La Borne

Gilbert Libé

LA BORNE

LIBERTÉ, ÉGALITÉ….PRÉCARITÉ !

RÉSUMÉ

Pas de logement, pas de travail ! Pas de travail, pas de logement !

Face à ce constat, la « Grande Cause Nationale » du Ministère des Exclus a décidé d’édifier, un peu partout dans la ville, des « Bornes de Survie » réservées aux sans abris et aux exclus.

Elles ont pour fonction principale de fournir une adresse de domicile fixe aux laissés pour compte de la société afin qu’ils décrochent un emploi et réciproquement qu’ils obtiennent ainsi un domicile grâce à leurs revenus. Pouvant enfin justifier d’une adresse, ils seront mieux armés pour s’intégrer à nouveau dans le système…

Quatre exclus de longue date : Dédé, concepteur de la borne, au chômage longue durée ; Josette, quadragénaire joviale, ancienne « Dame Pipi », purgeant une peine de travail d’intérêt général suite à un redressement fiscal, en charge de l’entretien de la borne ; Jacquot, ancien cadre RH recyclé en contrôleur, fonctionnaire du ministère ; et enfin Josiane, petite amie de Dédé, ancienne maîtresse du ministre corrompu… virevoltent autour de l’engin en rêvant à des jours meilleurs. 

Cette kyrielle de personnages, hauts en couleur, va défiler dans cette structure dédiée aux SDF et exclus de tous poils. Le bon sens et la générosité de ces personnages gravitant autour de ce domicile de substitution va nous faire découvrir un monde parallèle des exclus aux antipodes des clichés et larmoiements reçus…

Au terme de leurs pérégrinations, leur rêve deviendra réalité. Ils retrouveront leur dignité, se libéreront de leur nouvelle prison en faisant un « bras d’honneur » à cette société aseptisée.

 


Ó Gilbert Libé – Membre de la SACD - tous droits réservés

1

 

A l’ouverture du rideau, on découvre une construction au milieu du plateau représentant une sorte de sanisette améliorée de forme hexagonale où l’on distingue une entrée au-dessus de laquelle est inscrit : « Réservé aux sans abris » ; la borne de survie «charité ». Sur un des côtés de l’engin, une sorte de distributeur d’argent est installée où chaque personne intéressée peut, grâce à sa carte SDF, obtenir différents services. La construction tourne sur elle-même, et nous fait découvrir chacune des facettes de ce nouveau gadget urbain.

 

Après la première révolution de l’engin, une femme, Josette, quadragénaire, petite et ronde, sort de la porte principale en sifflotant, un balai à la main. Elle fait rapidement l’inventaire de la borne et passe un léger coup de chiffon sur la vitre du distributeur. Entre en scène un homme d’une trentaine d’années, Dédé qui se dirige directement sur le distributeur. Il introduit sa carte, tape un code, patiente quelques instants puis récupère une brosse à dents, fournie par l’appareil. Il sort de sa poche un tube à dentifrice et entreprend de se brosser les dents devant la matrone pas plus surprise que cela.

JOSETTE :

Et bien, ça commence, ça ne va pas tarder à être la cohue !

L’homme la regarde en coin avec un sourire moqueur.

JOSETTE :

Tu peux rigoler, mon gars, c’est pas toi qui vas te taper le nettoyage après !

L’homme ne bronche pas. Une fois son brossage terminé, il vient vers elle.

DEDE :

Dis donc Josette, t’aurais pas une thune à me donner ?

JOSETT

Pour quoi faire ? Encore pour te saouler, hein !

DEDE :

Tu n’y es pas du tout. J’ai pas de monnaie pour aller aux…Enfin tu me comprends !

 

JOSETTE : (Elle cherche dans son porte-monnaie)

Ah bon ! C’est ça. Alors là, je veux bien te dépanner. Sacré Dédé, la dernière fois que tu m’as tapé c’était pour ton « Prozac ». (En aparté) La pharmacie était en rupture de stock et c’est moi qui l’ai fourni. Pauvre gosse, être obligé de se désactiver comme ça à tout bout de champ, quelle misère !

DEDE :

Merci la Josette, t’es une mère pour moi !

JOSETTE :

Ah ! Si j’étais pas là, je n’sais pas ce que vous deviendriez tous autant que vous êtes.

 

DEDE :

Mais on serait là quand même, ma grande, on tournerait tous autour de cette foutue borne comme des abeilles autour de la ruche. T’es notre reine, Josette, et nous les petites ouvrières…

JOSETTE :

…Sauf que vous ne fabriquez pas beaucoup de miel, les cocos ! C’est plutôt le distributeur gratos, les gars, pas besoin de se défoncer pour ramasser le nectar ici !

DEDE :

Aie, on fait ce qu’on peut. On est comme les mathématiciens : on se couche avec une inconnue et on se réveille avec un problème. T’en sais quelque chose, toi, hein ?

JOSETTE :

Moi, c’est différent. Si je suis là, c’est parce qu’on m’y a obligé, mon gars. Moi, j’ai rien demandé. Je n’avais pas de problème. J’étais pénarde à la Gare Saint-Lazare, devant ma soucoupe, à mon comptoir, quand un gugusse des impôts a débarqué pour me contrôler. Tu te rends compte, moi, dame pipi patenté depuis vingt ans. On me réclamait un arriéré d’impôts !

DEDE :

Faut dire que tu devais drôlement en toucher pour attirer le fisc !

