Kuklos
maddie-perkins
1
Il entre dans la maison. La porte claque, le verre tremble. Des dessins sur le verre, des flamants roses, vibrent sur les vitraux pastel. Dans le couloir, la voix de Ben E. King résonne, noie sa silhouette. Il danse, jette sa veste au pied de l'escalier. Il entre dans la cuisine, elle sursaute, le plancher craque.
« There goes my babyyy »
Il tend les bras, ils tournoient, le jupon de sa mère s'envole. Il mime les paroles de manière théâtrale et déclenche ses rires. Il se penche sur sa main, la baise. La bouilloire siffle. On n'entend pas, on n'entend plus. Plus de musique : juste la bouilloire.
Monsieur Spillman est entré dans la cuisine, sa large main sur le poste de radio. Mère et fils s'écartent. Celle-ci lâche le torchon. Il les regarde, agite les lèvres. Pause.
– Vous dansez... ? accuse-t-il, Sur des airs de nègres…
Pas un corps, mais deux — frémissent.
Silence.
– Je retourne en bas, j'ai du travail.
Ses yeux sillonnent le fils, lequel acquiesce avec droiture. Les pas de Monsieur Spillman s'amenuisent bientôt dans le couloir, jusqu'à faible résonance, là-bas dans la cave. Il referme la porte après avoir agité la cage du grand mainate.
– J'ai préparé ta collation.
– Préparé ta collation ! répète au loin l'oiseau.
Sur la table, sur la nappe brodée, il y a une petite assiette avec deux sandwiches au jambon et un grand verre de lait froid. Daniel Spillman s'assoit, observe le plat, croque.
– Merci maman.
Celle-ci se tient devant l'évier, à se perdre par la fenêtre. Daniel mange, Daniel boit, la quitte du regard.
– Ton père s'est enquis de toi cette après-midi.
– J'étais au cinéma.
– Oh, et qu'es-tu aller voir ?
– Le dernier film de Monsieur Hitchcock.
– Comment était-ce ?
– Familier.
Il lui adresse un sourire puis se retire dans sa chaise. L'assiette est vide.
– Je vais mettre la table dans le salon.
Il hoche la tête, se lève.
À l'étage, le soleil enflamme les murs de la chambre. Daniel Spillman s'allonge sur le tapis, allume une cigarette, admirant un nuage de fumée se former, s'évaporer, jusqu'à perdre conscience, d'abord de la maison, puis de la pièce, du tapis entre ses doigts, enfin de lui-même.
Une heure passe, douce comme un rêve, lorsqu'une mouche détruit ce long processus, venant se poser sur son front. Il perçoit les petites pattes se déplacer, vibrer contre sa peau. Il ne bouge pas, il se concentre, les paupières closes. Lorsqu'il ouvre les yeux, la mouche s'envole. Il la saisit rapidement dans sa paume, et lorsqu'il desserre le poing, l'insecte oscille, déformé. Daniel observe la chair noire, cette minuscule goutte de sang, poindre au coin de l'aile. L'insecte s'effondre. Dans les sillons de sa main, il observe alors le petit corps ratatiné, soulève une patte. La patte retombe. Il jette la charogne sur le tapis, s'allonge encore un peu.
Le vide est entré en lui, malgré la mouche, malgré la branche contre la fenêtre, malgré les bruits du sous-sol qui remontent par le radiateur. Il croise les bras, sifflote, percevant le plafond comme un sol nouveau. Il lui semble se tenir à l'envers, en apesanteur, indétrônable.
2
Elle sort de la voiture. La portière claque. Elle remonte le jardin désertique, soulevant la poussière, et la terre — dans le vent. Sa chemise gonfle.
La maison est grande, perchée au sommet des marches qu'elle gravit. Elle s'arrête devant la porte, et sans la moindre hésitation, serre le poing et frappe.
À l'intérieur, de petits pas se pressent, vifs et cadencés, élégants talons claquent le parquet, mollets harmonieux dans leur rondité, bordés par l'ourlet d'une jupe trois-quarts. La main sur la poignée dorée, le poignet pivote sur la droite.
Il l'entend l'appeler en bas, sa mère. Il sort de la chambre, s'élance dans l'escalier, ses pieds, lestes, virevoltent sur les marches qu'il descend deux à deux.
– Une jeune personne te demande, Daniel !
La jeune femme observe le cuir du portefeuille, seule sur le perron, fait glisser son doigt sur le monogramme. La porte s'ouvre.
– Daniel Spillman ?
– Oui, c'est moi.
