La beauté des anges
Sylvie Palados
C’est au premier étage d’un immeuble de bureaux, dans un petit deux pièces, que vit depuis plus de quarante ans Julienne. Un grand hall d’entrée, immense, la loge du gardien adjacente n’est séparée que par une porte vitrée qu’on voit le plus souvent fermée. Cet ancien immeuble d’habitations à laissé place aux bureaux depuis quelques années.
Seule, rescapée de ce changement d’environnement, dans l’étroitesse de son chez elle, Julienne surveille les nouveaux visages qu’elle voit emprunter le palier. Sa porte est le plus souvent ouverte. Manière pour elle de voir le monde qui l’entoure et d’espérer rencontrer un sourire, entendre une parole qui lui fera oublier la solitude.
Seule, elle ne le fut pas autrefois. Du temps où son mari, commerçant de son état, avait loué cet appartement en face de sa boutique. Seule, elle ne le fut pas quand ses enfants parcouraient en se bataillant les quelques mètres carrés de leur pièce. La chambre de leurs parents semblait un tabernacle. On n’y entrait qu’en frappant ou en y étant invité. Alors le plus souvent, c’était sur le palier ou dans le hall qu’ils s’amusaient. Oui, elle fut heureuse ces années-là, quand leur fils revenu du régiment là-bas à Alger, posa la tête sur son épaule ; ou quand leur fille leur présenta son fiancé et que Dieu aidant, deux beaux enfants virent le jour.
Deux ombres au tableau ternirent son bonheur pourtant. La mort de son mari dans sa soixante-septième année et le fait qu’à trente-cinq ans, son fils n’était pas encore marié. C’est l’homme de la famille, la succession du nom qui coule dans ses veines. Elle le lui avant pourtant dit plus d’une fois, mais il ne semblait pas l’écouter ! Alors de guerre lasse, elle en prit son parti.
Et puis soudain la catastrophe. L’accident. Bêtement, comme tous les accidents de la circulation et l’hôpital. Six mois. La rééducation des jambes, longue, difficile et la souffrance sourde mais constante qui l’accompagne partout.
Il y a les enfants, pas ceux qu’elle a élevés, non, ceux-là n’existent plus ! Ceux qu’elle voit devant elle n’ont pas d’amour, pas de compassion, à peine de la pitié, mais surtout, oh oui ! Surtout de l’indifférence !
Les visites s’espacent, les montres indiquent toujours l’heure trop vite. Les recommandations sont pour la forme : »prends bien ton médicament » ; « fais attention à toi »
Mais la blessure la plus profonde, c’est ce soi-disant intérêt pour sa santé et ce grand désintérêt envers l’argent qu’elle cache dans son linge, là-bas dans son deux pièces. Ses bijoux qu’il faut mettre à l’abri des voleurs… Elle n’ose pas refuser, elle à peur de les perdre, eux, la chaire de sa chaire, alors elle donne ses clefs.
La guérison est enfin là. L’ambulance la ramène. Elle ne pourra surement jamais plus marcher normalement, mais aidée par des béquilles, elle avance. Elle retrouve son chez elle avec joie. Le bonheur la fait même pleurer. Elle avait si peur que l’hôpital la garde !
Elle en fait le tour, comme pour s’assurer que ce n’était pas un rêve. Alors fatiguée, elle s’effondre dans un fauteuil. Elle pense qu’elle est heureuse, mais elle sait que ce n’est pas vrai. Car personne ne l’attendait là, devant chez elle ! A-t-elle tant vieilli ? N’est-elle déjà plus qu’une ombre ?
Non. A la fin de la semaine son fils passe la voir. Il excuse sa sœur, trop de travail avec ses enfants ! Il rapporte les bijoux (sans grande valeur) et annonce à sa mère qu’il va lui éviter toute tracasserie administrative. Il lui suffit pour cela de signer ces papiers, là, sur la table, et il s’occupera de tout, même du loyer. C’est une mère aimante, elle n’ose pas lui demander les deux mille euros qui étaient cachés sous une pile de linge, et elle signe.
De ce jour, c’est vrai, elle ne s’occupe plus de rien !
Son fils lui a acheté une télé, pour qu’elle occupe ses journées ; sa fille lui a payé un four à micro-ondes pour qu’elle puisse faire chauffer les plats préparés qu’elle reçoit de la mairie.
Mais elle lave toujours son linge à la main. La fenêtre laisse passer les courants d’air, la pluie descendant du toit a taché le mur et le sol. Les peintures seraient à refaire. Quand elle en parle à ses enfants, au téléphone, ils lui répondent qu’ils n’ont pas le temps, ou encore, qu’ils ne vont pas ennuyer le propriétaire avec ça. Alors elle se tait. Son bonheur, le seul qui lui reste, ce sont ces visages, ces voix qui font partie d’elle-même.
Dans sa solitude elle ne s’ennuye pas, car elle se rappelle les faits de son existence. Elle revoit année après année cette vie qui fut la sienne. Elle se dit que peut-être, un jour, ses enfants comprendront…
Pour elle, il est déjà trop tard. Demain peut-être, elle ne sera plus. Elle ne regrettera que l’Amour en ce bas monde. Mais elle sourit dans l’obscurité de sa chambre, car elle sait que bientôt, elle découvrira dans l’infinie blancheur des nuages, la beauté des anges !
Très émouvant et bien écrit ce drame ordinaire et pourtant extraordinaire...
· Il y a presque 13 ans ·Edwige Devillebichot
bien belle écriture Sylvie, la gloire et la déchéance et le coeur qui parle encore des temps passées presque souriants, l’inquiétude est là mais la certitude aussi : celle que ça ne va pas durer... que l'éternité prendra le relais... Le vieux Coyote ...
· Il y a environ 13 ans ·Pawel Reklewski