JOSETTE :

Tu plaisantes. Il s’est amené un matin en claironnant : « Vous êtes bien Madame Pucheau Josette ? ». Oui…J’ai répondu. « Je suis inspecteur des impôts et je viens effectuer un contrôle fiscal. Nos services estiment que vous ne déclarez pas en totalité l’ensemble des pourboires qui constituent un revenu supplémentaire à votre revenu actuel. En conséquence, je vais  procéder à un examen minutieux des différents aller-retours aux abords de votre échoppe – Oui, il a bien dit échoppe – ce qui me permettra ainsi d’évaluer le manque à gagner de l‘administration. Ce redressement vous sera notifié par une pénalité substantielle à régler sous quinzaine ».

DEDE :

Et alors ?

JOSETTE :

Alors, il est resté dans mes pattes toute la journée pour m’annoncer, le soir même, que j’étais redressée de 6 000 euros ? Redressée, tu te rends compte, moi qui n’ai jamais eu un jour d’arrêt, même pas pour un lumbago !

DEDE :

Mais alors, qu’est-ce que tu fais là ?

 

JOSETTE :

Tu l’as toi, le pognon ? Et bien moi non plus je ne l’avais pas. Résultat des courses, me voilà condamnée à régler ma dette en peine de substitution à la borne «charité », œuvre de la Grande Cause Nationale. Tu parles d’une galère, oui. Obligée de nettoyer tous les jours que dieu fait, vos saletés, vos débordements. Et je suis gentille quand je dis débordements. En résumé, je suis dans la merde !

 

DEDE :

T’exagère un peu tout de même. Tu n’es pas bien ici ? Tu rencontres du monde, tu parles, tu échanges, tu devises, tu communiques. C’est important à notre époque de communiquer. Regarde, la belle machine qui est derrière toi. C’est le symbole de notre société. On ne peut pas faire mieux dans le genre. Convivialité, propreté, esthétique, protection de l’environnement. Pas de traces, pas de rejets, nickel-chrome !

 

JOSETTE :

T’as raison, on a beau dire, ils ont bien joué le coup nos politiques !

DEDE : (Il lui montre la marque de l’engin)

Cache-misère, Josette, cache-misère de chez Le Corbeau, architecte !

JOSETTE :

J’avais jamais remarqué !

DEDE :

Mais t’as pas tout vu, ma grande, c’est pas tout. Sais-tu combien il en a fait poser dans la ville, ce fameux architecte ?

JOSETTE :

Je ne sais pas, moi…

DEDE :

Trois cents. Josette, trois cents. Soit une pour vingt chômeurs…

JOSETTE :

Déjanté, oui. Paumé !

DEDE :

 

SDF, laissé pour compte, sans papier et j’en passe et des meilleures !…

 

JOSETTE :

 

Tu ne pousses pas un peu là ?

 

DEDE :

Pas du tout. Je vais te dire une chose ma grande, une chose qui va t’asseoir sur ton cul ! Sais-tu combien il y en a en France ?

 

JOSETTE :

 

Je ne sais pas moi !

 

DEDE :

 

Cherche bien Josette, réfléchis.

 

JOSETTE :

 

Trois ou quatre à tout casser !

 

DEDE :

 

Il y en a trois mille cinq cents…

 

 

 

JOSETTE :

Non ?

DEDE :

 

Si, si je t’assure. Trois mille cinq cents BORNES DE SURVIE.

JOSETTE :

Alors là, tu me bluffes. (Un temps) Tu me fais marcher ?

DEDE :

Ne crois pas ça, je suis bien placé pour t’en parler. Figures-toi que c’est moi qui ai inventé ce truc !

JOSETTE :

Quoi ? Toi ? Tu te fous de moi ? Et le nom marqué sur la bécane ? Tu débloques, tu me prends pour une truffe. T’as pété un plomb, oui. Ah ! ça y est, je sais, t’as pas eu ton « Prozac ». 

 

DEDE :

J’ai rien pris, crois-moi, Josette ? C’est bien moi qui ai pondu ce machin. D’ailleurs, j’ai la preuve, regarde…

Il sort de sa poche un vieux papier chiffonné qu’il lui présente.

JOSETTE : (Elle prend ses lunettes et déchiffre le document et d’un coup tombe de tout son poids sur un pliant posé près d’elle. Elle le lit tout haut)

Et ben ça alors ! Concours Lépine. C’est toi là sur la photo, à côté de l’engin ?

DEDE :

Je t’avais bien dit que tu tomberais sur ton cul !

JOSETTE :

Jamais j’aurais cru ça de toi, Dédé. Là, tu m’en bouches un coin ! Dédé dans le journal. Pourquoi pas à la télé ?

DEDE :

 

J’suis passé sur la 3, aux infos régionales.

 

JOSETTE :

 

Alors, t’as inventé ça, toi. Chapeau, mon gars.

 

DEDE :

Chacun sa galère. Toi, sanisette SDF et moi la chute libre, la dégringolade. Mais tu vois, la vie est étrange. Au fond, toi et moi on a eu des parcours différents, mais on est arrivé au même but : La Merde ! On peut pas faire pire. Moralité : où que tu ailles, quoi que tu fasses, t’es dans la merde. On était fait pour se rencontrer, ma grande.

 

 

 

JOSETTE :

Mais alors, pourquoi tu n’as pas pu en profiter. Tu devrais être riche, aujourd’hui, en pantoufle, devant ta cheminée et derrière ton journal, le cul dans ton canapé cuir pleine-peau !

DEDE :

Et bien non, tu vois, pas du tout.

JOSETTE :

T’as mal joué le coup.

DEDE :

Mon associé l’a bien joué, lui. Il a tout fait pour se palper les dividendes.

JOSETTE :

Ah ! D’accord, l’arnaque.

DEDE :

Tu sais, moi, je ne m’occupais pas de l’administratif.

JOSETTE :

Ouais, la paperasse, comme moi.