Il est très grand.
– Je pense que ceci vous appartient.
Il remarque le portefeuille entre les mains de la jeune fille.
– Vous l'aviez oublié dans la salle de projection.
– Merci, c'est très gentil de vous être déplacée. Vous travaillez au cinéma ?
– Oh, non ! rit-elle. Mais j'y habite presque.
Courtois, il sourit avant de demander :
– Avez-vous aimé ?
– Pardon ?
– Le film, l'avez-vous aimé ?
– Oui, beaucoup.
– Et l'avez-vous trouvé effrayant ?
Elle hésite.
– Je l'ai trouvé triste j'imagine...
– Triste, répète-t-il.
– Oui.
Un silence, un regard s'échange.
– Daniel ?
Monsieur Spillman au loin.
– J'arrive père ! Excusez-moi, mais je dois vous laisser, merci encore.
– Il n'y pas de quoi.
– Daniel...
Monsieur Spillman paraît derrière son fils avant que ce dernier n'ait pu fermer la porte.
– Bonsoir ! Je ne savais pas que nous recevions...
– Bonsoir.
– Mademoiselle était venue rapporter mon portefeuille.
– Très aimable à vous de vous être déplacée.
Le regard du fils se fixe sur le père.
La jeune femme sourit.
– Propose à ton amie de rester dîner, Daniel.
– Mademoiselle serait sans doute mal à l'aise…
– Vous resterez bien à dîner n'est-ce pas ? Mademoiselle... ?
– Madeleine.
– Eh bien, Maddie, nous nous apprêtions à passer à table...
3
Daniel Spillman joue du piano, le dos bien droit, concentré sur ses doigts et sur les touches qui s'écrasent puis s'élèvent. Une chemise parait à l'extrémité des manches de son pull, de saillantes veines filant entre les os de sa main.
À table, les cliquetis des fourchettes ont disparu, les couteaux sont morts. Madeleine serre d'une main les doigts de la seconde, sous la nappe, observant le musicien et ses larges épaules, cette nuque tannée sous la blancheur du col. La mélodie émane depuis ce dos, rayonne depuis chaque pore, chaque cheveux brun. Sensiblement, ce dos se soulève puis se voûte, suivant le rythme. Ce corps est un prolongement de la note qui se tient, haute avant de mourir lorsque le souffle s'arrête, lors de l'expiration finale.
– Merveilleux, Daniel, murmure madame Spillman, c'était merveilleux !
Mais le fils ne dit rien, il se lève et va rejoindre la table.
– Merveilleusement triste, déclare Monsieur Spillman. Je ne prêche pas pour le jazz, mais ces airs de piano n'égayent guère les invités !
Écoutant les préceptes de son père, le fils se lève et met en marche le tourne-disque.
“I want a dream lover so I don't have to dream alone…”
– Reprendrez-vous un verre de vin, Maddie ?
– Merci, madame, mais la tête me tourne.
– Si la tête vous tourne, c'est qu'il est temps de danser ! Daniel...
– Nous ferions mieux de ramener Mademoiselle, père, il se fait tard.
– Oh, non... Ne vous inquiétez pas, je ne me sens pas si mal.
– Mon cher fils, brocarde Monsieur Spillman, quelle piètre idée de la gente féminine tu as. Mademoiselle est en pleine forme. Aimez-vous lire ? Daniel, montre-lui la bibliothèque avant que ta mère n'apporte le dessert, sa merveilleuse tarte aux fruits et à la crème.
Daniel Spillman reste un instant silencieux, immobile ― quelques secondes.
– Oui, j'aimerais bien voir cela.
La voix de la jeune femme le tire de l'indécision. Lorsqu'il tourne la tête, ses yeux bruns, en amande, le regardent déjà.
La pièce n'est pas grande, mais elle est dotée d'un haut plafond à poutres apparentes. Le feu brûle dans la cheminée, entre les deux fauteuils, illuminant la reliure des livres.
– La vie semble assez calme par ici.
– Vous venez de la ville…
Cette répartie sonne comme un jugement sévère.
S'ensuit un silence.
– Que faîtes-vous ? demande Madeleine.
– Je fixe les champs de coton pour passer le temps, répond-t-il austère, pour les occasions je dévisage la courbure des tournesols.
– Je voulais dire… dans la vie, à quoi travaillez-vous ?
Il s'enfonce dans le fauteuil, embarrassé par ses propres manières.
– Je travaille avec mon père, nous nous occupons du coton et des vignes, et puis je tiens la boutique avec maman, en bas près de la route.
