Kuala-Lumpur/Paris
Georges A. Bertrand
Kuala-Lumpur/Paris
« Cela puait la lavande, le camphre, l'essence de géranium, la sarriette et la sauge. Les aspérités de la peau râpèrent l'extrémité de ses doigts, frémirent sous la caresse, burent le remède dans le silence de la chambre ». Je songeais à cette phrase de Jean-Baptiste Del Amo dans Une éducation libertine en regardant, dans I don't want to sleep alone de Tsai Ming-liang, la scène où un vagabond, recueilli par de pauvres travailleurs bengalis dans une banlieue sordide de Kuala-Lumpur, est quasiment « adopté » par l'un d'entre eux qui, un jour, lui frotte avec amour son dos, dévoré par les bestioles. Par-delà les siècles, ceux de la narration, et les frontières, des sentiments identiques, et dans les deux cas, dans le plus grand silence.
Je me souviens de deux escales à l'aéroport ultra-moderne de la capitale de la Malaisie, à l'aller et au retour d'un court séjour sur l'île de Java, où je voulais voir le Chandi Borobudur, un matin, au lever du jour, lorsque le site est encore noyé dans le brouillard et que la grande chaleur rend l'atmosphère des lieux semblable à celle régnant à l'intérieur d'un hammam. L’humidité y est alors comme parfumée et l’herbe, foisonnante, sent les fines herbes. J'y étais seul, dans l'un et l'autre lieu, à l'aéroport, dans un grand hall vide et bleuté, dans les « allées » extérieures du temple, bordées de bas-reliefs orangés racontant la vie merveilleuse du Bouddha et semblables à des coursives courant le long des terrasses superposées du monument pyramidal, couronné en son sommet d'un stupa en forme de cloche. Dans le film de Tsai Ming-liang, souvent, la caméra, immobile, filme de l'intérieur un temple moderne et inachevé, celui d'un futur parking ou d'un centre commercial, fait de terrasses de béton courant autour d'un trou, de forme géométrique, rempli de l'eau des dernières pluies, qui doublent, ainsi, le nombre des galeries, lugubres et grises. Comme un Chandi inversé, dans tous les sens de l'adjectif. Les lignes, là, sont en général rectilignes et brisées, alors que dans les étages plus ou moins effondrés du taudis où vivent les Bengalis du film, règnent les courbes et les couleurs, celles, entre autres, de leur torse nu et luisant de sueur ou de l'eau de la toilette, torse semblable à celui des bouddhas calmes et souriants qui méditent sur les terrasses embrumées de Borobudur.
Je suis retourné, depuis, à Kuala-Lumpur, ville géante, où, comme quasiment partout en Asie désormais, se côtoient deux espaces. Les quartiers « traditionnels », à savoir faits de petits immeubles de béton d’une grande laideur en général, mais peuplés les uns d’Indiens, les autres de Chinois, et parsemés de rares temples à l’intérieur desquels on se sent comme « retranché » du monde, à défaut d’être transporté comme à Borobudur au-delà du monde. Et puis les hautes tours métalliques, rivalisant d’originalité, parfois même d’une certaine beauté, surmontant des mails réfrigérés, grandes allées étincelantes de lumières, de réclames, bordées d’étendues vitrées protégeant les étalages de la mondialisation marchande et reflétant toute une jeunesse déambulant, portable en main et lourde mèche de cheveux lisses, la plupart du temps noirs ou poil de carotte car oxygénés, tombant sur les yeux. Et m’y promenant parfois, car il y fait frais, je ne peux que songer à ceux qui les ont construits, ces buildings, à ceux qui rêvent, une fois retournés dans leur pays, de se faire construire, dans une banlieue lointaine de Dhaka, une petite maison vaguement prétentieuse, pour prouver à leur famille que leur souffrance doublement cachée, à celle-ci comme aux gamins en balade dans le paysage artificiel où ils passent leur temps libre, n’aura pas été inutile.
A Paris, ville où se situait, il y a bien longtemps, l’action d’Une éducation libertine, il existe des chambres, de quelques m², insalubres et aux cloisons branlantes, tronçons de couloirs saucissonnés, où s’entassent des êtres humains, africains ou asiatiques avec un petit tapis de prière roulé au pied du sac de couchage ou une pousse de bambou posée sur un coin de l’évier. Cela sent, souvent, l’encens, le faux, le chimique, celui qu’on achète vers la Gare de l’Est, et qui rappelle le pays qu’on ne retrouvera peut-être jamais « pour de vrai ». Alors, le soir, sur l’écran minuscule d’un téléphone portable, on en regarde les nouvelles, juste pour ne pas l’oublier. Je me promène parfois le soir, en silence, avec l’un de ces êtres venus de loin. Paris ressemble alors à Kuala-Lumpur, à Borobudur, à un décor de cinéma, au Louxor d’avant, lorsque la salle, miteuse, projetait des rêves de série B en technicolor, loin des films de Tsai Ming-liang.
Il ne manque que la chaleur.