DEDE :

Par contre, lui, le juridique, le contrat…

JOSETTE :

Le marketing, les objectifs, la cible…

DEDE :

Eh oui, la raison sociale et les déclarations aux impôts, c’était sa tasse de thé !

 

JOSETTE :

…Alors tu t’es fait «empapaouter », comme un bleu. Ah ! Tiens, en parlant de bleu….

Arrive à ce moment, un homme d’âge moyen (Jacquot), en uniforme bleu avec une casquette et un badge épinglé sur sa poitrine donnant son nom et sa fonction. Il a en main un carnet et inspecte la borne en tournant autour.

JACQUOT :

Salut la compagnie. Alors les précaires, on s’éclate ? Vous n’avez pas vu Rémi le «érémistes », il faut absolument que je le voie. Le salaud s’est permis de faire une fausse déclaration. Résultat des courses, il touche deux fois et dans l’ordre, le zonard !

DEDE :

C’est pour ça que tu viens nous voir ? Tu t’imagines pas qu’on va te dire où il est. On est peut-être des exclus, mais dans la corporation, on sait se tenir, mon vieux. Pas de délation ici, tu vois, on a encore des principes. (S’adressant à Josette) C’est la seule chose qui nous reste !

JOSETTE :

Hé ! dis donc, le bleu, c’est bien Jacquot le bleu-bite qu’on t’appelle ?

JACQUOT :

Et alors ? (un temps) Pourquoi la matrone ?

JOSETTE :

Pour rien. Je trouve seulement que tu portes bien ton nom, ma foi !

JACQUOT :

Ne charrie pas la Josette, tu veux. Ici, c’est moi qu’on écoute. C’est moi qui commande. Le représentant de l’état : c’est moi ! Alors pas de fanfaronnade s’il te plait !

JOSETTE :

Oh ! T’en fais pas, le fonctionnaire des pauvres, tu nous fous la paix, on te fout la paix et basta !

JACQUOT :

J’aime mieux ça. Bon maintenant tu vas me sortir les restitutions, la Josette. Et plus vite que ça.

Josette s’exécute et va sur la borne, introduit une carte, tapote quelques chiffres et sort un papier qu’elle donne aussitôt au bleu, ravi de l’impact de son autorité sur la femme.

JOSETTE :

Pas de nouveau pour cette nuit. Mais c’est normal, il ne fait pas assez froid. Attends que le mercure descende de cinq degrés et tu vas voir l’arrivage. Ce sera la ruée de moineaux, pire que chez Tati le jour des soldes !

 

JACQUOT :

Ne parle pas si vite, la rombière. J’ai pas bien lu ou j’en vois trois qui n’étaient pas là hier ?

JOSETTE : (s’adressant à Dédé)

Mais qu’il est con, c’est pas possible un blaireau pareil ! Tu ne vois pas que t’es en train de regarder le chiffre du mois, banane !

JACQUOT :

Hé, doucement la Thénardier, j’ vais pas m’ laisser rouler par une redressée !

JOSETTE : (s’adressant à Dédé)

Mais comment il sait ça, celui-là ? Ce ne serait pas toi, par hasard qui…

DEDE :

…Alors là, jamais de la vie, Josette, plutôt être en fin de droits que de faire une chose pareille !

JOSETTE :

Lis la colonne à droite, bleu bite ! Là, ça y est, t’as trouvé. Et bien tu vois, quand tu veux, tu vois que ça sert les études. T’as eu raison de faire Bac plus trois. Même avec une spécialité dans les ressources humaines, tu t’en tires plutôt bien, mon gars.

DEDE : (à Josette)

Faut pas désespérer des imbéciles…Avec un peu d’entraînement, on peut arriver à en faire des militaires !

JACQUOT :

Bon, ça va bien. J’avais pas vu la colonne de droite. C’est normal, ils ont changé l’imprimé.

DEDE :

Dis donc Jacquot, tu sais ce que c’est un fonctionnaire qui souffle dans l’oreille d’un autre fonctionnaire ?... Un transfert de données.

JACQUOT :

Ah ! Il est marrant le nécessiteux !

JOSETTE :

De toute façon, Rémi n’est plus là, il nous a quittés.

JACQUOT :

Ah ! bon, il est mort ?

DEDE :

Mais non, banane.

JOSETTE :

 Quelle buse !

DEDE :

Il a simplement touché le jackpot…

JOSETTE :

 La timbale, le rêve de sa vie…

JACQUOT :

Il a gagné au loto, au millionnaire, au tiercé ?

JOSETTE :

Arrête de fantasmer.

JACQUOT :

Il est passé à la télé ! C’est ça…

JOSETTE :

Faut pas exagérer.

 

 

JACQUOT :

…Dans le journal.

 

DEDE :

Ouais, c’est ça, à la page « people »!

JACQUOT :

Tu déconnes !

DEDE :

… Stop… Il a rencontré la femme de sa vie, tout simplement, même si le mariage est la principale cause de divorce !

JOSETTE :

A la rubrique « rencontres » !

 

JACQUOT : (déçu)

Ah ! bon, c’est ça ton gros lot ! Y’a pas de quoi en faire un plat. Moi aussi j’ai touché  le gros lot, et j’peux te dire que j’rêve pas quand je l’ai sur le dos, la gamine !

DEDE :

T’es vraiment lourd, mon pauvre vieux…

JACQUOT : (se fâchant soudain)

Me traite pas de « pauvre », tu veux. Ici, les pauvres, c’est vous. Alors, mets un bouchon s’il te plait et montre moi plutôt ta carte d’accès…

DEDE : (sortant sa carte)

Mais te fâche pas, le bleu, je suis en règle. Tiens, tu peux vérifier.

