Kinn le fripon

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Lucinda N. Whackblight
Galop d’essai, Kinn
Cette nouvelle est dédiée à ma fille, Gabrielle, mon tourbillon de joie, qui inventait un rituel pour conjurer les tourments nocturnes causés par une insomnie persistante et dont je compris le sens métaphysique que trop tardivement. Il fallait répéter avec elle : « Princes, princesses, reines et rois. Et elle envoyait un baiser en l’air.
Bonne nuit, ma Gaby chérie.

Rien ne nous induit plus à avoir la foi que la peur, la certitude d’être menacés. Quand nous nous sentons des victimes, toutes nos actions et nos croyances deviennent légitimes, même les plus contestables… Carlos Ruiz Zafon, « Le jeu de l’ange »

Un cheval mort, c’est de l’art ? Un corps d’étalon suspendu par des sangles est exposé à la vue de tous à Genève. Les réactions sont plutôt vives. Pour les artistes, « le cheval de bataille » représente toutes les batailles déchues – les grandes et les petites – surtout celles qui demeurent dans l’invisible. (Le Matin, 04.04.13)


Il était une fois, ce qui peut paraître inoffensif par ailleurs, une espèce de trahison qui livrait l’économie de la France à une nouvelle crise alimentaire. Au début février de l’année 2013, le scandale survint lors de la découverte de viande de cheval dans des lasagnes au bœuf ; au cours du mois, ce sont les raviolis, les cannellonis, les spaghettis bolognaise, la moussaka et le hachis Parmentier qui sont retirés de la vente !
Il ne s’agissait, cette fois-ci, ni du prion, ni de la grippe H1N1, ni de l’encéphalite spongiforme bovine ou de toute autre bactérie exotique provenant de Chine ou d’ailleurs ; ce ne serait qu’une vulgaire boulette dans l’étiquetage et ne comporterait aucun risque sanitaire, au point que le Secours Populaire se disait même prêt à organiser la distribution des quelques 4,5 millions de plats retirés des rayons des hypermarchés.
Les habitués du PMU comme Nono et Bébert, accoudés au bar crachaient leur haine raciste en jurant que des terroristes s’immisçaient partout dans les usines et sabotaient insidieusement l’économie d’un pays tout entier. Ils appelaient ça du « noyautage ethnique ».
Les médias parlaient de principe de précaution, de trafic véreux, de corruption galopante dans la filière agroalimentaire. Mais la paranoïa que cela engendra fut de courte durée. Il fallait bien manger ou mourir un jour.
Seulement, dans la discrétion la plus parfaite, car le prosélytisme, même réservé, ne répondait pas à une préoccupation majeure, certaines familles soucieuses de perpétuer la tradition religieuse concernant la distinction entre les viandes pures et impures furent dans l’obligation de réaffirmer auprès de leurs enfants le choix de ne jamais consommer de porc ou de cheval. Aaron en profitait pour rappeler à ses fils que les affaires se portaient à merveille depuis le début de l’année et Yacine parlait d’un doublement du chiffre des ventes à l’épicerie. Et en aucune manière, les fils de Yacine ou d’Aaron n’avaient imaginé que la majorité des Français et de nombreux Européens ignoraient que la viande de cheval appartenait à la liste des aliments interdits par Dieu lui-même.
C’était ainsi. Pour Aaron ou Yacine, les choses étaient simples, que cela soit l’obéissance docile à la loi céleste ou la soumission aveugle aux enseignements des chefs religieux, pour eux la voie était toute tracée et les limites à ne jamais franchir établies. Mais l’une des filles de Yacine, Farida, croisa le chemin d’un prof de français, en classe de cinquième, elle avait douze ou treize ans. Ce Monsieur Verdelet était un passionné de littérature, probablement écrivain à ses heures perdues et qui lui transmit, de toute façon, le goût de la lecture et c’est ainsi que Farida découvrit Jean-Paul Sartre et la dissimulation, car pour lire sans éveiller de curiosité ou de soupçon de la part de ses proches, il lui fallut feindre l’inculture. Elle accrocha avec Les Mots et s’intéressa à la vie de Sartre : Poulou, l’enfant-singe… Et un étrange lien commença à naître entre Farida et l’auteur du Diable et le Bon Dieu. Et puis, il y eut La Nausée, qui exigea d’elle un effort héroïque pour s’absorber dans la lecture du journal intime d’un homme, un certain Antoine Roquentin… Enfin, elle s’aperçut que Jean-Poulou exposait dans le Huis clos, l’idée que l’enfer c’était les autres, que les proscrits, les impurs, les tabous l’environnaient, elle et sa famille depuis toujours.
Dès que le fils d’Aaron trouva le courage pour le faire, il exigea qu’on l’appelle Moïse et non Moshé. On n’admit que son argument esthétique était fondé, tout en lui rappelant la valeur incontestable de son héritage culturel. Mais les jérémiades et l’air de commisération douloureuse de sa mère ne firent que le conforter dans sa conviction de faire cavalier seul un petit bout de temps. Sa rencontre avec Kinn, il en était convaincu, l’y avait aidé. Surement que les séances d’équithérapie n’eurent pas les résultats escomptés pour les parents de Moshé. Cependant, il était indéniable que leur fils faisait des progrès remarquables sur le plan de la communication. Aaron se convainquit bien malgré lui que les conseils d’un de ses clients goy concernant les thérapies alternatives n’étaient pas complètement insensés. Il ne