La bête en mal-être

Sandra Von Keller

Des morceaux d'âme se trouvant dans un journal laissé à l'abandon.


Le 26 Novembre 2013 


Aujourd'hui, je désire plus que tout me rendre à la campagne la plus proche pour accomplir une pulsion soudaine. Un désir incommensurable de prendre l'air se fait entendre dans mon esprit.


J'en ai assez de rester plantée face à mon reflet et à mes frustrations du cœur et de la chair. De sentir cette odeur de renfermé et de supporter toute cette oppression dans ma poitrine. De tenir en laisse ce mal-être ardent.


J'ai dormi tout le jour, je me sens paralysée des nerfs. Ma tête est prête à exploser et un jugement muet se fait en moi, je sens qu'il est terrible.


J'aimerais parcourir le monde comme une caresse mais je ne fais que le dévaster. Je veux regarder la nuit tomber. L'écouter se taire. Me laisser saisir par cette épaisseur d'encre qui me rappelle ma bile noire, oui, ce coulis noir obscur et redoutable, ce mal du siècle. Laisser les ténèbres s'imprégner de ce bleu qui pâlit pour envahir mon être épouvanté, mais à l'affût.


Je veux plonger mes yeux dans le ciel sans nuages, puis marcher à l'aveuglette à travers les champs, ne pas avoir la sensation de l'immense horizon plat, laisser effleurer les herbes hautes sur mes poignets fins et les saisir du bout des doigts.


Oh oui comme j'aimerais me laisser saisir par cette pulsion de vie ! Me munir des clés de ma voiture. Sortir de l'appartement vétuste sans prendre la peine de me couvrir ni même de fermer la porte. Puis emprunter les escaliers en claquant des talons comme si ma vie en dépendait, comme si j'étais poursuivie par un grand danger.


Une fois arrivée à destination, j'abandonnerai ma voiture tout phares allumés sur le bas côté. J'irai m''imprégner de la nuit jusqu'à ne plus percevoir les feux ni le son du moteur de ma mini cooper. Je grelotterai, sentirai mes tétons qui se pointeraient de plus en plus sous ma robe de coton.


Mes cuisses menues se laisseraient saisir par le froid pour parcourir mon dos de frissons. Mais mon corps serait chaud, cette nuit glacée mordant l'atmosphère aurait un effet de sueur froide.


Je marcherai lentement, toujours en balayant de mes mains, les brindilles qui gratteraient parfois mes mollets. Le souffle du vent de novembre viendrait s'insinuer dans ma longue et abondante chevelure rousse, je commencerai à avoir mal aux oreilles et à ressentir un besoin irrépressible de me réchauffer les mains et les pieds.


J'imaginerai des mains larges et chaudes qui pourraient les caresser d'une douce brûlure. Des talons jusqu'aux orteils. Étreints par des mains d'homme salvateurs.


Voilà une heure que je marcherai sans m'être retournée un seul instant sur mon véhicule laissé à l'abandon, et je ne sentirai plus le contact des brindilles sur ma peau tant elle sera engourdie par le froid.


Bien sûr, j'espérerai voir le jour se lever avec l'espoir que le vent sera moins vif. Les doux rayons et les beaux soirs de l'été parsemés de brises chaudes et le chant rassurant des cigales viendront à me manquer. C'est avec mélancolie que je penserai aux feuilles mortes, aux arbres nus qui m'entourent.


J'irai oublier mes amertumes, mes chagrins, pour me sentir hors du temps, hors de mon corps, mais celui-ci me rappellera que je ressentirai encore. Je ne pourrais pas ignorer ce froid qui me transpercera de part en part.


Saisie d'un instant de défaillance, je m'allongerai ou plutôt m'écroulerai sur l'herbe avalée par la nuit que j'imaginerai jaunir sous ma carcasse. Mes membres s'appuieront fermement sur le sol comme si je voudrais fondre sous celui-ci puis j'enfoncerai mes ongles dans la terre souple froide et humide jusqu'à qu'elle s'incruste en eux jusqu'aux pores.


Si seulement le sol était éponge, si seulement mon corps était eau, je pourrais y être absorbée à la demande de ma dernière volonté. Si je pouvais y creuser un souterrain, je le ferais volontiers et ne ressortirait plus de ces allées de douleur.


Je resterais là, nichée dans les tréfonds à attendre la faim et la soif s'emparer de moi pour mourir proprement à l'abri des aubes et des nuits. Après tout, mon encéphale est déjà en état de putréfaction avancée, ma conscience est véritablement en miettes, pourquoi ne laisserai-je pas le reste suivre le schéma naturel de toute charogne qui se respecte ?


Le 27 Novembre 2013


Voilà que mon flanc est pris de spasmes, comme de violents sursauts. Je pleure. Silencieusement, je pleure car je sens exister au delà de ma mémoire incompressible ce que je souhaitais tant oublier en venant m'échapper ici. 


Je voulais oublier mon être tout entier et le froid vient me manger les entrailles. Je voulais oublier le temps, et malgré le silence, l'obscurité et le désert de cet endroit, je sens heurter mon âme comme des coups de poings dans le cœur gangrené par des tics tacs stridents. Les forces de la nuit lui fait mieux sentir son Néant intérieur.


Oui, me voilà au cœur de mon malheur. Accablée. Perforée jusqu'aux artères. Prisonnière en plus de cela, la route la plus proche est encore bien trop lointaine. Mais je suis obligée d'aller jusqu'au bout.


Tout ce que je veux à cet instant, tout ce qui occupe ma tête vide, se résume à détruire le mal qui me ronge ou à désintégrer mon cerveau. J'inspire, bloque l'air saccadé en apnée dans mon ventre et aimerait que ce soit si simple. Le corps dit non.


Je relâche, la pression redescend. Je n'en suis que plus fébrile encore d'avoir ressenti cette brûlure du souffle manqué. Je veux alors vomir ma bile dans la terre pour enterrer mes maux, mais je ne fais qu'enlever mes jolis escarpins en daim noir pour les lancer le plus loin possible.


Privée de lumière, face à mes névroses, je perds contrôle, me met à courir sous l'effet de mes troubles affreux, mes orteils sont endoloris et probablement bleus.


Je cours, cours, sans me soucier des éventuels obstacles, je ne fais que sentir l'herbe sèche, à vrai dire, je ne ressens rien. Proie au délire, je vide mes poumons d'une plainte incohérente, de ce mal de vivre, je laisse mon désespoir prendre forme sous les étoiles déjà mortes.


Le 28 Novembre 2013


La solitude est en train de m'envelopper telle une couche grasse et épaisse de crasse. Je crois que je vais arrêter d'écrire dans ce journal. J'ai l'impression que la Bête souhaite rivaliser avec moi. Elle prend vie sur le papier, je pourrais presque la voir surgir et m'envelopper de son ombre. Je ne gagnerai pas la bataille. 

Adieu journal, maudit journal.

Et si je prenais les clés de la voiture ? 

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