JACQUOT :

C’est qu’il ne faut pas m’échauffer. Sinon, moi je vous désactive, et vite fait sur le gaz. Pauvre, moi,  faut pas pousser, hein !.

JOSETTE :

Calmes-toi, la bleusaille. Viens plutôt boire un coup. J’ai touché un gros rouge qui tache, tu vas m’en dire des nouvelles !

 

JACQUOT :

Parce que vous, les pauvres, vous imaginez que vous avez tous les droits ? C’est pas parce que vous êtes plus de cinq millions qu’il faut vous croire tout permis ! Faut pas oublier qu’on vous assiste les gars, que c’est nous qui «paye », c’est nous qui «donne » aux quêtes, c’est nous qui «lâche » les larmes à la télé devant le Téléthon, le Sidaction, les sans maison… Les sans papiers, les sans rien, enfin les exclus de la société. Et puis, hé, ho, ça suffit maintenant. Faudrait voir à pas pousser le bouchon trop loin sinon les nantis vont se révolter !  

 

 

DEDE :

Je vois t’es du genre à regarder la messe à la télé et l’éteindre quand on passe à la quête !

JOSETTE :

Ca y est, t’as fini ton monologue, ta déclaration fracassante…

DEDE :

Ta philo de comptoir…

JOSETTE : (en aparté)

Son fiel, tu veux dire, sa véritable nature. Y en a qui se lâchent quand ils sont bourrés, lui c’est le contraire, il est nature quand il est à jeun !

JACQUOT :

Toi, la reprise de justice, tais-toi ! Tu devrais plus avoir la parole. Tiens, si c’était moi, je te retirerais le droit de vote !

JOSETTE :

Tu peux mon «Jacouille », pour ce que j’en fais !

 

JACQUOT :

Ah bon ! Parce que t’es même plus citoyenne. Bravo. Belle mentalité. Ca vit au crochet de la société et en plus ça ne vote même pas pour ceux qui l’assistent.

DEDE :

Laisse tomber, Jacquot. Tu ne vas pas nous refaire TON monde. On est vacciné, mon vieux. Viens plutôt boire un coup. Josette, sors-le donc ton «picrate » des familles !

JACQUOT :

T’as raison, Dédé. Toi, encore, t’es peut-être le moins con de la bande…

DEDE :

Merci pour le compliment !

JACQUOT :

…C’est vrai, finalement, j’t’aime bien le Dédé. Tu remontes dans mon estime.

DEDE :

Oh ! ça  me touche beaucoup ce que tu me dis. Je suis vraiment flatté !

JACQUOT :

Alors, la vieille, tu le sors ton rouquin ?

 

JOSETTE : (en aparté)

Bouges pas mon coco, tu ne vas pas être déçu !

Elle va vers son cabas et en sort un litre de vin rouge qu’elle examine en souriant. Elle prend deux verres et les remplit tour à tour.

Elle tend un verre à Dédé.

JOSETTE : (à Dédé en aparté) 

Fais gaffe Dédé, bois pas le premier, y’a un piège.

DEDE :

A la tienne, Jacquot !

JACQUOT :

A la tienne Dédé !

Il lève son verre, avale d’un trait et recrache aussitôt en s’étouffant. Dédé de son côté n’a pas bu.

 

JACQUOT :

Pouah ! Qu’est-ce que c’est que cette purge ? C’est pas possible, c’est du vinaigre !

 

JOSETTE :

Du vinaigre ? Je ne comprends pas. C’est tes services qui l’ont livré ce matin. J’ne comprends pas !

JACQUOT :

Ah ! oui ? Ils vont entendre parler du pays, ceux-là, tu peux me croire.

DEDE :

Vas-y doucement quand même, c’est tes collègues quand même.

JACQUOT :

Je m’en fous, c’est des cons, oui. Tous des cons, on est envahi par des cons, des cons…

Il sort de scène en toussant et en jurant.

JOSETTE :

T’as vu Dédé, comment on se débarrasse d’un fonctionnaire ? Par son talon d’Achille. J’t’explique. Tu prends son point faible, son péché mignon, la bibine. Et ensuite tu lui injectes l’antidote. Et voilà le travail !

DEDE :

Faut le ménager, quand même. C’est dangereux des mecs pareils ! Ils peuvent vous balancer hors circuit du jour en lendemain. Vas-y mollo, Josette, on peut en avoir besoin.

JOSETTE :

C’est plus fort que moi, le petit chef, l’abruti, je ne supporte pas. C’est simple, ça me donne la nausée.

 

NOIR

2

Il fait nuit, le plateau est dans la pénombre, seulement éclairé par les lumières de la borne. Une silhouette attend immobile appuyée sur l’engin. La lumière se fait lentement et laisse apparaître une jeune femme (Josiane). Elle change de position et fait les cent pas aux abords de l’édifice. Elle retourne ensuite s’adosser de nouveau contre la borne.

A ce moment, une musique douce se déclenche de la borne. La femme recule, surprise. Une voix vient se mêler à la mélodie.

 

 

 

LA VOIX :

Bonjour … Vous êtes à la borne de survie « CHARITÉ »…La Grande Cause Nationale a édifié pour vous ce centre d’urgence. Vous pouvez trouver ici, le droit au logement, le droit au travail, le droit aux soins médicaux. Nous pouvons vaincre ensemble l’exclusion. Approchez-vous et venez taper sur l’écran votre numéro de « sans abris ».

La jeune femme reste interloquée, puis comme par réflexe, s’approche et fait mine de taper sur le clavier à sa portée. Elle se reprend soudain et dit :

JOSIANE :

Ca va pas, moi, qu’est-ce qui me prend. Oh, là, rien ne va plus, il va falloir que je me surveille, je commence à disjoncter sérieusement, moi !