Madeleine acquiesce poliment, remarque les oisillons veiller dans leur cage.
– Vous aimez les oiseaux ?
– Pas particulièrement, objecte-t-il avant d'étudier ce ravissant visage froncer ses sourcils bruns, ce petit visage désabusé. Un instant, il a envie de rire. Je ne les aime pas particulièrement, reprend-t-il, mon père les trouve utiles.
Daniel Spillman sourit, avec ses yeux, de grands yeux noirs.
Tous deux s'épient le temps d'un silence.
– Utiles ? reprend la jeune femme.
Les mains soudées aux accoudoirs, Daniel Spillman se redresse, désirant répondre alors qu'un rire l'entrave. A la place de mots, un sourire dévoile ses dents. Il sourit, car il ne peut répondre. Il en a déjà trop dit.
– Excusez-moi, je vous ennuie.
Il avance dans le fauteuil avant de soutenir d'une voix douce :
– Vous ne m'ennuyez pas du tout. En réalité... c'est à moi de vous présenter des excuses.
Elle le regarde. Il y a quelque chose d'attendrissant chez lui, dans son attitude, dans ses hésitations.
– Pour quelle raison ?
Il se tait, désarmé, tandis que dans la salle à manger avoisinante, un air débute.
– Le dessert doit être prêt, préfère-t-il répondre.
Madeleine se lève, et, violemment, tangue contre le fauteuil.
Daniel Spillman la saisit.
– Ma tête tourne très vite…
– Allons, je vais vous reconduire, nous prendrons votre voiture.
Il a l'odeur du linge propre, du linge qui vient d'être lavé.
Sa joue contre son coeur, les mains sur ses épaules puis autour de son cou, elle danse les yeux clos. C'est seulement à la sensation de ses bras qui enserrent qu'elle prend conscience de danser.
“I hope and I pray, that you'll understand...”
Lorsqu'elle ouvre les yeux, le salon tourne lui aussi : l'horloge suisse, les fauteuils, la cheminée et les livres. La mélodie la berce. A chaque refrain, des cercles de chaleur naissent et grandissent contre ses tempes, contre ce pull si doux, naissent et grandissent au sommet de son crâne où son menton repose, naissent et grandissent dans ces pas, naissent et grandissent.
“... As we dance to this melody for lovers…”
Bientôt, la mélodie devient lointaine et assourdissante, perçue depuis un mur de pierre où chaque mot résonne : ces yeux, ces étoiles dans la nuit, ces cœurs dans les paumes, ces mains qui retiennent, ces lèvres délectables, ces trois mots qu'on attend.
– Maddie… Maddie ? Venez vous asseoir.
D'autres mains viennent la tenir, sur le côté et par la taille. Enfin assise sur le fauteuil elle ouvre les yeux. Trois formes palpitent devant elle comme des feux follets.
– Pauvre petite… Mademoiselle ne se sent pas bien…
Les trois silhouettes gravitent par vagues de couleurs, leurs voix se mêlent, imprécises. Deux ombres se retirent, les rires se dissipent. Un seul visage perdure dans le brouillard, calme. Daniel Spillman est agenouillé à ses pieds.
Ses grands yeux noirs parviennent à percer le voile.
“Your eyes, they glow, like stars... in the night”
Du Hitchcock maintenant ! Ces Spillman m'inquiètent. Qu'as-tu fait, Maddie ?
· Il y a plus de 8 ans ·La remarque de Jeanne est très intéressante : vous laissez de la place au lecteur, c'est exact.
Vous avez beaucoup de talent !
Ana Lisa Sorano
Merci encore Ana Lisa !
· Il y a plus de 8 ans ·maddie-perkins
j'aime votre style maddie-perkins, il laisse de l'espace. le dispose.
· Il y a plus de 8 ans ·un abrazo
jeanne
Jaunie
Merci pour votre lecture et votre commentaire !
· Il y a plus de 8 ans ·Oui, avec ce texte, j'ai voulu être à mi-chemin entre la pièce de théâtre et le roman, c'est peut-être ce qui provoque "l'espace", je ne sais pas.
maddie-perkins
oui, cette sensation que vous posez les personnages, le décor, avant qu'ils n'interviennent d'où, pour moi, la sensation d'espace. et puis j'aime ces phrases courtes. et puis, et puis
· Il y a plus de 8 ans ·un abrazo
jeanne
Jaunie
Je suis ravie que vous ayez senti tout ça, c'est ce que je voulais provoquer.
· Il y a plus de 8 ans ·maddie-perkins