses, et fait tout pour te plaire. Pas parce qu'elle est bête, mais parce qu'elle a toujours attiré le regard des autres. La blonde n'est pas la femme de ta vie, c'est la femme de tes envies. La brune en revanche, elle te tiraille, elle te fout les jetons, elle t'embrasse comme tu aimerais vivre : avec fougue et douceur. Ta brune, c'est pas la belle de tout le monde, c'est ta belle. C'est ta nana, et pas une nana qu'on regarde comme ça dans la rue, qu'on reluque entre deux bières. Ta brune, elle fait pas le café, elle le boit avec toi. Elle glousse avec toi et elle gueule avec toi. C'est ta souriante et ta bien-pensante, ta forcenée et ta toute-crue, ta terrible et ta délirante, « Ta ».

- C'est bien dit… Vous en connaissez une dans le genre ?

- Dans le genre ouai. Ma femme est morte il y de ça des années. Ma brune, c'est ma fille. C'est la seule qui compte. Pire qu'un amour d'ado si tu veux mon avis, c'est l'amour paternel.

- Mes excuses m'sieur. J'pensais pas à mal. Elle s'appelle comment votre fille ?

- Y'a pas de mal, mais là par contre tu vas trop vite en besogne gamin. Retrouve ta brune d'abord. Balançais-je dans un clin d'œil.

- Haha ça marche.

Pas méchant ce môme. J'pouvais bien l'emmener un peu plus loin que prévu. Faut que je le lâche avant de faire mon affaire par contre. Je voudrais pas qu'il voit ça. Plus que quelques bornes et je serais enfin arrivé. Je me demande où ils en sont avec cet affaire d'enlèvement. Pauvre Anita. Elle ne mérite pas ça. Une artiste comme ça qui se donne à fond et qui nous donne tout depuis tant d'année, c'est pas réglo. Si je pouvais mettre la main sur les salauds qui ont osé lui faire ça. De quel droit ? J'me pose la même putain de question depuis des jours. C'est un coup à ce qu'elle voit sa carrière gâchée, sa vie foutue, traumatisée à jamais. Non. Personne ne fait ça à mon étoile. Il faut savoir tenir sa parole.

- Remets la radio gamin, on va voir s'ils ont du nouveau ces cons.

- Ah voilà qui a du sens !

« …sans que cela puisse mener à quelque chose, et donc nous ne pouvons transmettre d'informations pour l'instant. Nous rappelons que la victime s'est faite enlevée dans son hôtel de l'Utah, alors qu'elle allait bientôt terminer sa tournée de deux ans au Nevada, elle se rendait à son dernier concert North Columbia Schoolhouse Cultural Center. Tout nous porte à croire pour l'instant que ce serait son ex petit-ami, Antoine Wallace, qui aurait déjà tenté de la joindre la semaine dernière. Si vous avez la moindre information concernant l'enlèvement d'Anita Winnfield, aussi connu sous le nom d'Anita Supertramp. Un numéro à été mis en place pour toute déposition : 555-101. Merci Frank pour ce retour, nous allons maintenant donner la parole à notre homologue en Ukraine qui… »

- Bon et bien c'est pas fameux, sorti Vincent en claquant la radio. A votre avis, qui aurait pu faire un truc pareil ? Son ex vous croyez ?

- Aucune idée. M'étonnerait que ce soit ce con d'Antoine. D'après ce que j'avais entendu, il s'était fait botté les fesses façon sévère par un gars. Un type de la famille d'Anita. Enfin bref, il a compris la leçon si tu veux mon avis.

- Mais alors qui ? C'est sans doute un fan légèrement psycho non ?

- Dit pas n'importe quoi. Une fille comme ça, elle est gardée par une armée de garde du corps. Alors pour qu'un rigolo passe toute la sécurité, c'est pas la moitié d'un con, j'te le dis comme je le pense. J'pense plutôt à des types qui voudraient du grisbi en échange.

- Kidnapping contre rançon ? C'est à l'ancienne quand même. Ils sont où vos billets ? Demanda-t-il d'un coup.

- Dans la boîte à gants pourquoi ?

- Entre nous ça m'étonnerait que vous arriviez à la voir ce soir. Vaut mieux vous faire rembourser. Dit-il en commençant à ouvrir la boîte à gant.

- T'embêtes pas pour ça, j'me débrouillerais. Laisses j'te dit ! Mais Vincent continuait de fouiller. Il va finir par…

- Mais non ça me dérange pas ! Ah les voilà… alors, place assise, premier rang….Jules Winnfield et… Vincent s'arrêta net de parler.

- Fallait que tu foutes ton nez dans mes affaires. Dans ma vie privée. Je ralentissais la voiture pour la garer sur le côté.

- Attendez, vous …

Il n'a pas finis sa phrase. Je lui ai envoyé mon poing dans la trombine. Puis un autre. J'ai défait ma ceinture et j'ai porté mon poids sur lui. J'ai pris sa tête et je l'ai cogné contre la vitre. Sur le haut de la boîte à gants. Et contre la vitre encore. Il ne bougeait plus. J'ai ouvert sa portière, je l'ai jeté dehors. Je suis sorti de ma bagnole, j'ai jeté un coup d'œil autour, personne. J'ai marché jusqu'au coffre, je l'ai ouvert, j'ai pris ma pelle. J'ai trainé ce bougre de jeune con un peu plus loin dans le désert, à quelques mètres de la route. Vincent grognait et commençait à s'agiter. J'ai pris appui de mon pied sur sa poitrine, et avec un bon élan, j'ai abattu ma pelle. Plus de problèmes. Mais j'devrais changer de pantalon. J'ai creusé un trou vulgaire, et je l'ai laissé là. J'avais rien pour faire une croix, donc j'ai récité quelques paroles histoire de, et j'ai tourné les talons.

Ils ont refusé mon Anita à son dernier concert. Les fils de loup. On a pas le droit d'annuler un concert au dernier moment, c'était une consécration cette tournée. Jamais elle ne finira sur un échec. Mon étoile. Je ferais ce qu'il faut pour qu'ils tiennent leur parole. Dans ce monde, il y a ceux qui tiennent leur parole, et ceux qui ne respectent pas leur parole. J'ai dit il y a deux ans que je retrouverais ma fille au Nevada pour son dernier concert. J'y serais. Et elle aussi. En remettant ma pelle dans le coffre j'ai fait attention à sa tête. Qu'est-ce qu'elle est belle quand elle dort.

Ma Buick toute déglinguée a redémarré dans un nuage de fumée, les problèmes derrières et le soleil devant. On n'arrête pas un homme qui tient sa parole.