LA VOIX :

… Veuillez taper votre numéro de sans abris…

JOSIANE :

Mais je ne suis pas sans abris, moi. J’ai seulement rendez-vous avec Dédé !

LA VOIX :

…Veuillez taper votre numéro de sans abris (un temps) …dans quinze secondes, votre demande ne pourra être acceptée. Top…Bip, bip, bip, bip, bip…

JOSIANE :

C’est  complètement  dingue, ce truc. J’n’ai rien demandé, moi. Bon, tu me lâches, j’n’ai pas que ça à faire !

LA VOIX :

…Nous sommes désolés de ne pas vous avoir satisfait, mais votre demande ne peut être acceptée. Tapez F10 pour quitter le réseau.

 

JOSIANE :

Je ne tape rien du tout, oui. C’est pas vrai, c’est bien joli la technique, mais quand ça se met à déconner !

(A ce moment entre en scène Dédé. Il a l’air pressé et attrape Josiane par le bras.)

 

DEDE :

Viens Josiane, il ne faut pas rester ici, Jacquot est dans le coin. Il fait sa tournée d’inspection et risque de tomber sur nous. Et tu sais ce que ça veut dire !

JOSIANE :

Eh ! T’affole pas Dédé, j’ai ma carte d’accès. Ne me dit pas que t’as la trouille de ce dégénéré !

DEDE :

Il ne s’agit pas de ça. Mais tu sais ce qui arrive aux gens après le couvre-feu…

Elle lui saute au cou.

JOSIANE :

…Alors, mon Dédé, tu ne m’as même pas embrassée…

DEDE :

C’est pas le moment…

JOSIANE :

Mais j’te couvrirai

DEDE :

J’ai pas ma carte d’accès.

JOSIANE :

 

Je t’autorise moi !

DEDE :

…Arrête, Josiane, on verra ça tout à l’heure…

Jacquot fait irruption soudain, comme venu de nulle part.

JACQUOT :

Alors ? Qu’est-ce qu’on fait dehors à cette heure-ci ?

DEDE :

Et bien…Justement, je m’apprêtais à…

 

JACQUOT :

…Tu sais que tu ne dois pas être dehors à cette heure-ci.

DEDE :

Oui, je sais, mais c’est ce que j’étais en train de dire à …

 

 

 

JACQUOT :

…Je ne veux pas le savoir. Et d’abord, qui est cette fille ? Elle a sa carte d’accès ? Qu’est-ce qu’elle fait là, avec toi, à cette heure-ci ?

JOSIANE :

Quelle carte ?…

 

DEDE :

Oui… Ou plutôt non…Elle n’est pas SDF, elle avait rendez-vous avec moi, et…

JACQUOT :

…A cette heure-ci ?

JOSIANE :

Et alors ? Qu’est-ce que ça peut lui faire, on lui a pas demandé le nom de sa mémé…

DEDE :

…Je t’en supplie, Josiane, tais-toi.

JACQUOT :

Comment elle me cause, celle-là…

DEDE :

C’est rien, Jacquot, elle ne  te connaît pas, c’est tout…

JACQUOT :

Ca me ne dit pas ce que vous faites, dehors, à cette heure-ci …

DEDE :

… Je vais t’expliquer ? C’est simple, j’ai demandé à Josiane, elle s’appelle Josiane, tu me suis ?…

JACQUOT :

Jusqu’ici, ça va.

DEDE :

Bon. J’ai pris rendez-vous avec Josiane, ce soir, pour …

JACQUOT :

…A cette heure-ci ?

JOSIANE : (en aparté)

Il est complètement bouché, celui-ci !

DEDE :

Oui, oh, tu sais l’heure n’est passée que de deux minutes seulement !

 

JACQUOT :

 

C’est pas la question.

JOSIANE :

Quand il est arrivé, il était encore l’heure !

DEDE :

Écoutes, Josiane… C’est assez difficile comme ça, alors n’embrouille pas les choses, veux-tu ?

JACQUOT :

C’est vrai. N’empêche que c’est l’heure du couvre-feu !

DEDE :

Je sais, Jacquot, je sais, mais laisse- moi t’expliquer…

JACQUOT :

…A cette heure-ci ? Plus d’explications. Je suis désolé, mais je n’ai pas le temps de palabrer, mes tourtereaux ! Alors vous me sortez, tous les deux, vos cartes d’accès ou bien je verbalise, je notifie et je vous renvoie au secours populaire, moi…

DEDE :

Calmes-toi, Jacquot. On ne faisait rien de mal, on était sur le point de partir à l’heure quand tu es arrivé…

JACQUOT :

Envoie les cartes d’accès, j’ai dit.

JOSIANE :

Oh ! Il commence à me courir, celui-là. Tu vas nous lâcher, oui. Dédé vient de te dire qu’on ne faisait rien de mal, on était en rendez-vous, mon pote. Alors cesses de nous emmerder et casses-toi !

Dédé se prend la tête entre les mains pendant que Jacquot devient rouge de colère et arrive à peine à balbutier quelques mots.

JACQUOT :

Mais… Qu’est-ce que…Elle est…Mais…Je vais te… Et toi, tu ne dis rien. Moi qui te croyais moins con que les autres, je m’aperçois que je me suis trompé sur toute la ligne…

DEDE :

Non, attends, C’est pas ce qu’elle a voulu dire…

 

JOSIANE :

Comment ça ? Mais si. T’as bien entendu, mon gros. Je suis entrain de te dire que tu nous gonfles, et COPIEUSEMENT !

Jacquot, sous l’effet, est incapable de réagir et bougonne dans son coin. Il finit par sortir en jurant tout ce qu’il sait. Dédé reste muet devant l’aplomb avec lequel Josiane  s’est tirée d’affaire.