franchit le pas qu’au prix de notables efforts pour surmonter sa répulsion à l’égard de l’animal. En moins d’une année, Moshé revenait chaque semaine de sa séance d’équitation, les vêtements empuantis d’une odeur forte et sauvage. Au début, cela était intolérable et exigeait d’ouvrir toutes les fenêtres de la voiture sur le chemin du retour. Et puis, des rêves troublants prirent formes dans l’esprit d’Aaron, des rêves peuplés de centaures, de chimères, d’hippogriffes et de griffons. Les hennissements de ces êtres fabuleux comportaient des tonalités stridentes qui stupéfiaient l’âme au point de la précipiter dans une peur panique. Les rugissements des autres créatures clouaient sur place, les sifflements des pseudo-sauriens provoquaient la fuite des indésirables. Témoin de ces joutes extraordinaires, Aaron en sortait toujours indemne, comme si ces monstres fabuleux acceptaient son humble présence en leur sein.
Ainsi, le début de l’année 2013 se distingua par une nouvelle preuve du dysfonctionnement intrinsèque du système-monde. Et lorsque Fanny, quatorze ans, apprit lors du journal de Claire Chazal, que ses raviolis préférés qu’elle engloutissait presque sans mâcher tous les dimanches et mardis soirs, contenaient du cheval, elle émit un hoquet de surprise. Elle écarquilla les yeux d’horreur quand le reporter expliqua que de nombreux autres produits devaient aussi contenir de la viande de cheval. Elle lâcha sa fourchette qui en tombant ébrécha le bord de son assiette et finit sa course sonnante et trébuchante sur le plancher de la cuisine. Son estomac se noua une fois de plus à l’énoncé des différentes marques concernées.  Il se noua une fois de trop. Une irrépressible nausée remonta jusqu’à sa glotte. L’adolescente fit une tentative désespérée pour ne pas rendre tout le contenu de son estomac sur la table, elle tituba en direction de l’évier, mais elle ne fit qu’aggraver la situation. La jeune fille fut secouée de spasmes douloureux au niveau du diaphragme. La tête au dessus de l’évier, la bouche grande ouverte, haletante, la malheureuse ne s’attendit pas déféquer sur elle sans crier gare. Fanny courut vers les toilettes, en larmes, et réprima en vain un haut-le-cœur devant la porte des w.-c. pour finir par dégobiller tout le reste de moussaka dans le couloir à moins d’un mètre des cuvettes.
La mère avait assisté à la scène totalement stupéfaite. Toujours assise à sa place, en face de sa fille, complètement éclaboussée par les gerbes de vomi. Du couloir, lui parvint, les lamentations de Fanny : « Maman, au secours. J’ai fait sur moi. » Elle reprit ses esprits et évalua les dégâts depuis l’évier de la cuisine et en direction du couloir de la salle de bain. L’odeur nauséabonde emplissait l’appartement. Elle rejoignit sa fille en évitant de glisser sur les reliefs de vomissure et d’excrément. Fanny, affalée sur le sol, contemplait épouvantée les résidus organiques qu’elle avait expulsés de son corps.
- Maman, j’ai dévoré Kinn... C’est le cheval préféré du centre équestre... Maman, ils vont me haïr !... On ne mange pas le cheval… C’est comme manger de la chair humaine, Maman… Kinn est notre ami, il nous aide à mieux aller...
Fanny avait le gros cœur, elle prononça ses paroles entrecoupées d’halètements déchirants.
- Voilà, tu nous fais une indigestion. Tu ne mâches pas quand tu manges. Et puis, tu adores ça la moussaka d’habitude !
- Mais tu n’as pas entendu, à la télé ! La moussaka... aussi… On m’a forcé à avaler du cheval ! C’est une profanation !... Un viol ! Oui, c’est un viol ! On devrait porter plainte pour viol, Maman !... J’ai été violé, Maman !...
Elle délirait, ses propos évoquaient un crime horrible, une réalité déformée par une fièvre carabinée, pensait la mère de Fanny. Il n’y avait pas mort d’homme et encore moins, un attentat à la pudeur. Mais Nadine se préoccupait beaucoup plus de la manière de faire disparaître ce désastre. Visiblement, elle se taperait le boulot toute seule, un cauchemar récurrent dans sa médiocre existence. Elle secoua la tête comme pour éloigner les pensées funestes et tendit une main secourable à Fanny.
- Allez, viens te laver. On en reparle après, à tête reposée, d’accord ?
Nadine trouva une place pas trop éloignée du paddock principal où se déroulait la séance d’équitation. La classe des soigneurs ne tarderait pas à amener les chevaux leur pansage terminé. Nadine reconnut tout de suite Kinn, un bel alezan couleur brun café avec ses yeux vairons, son œil bleu lui donnait l’air d’un pirate.
Fanny refusait de se nourrir depuis plus de trois mois et elle se décida à revenir au centre équestre seulement à la condition que Kinn le demande expressément.
Moïse cogna timidement contre le pare-brise. Fanny ouvrit lentement les paupières. Kinn lui fit un clin d’oeil. « Lève-toi et marche, ma petite Fanny. Ça ne te dit rien ? Vas-y Moïse, dis-lui, toi. »
- Fanny… Je parle maintenant. Et j’entends la voix de ton cheval chéri. Il nous invite cet été au centre équestre d’Avignon où il va faire un stage. Nous en profiterons pour faire le festival, nous dit-il. Kinn nous conseille une pièce de Jean-Paul Sartre à ne pas manquer, Huis Clos par le Théâtre Laurette. Nous pourrons bénéficier de l’érudition d’une certaine Farida, précise-t-il.

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