JOSIANE :

T’as vu ça, mignon ! Qu’est-ce que t’en dis, hein, mon Dédé ?

DEDE :

Je dis qu’on l’a échappé belle, oui. Tu sais ce qui arrive aux désactivés ? Tu sais ce qui arrive aux sans-droits ?

Josiane lève les yeux au ciel comme agacée.

JOSIANE :

C’est pas le problème. Je t’ai débarrassé de cet abruti, oui ou non ? C’est tout ce que je vois.

DEDE :

Et bien je vais te dire ce qui se passe. J’ai vu l’autre jour, ce dont était capable le Jacquot. Et crois-moi, ce n’était pas beau à voir.  Ils ont surpris un gars sans carte d’accès au squat du centre pendant le couvre-feu. Le pauvre type a voulu s’échapper, mais il a été rattrapé par la brigade mobile. Ensuite, Jacquot a appelé la section de désactivation en renfort. Ils l’ont d’abord conduit dans le camion désactivant, ils l’ont attaché sur un siège, lui ont ligoté les pieds et les mains. Ils lui ont appliqué un casque bourré d’électrodes sur la tête. Ensuite, ils ont fermé la porte et j’ai entendu des cris qui en disaient long sur son calvaire. Quand il est ressorti, un quart d’heure plus tard, il avait l’air d’un zombie. Une ambulance l’attendait et a démarré en trombe vers un centre d’accueil en banlieue. On n’a jamais eu de ses nouvelles…

JOSIANE :

Ah ! oui ? J’ai vu l’autre jour à la télé, un reportage sur ces centres. Ils nous disaient que les gens étaient utilisés pour effectuer des travaux d’utilité publique et que les centres étaient faits pour les réinsérer. Tu parles ! Ce sont des camps de travaux forcés, oui !

DEDE :

C’est ça, t’as tout compris, Josiane. Une société propre, c’est une société sans déchets où l’environnement est préservé des rejets et déjections du  système. Alors, pas question de voir un traînard dans la rue entrain de faire la manche, polluer l’espace des biens pensants.

JOSIANE : (elle change d’attitude et redevient joviale)

Dis donc, mon Dédé, on est tranquille maintenant. Si on s’amusait un peu, hein ? Qu’est-ce que t’en dis ?

DEDE : (ironique)

S’amuser ? Je ne comprends pas bien, tu pourrais préciser.

JOSIANE :

 

Ne fais pas ton bêta, tu veux. Ce que tu peux être bête quand tu t’y mets ! Allez, viens dans la machine, je vais te faire faire un tour de manège.

Elle l’attire vers la borne, sort une carte de son sac, qu’elle introduit dans le guichet. Elle tape un code secret et la porte s’ouvre instantanément.

JOSIANE :

Viens mon poulet, la caverne d’Ali Baba s’offre à nous !

DEDE : (amusé mais inquiet, s’avance prudemment)

Mais où t’as déniché cette carte d’accès, ma belle ?

JOSIANE :

Ne cherche pas mon loulou. Chez Josiane, c’est exquis. Si tu raques, t’as la carte !

DEDE :

Non, sérieusement, qui t’a procuré cette carte ?

JOSIANE :

J’ai des relations, mon Dédé. Et puis, tu sais, avant de te connaître, j’ai travaillé au ministère des exclus, et là, j’y ai fait des connaissances…

DEDE :

Sacrée Josie, t’as pas fini de m’étonner !

Il l’attrape par le bras et entre avec elle dans la borne. La porte se referme derrière eux.

Le plateau reste vide, la lumière décroît lentement. Seule, la borne reste dans la lumière. Une musique glamour accompagne l’effet. La borne s’éclaire de l’intérieur, s’anime tourne sur elle-même et clignote comme un manège de foire. La musique se transforme à son tour en une musique de limonaire.

 

L’ambiance sonore décroît au même rythme que la lumière et cela jusqu’au noir.

NOIR

3

 Le plateau s’éclaire lentement. La borne est démontée. Toutes les issues sont ouvertes, elle semble en pièces détachées. Josette est au milieu de l’engin et fait le ménage en sifflotant. On assiste au GRAND NETTOYAGE. Elle attrape son portable et compose un numéro…

JOSETTE :

Allô ?… Oui…Bonjour, je voudrais le service des bornes SDF, s’il vous plait … Allô…Oui, bonjour, ici la borne « Charité », je vous demande l’autorisation de remontage…Oui…J’attends…(Un temps) Allô, oui, bien, comme vous voudrez…D’accord…C’est ça…Ok, au revoir.

C’est pas vrai, démonter tous les mois pour inspection désinfection, réactivation. Ils commencent à me pomper à l’hygiène. Encore un coup du Jacquot. Germaine de la borne « Solidarité » n’a pas été contrôlée depuis deux mois. J’te dis que c’est un coup du Jacquot. Une vengeance personnelle ? Il n’a pas digéré le coup du vinaigre de l’autre fois.

Arrive Dédé, en tenue  « SDF »  améliorée, gai et rieur.

DEDE :

Salut, Josette.

JOSETTE :

Dédé…J’t’avais pas reconnu. Et bien, qu’est-ce qui t’arrive, tu vas à un mariage ? Y’a longtemps qu’on t’avait pas vu. J’croyais que t’avais changé de crèmerie !

DEDE :

Pas du tout. Je me suis refait.

JOSETTE :

T’as gagné le jackpot, toi aussi ?

DEDE :

Si on veut, oui.

JOSETTE :

Et bien, parle, bon sang, accouche, dis-moi tout !

DEDE :

Tu sais, j’ai eu du pot. Tu te souviens de Josiane ?

 

JOSETTE :

Oui, la mignonne, la débrouillarde, oui, et alors ?

DEDE :

Elle travaillait au ministère des exclus…

 

JOSETTE :

Je ne savais pas, non, mais peu importe, continues

DEDE :

Et bien, grâce à elle, j’ai pu avoir un poste au service des bornes…

JOSETTE :

C’est pas vrai ? tu déconnes ?

DEDE :

Si, attends, tiens-toi bien…

JOSETTE :

Attends, j’vais chercher mon pliant !

Elle va dans la borne récupérer son siège qu’elle installe précautionneusement derrière elle.

JOSETTE :

Ca y est, vas-y, continues.

DEDE : (riant)

T’es prête ? Et bien figures-toi que je m’occupe de vingt bornes sur trois arrondissements.

JOSETTE :

Ouaahh !

DEDE :

Et que ce statut me permet de diriger le personnel qui travaille sur le quartier !…

JOSETTE :

Bieenn, bieenn !…

DEDE :

Et, que …

JOSETTE : (l’interrompant)

 

…T’es donc le chef de Jacquot, si j’ai bien compris ?

DEDE :

Pas vraiment… On a le même grade.

JOSETTE : (elle tombe assise sur son pliant)

J’ai bien fait d’aller le chercher. Mais, c’est super…

DEDE :

Géant, je repars.

JOSETTE :

Génial ! un boulot.

 

DEDE :

Pas mal, hein ? Je peux dire que Josiane a été extraordinaire…

JOSETTE :

…Je lui fais confiance. On l’appelle pas « Josiane la démerde » pour rien !

DEDE :

Elle a ressorti une vieille histoire de fausses factures les HLM de la ville, une embrouille du tonnerre…

JOSETTE :

Sacrée Josiane !

DEDE :

Il paraît que le ministre y est impliqué jusqu’au cou. Elle l’a menacé d’aller trouver le juge pour rouvrir le dossier et de tout révéler à la presse, si besoin est ! Tu parles, l’autre a fait dans son froc, et me voilà !

JOSETTE :

Elle est terrible cette Josiane. Elle a marchandé son silence contre un emploi.

DEDE :

Oui, un boulot au ministère des exclus !

JOSETTE :

Alors là…Bien joué ! J’ai toujours dis : il faut empoisonner les fonctionnaires par leur point faible et leur injecter aussitôt l’antidote !

DEDE :

Surtout que le ministre en question, c’est la salopard qui m’a piqué le brevet de la borne.

JOSETTE :

Ah ! oui, ton fameux associé !

DEDE :

Tu vois Josette, on m’a foutu à la porte et je reviens par la fenêtre !

JOSETTE :

Sacré Dédé, on va pouvoir t’appeler Dédé l’embrouille, maintenant !

DEDE :

Bouges pas, voilà Jacquot, le fonctionnaire. Laisses-moi parler, tu vas voir le plan d’enfer que je lui ai préparé !

JOSETTE :

D’accord, j’te laisse faire…

A ce moment, Jacquot fait son entrée, un carnet d’inspection à la main.

JACQUOT :

Salut la compagnie ! Alors, Josette, t’as appelée pour le remontage ? Très bien, je suis là, on peut y aller.

Jacquot aperçoit Dédé qui, jusqu’à maintenant, s’était fait discret.

JACQUOT :

Ah, Dédé ! Je ne t’avais pas vu… Comment tu vas ? On dirait que ça s’améliore pour toi, non ?

DEDE : (Il lui montre une carte professionnelle)

…Et oui, comme tu vois. Je suis au service des bornes, maintenant.

JACQUOT :

C’est pas vrai ! Alors on est collègue !

DEDE : (il l’invite à regarder de plus prêt la carte)

Si tu veux. Sauf que, sans vouloir te vexer, je suis ton supérieur hiérarchique !

JACQUOT : (se penche sur la carte pour mieux voir)

Tu déconnes ? Arrête. C’est une blague. Toi, mon chef, je l’crois pas !

JOSETTE :

Et oui. Et même qu’il m’a désigné pour te remplacer aux contrôles.

JACQUOT :

Je rêve, là. C’est pas possible. Et puis d’abord, qu’est-ce que t’y connais, toi la Josette ? A part ton balai à chiotte et ta soucoupe… ?

JOSETTE :

Je t’en prie, à partir de maintenant, un peu de respect pour ta supérieure hiérarchique ! D’abord, tu me vouvoies, comme tous les autres, OK ?

JACQUOT :

Ca va pas, non. Moi, vouvoyer une rombière de pissotières !

JOSETTE :

Un peu de respect, j’te dis, sinon…

JACQUOT :

…Sinon quoi ? Vous n’allez pas me faire un deuxième trou, quand même ?…

DEDE :

Tu risques le licenciement, mon grand. Le retour aux sources : LES RESSOURCES HUMAINES !

JACQUOT :

Mais ils suppriment les postes aux RH, tu le sais bien !

DEDE :

Tinquiètes pas, ils gardent encore quelques grattes papier. Et puis, le management, les ressources humaines, c’était ta spécialité, non ?

JACQUOT :

Avant, j’étais aux RH dans une grosse boîte. J’y suis resté plus de 15 ans. J’ai participé à quatre réformes de structures, licencié plus de 2000 personnes, j’ai reconverti 1500 autres en contrat à durée indéterminée. J’ai suivi à la lettre un plan social inapplicable, j’ai bouffé à tous les râteliers, j’ai léché les bottes de mes supérieurs et…Ils m’ont viré !

DEDE :

Et oui, t’as scié la branche sur laquelle t’étais assis ! Et aujourd’hui, c’est moi qui scie ta branche. Fais gaffe où tu poses ton cul !

JOSETTE :

Bien Dédé, bien parlé

JACQUOT :

Toi, tu me vires comme ça. Mais, c’est pas ce qu’on m’avait dit…

 DEDE :

…Je sais, Jacquot, mais aujourd’hui les humains n’ont plus besoin de tes ressources. Ca va changer…

 

JACQUOT :

Mais je veux bien, mais moi, qu’est-ce que je deviens dans tout ça ?

DEDE : (ironique)

RIEN. Ou plutôt si. Je t’ai inscrit à un cycle de reconversion dans lequel une formation sur le tas te fera appréhender au mieux les dures réalités de la vie au quotidien des SDF.

JOSETTE :

En clair, tu vas faire un stage dans la rue !

JACQUOT :

Mais t’as pas le droit, ce n’est pas dans les conventions collectives.

 

 

 

DEDE :

Quelles conventions ? T’as passé ta vie à les casser les conventions collectives ! Il n’y a plus de règles aujourd’hui. C’est la loi de la jungle. Et pour le moment, le roi de la jungle…c’est MOI !

 

JACQUOT :

Mais, j’ai tout de même fait mes preuves au ministère.

DEDE :

Mais justement, Jacquot, te plaint pas, le ministère à pensé à te recycler, à remettre les pendules à l’heure.

JACQUOT :

Je suis prêt à tout, si c’est pour la Grande Cause Nationale !

DEDE :

Mais ils n’ont pas besoin de gens prêts à tout à la Grande Cause Nationale. Ils ont besoin de gens responsables, pas de mercenaires.

JOSETTE :

Ni de carpettes !

JACQUOT :

Mais je ferai ce que tu voudras, pardon, ce que vous voudrez … CHEF !

JOSETTE :

 

Quel fayot !

 

DEDE :

Bien. Maintenant, je vais te délivrer une carte d’accès à cette borne où tu seras chargé d’enquêter pour mes services.

JACQUOT :

Une carte d’accès, moi, chef ? … Ah !… Alors je vous rends mon laisser-passer, chef ?

DEDE :

Absolument, Jacquot.

JACQUOT :

Et bien le voilà, chef.

DEDE :

Merci, Jacquot.

JACQUOT :

De rien, chef.

 

DEDE :

Je vous en prie, Jacquot.

JACQUOT :

Tout le plaisir est pour moi, chef.

JOSETTE : (en aparté)

Quel lèche-cul de première, celui-là !

DEDE :

Josette, je te laisse avec Jacquot. A partir d’aujourd’hui, tu seras son supérieur. Veille à ce que tout soit en règle. OK ?

JOSETTE : (moqueuse)

Bien, chef. Pas de problème, chef. Vos désirs sont des ordres, chef. Merci de la confiance que vous m’accordez, chef !

DEDE :

Bien, maintenant je sors la « roteuse » et on va fêter ça, d’accord ?

Jacquot le regarde étonné, les yeux hagards.

JOSETTE :

T’as entendu, Jacquot. Ben, va chercher les flûtes à champagne. T’es sourd ou quoi ?

JACQUOT : ( semblant réaliser la supercherie)

Vous vous foutez de ma gueule, là ?

JOSETTE :

Ca t’apprendra. Tu n’avais qu’à pas en faire trop.

JACQUOT :

Mais je suis honnête, moi. Je n’ai rien à me reprocher. Ma vie est  simple et droite. J’ai toujours vécu comme cela. Et je prie tous les dimanches à la messe pour cela dure et ne change pas.

JOSETTE :

Mon pauvre vieux, t’es vraiment indécrottable. Allez, va chercher les flûtes à champagne, banane. Et ça a fait "ressources humaines", BAC + 3, pour en arriver là ! A mon avis, t’aurais dû aller plus loin dans tes études. Plus t’as d’années après le bac, moins tu t’exposes. T’es dans une mauvaise tranche, mon gars ! Allez !

JACQUOT : (prêt à craquer, il n’écoute rien)

C’est de la faute à mon père. Moi j’voulais pas faire "ressources humaines", je voulais rentrer dans les ordres. Mais il a insisté, c’est l’avenir, qu’il me disait. – Si tu veux connaître la vraie nature de l’homme, travailles à côté de lui. Plus tu seras près de l’homme, mieux tu apprécieras ses défauts et ses qualités. Et après, seulement, tu pourras te connaître toi-même – C’était un philosophe, mon père. Et puis quelques fois, il rajoutait : - Les ressources humaines, c’est comme en affaire. Il y a toujours un voleur et un volé ; et je peux te dire, mon petit, qu’il vaut mieux être le voleur que le volé !…

 

DEDE :

Ah, il n’était pas toujours en forme, ton père !

JACQUOT :

…Mais moi, je n’aime pas les gens… Ils me dégoûtent… Je ne peux pas les voir…Je les méprise…Ils me débectent… (Il commence à délirer) Et en plus, je n’aime pas les femmes non plus, elles sont pires encore que les hommes. Elles vous embobinent, elles sont perfides, mesquines, intéressées, provocantes, capricieuses, …

 

JOSETTE :

Allez, arrête de débloquer, Jacquot. Ne te plains pas, t’es pas encore viré. T’as de la chance, t’es pas pauvre !

JACQUOT :

Ne me traite pas de pauvre, je ne supporte pas…

JOSETTE :

Je sais, je sais… T’énerve pas, va chercher les flûtes et calme-toi.

Dédé revient en scène avec une bouteille de champagne et des flûtes à la main ;

DEDE :

Alors, et les flûtes, mon Jacquot ? Qu’est-ce que t’attends pour les amener ! Bah oui, trop tard !

JOSETTE :

J’arrête pas de lui répéter qu’il a la sécurité de l’emploi, mais il ne veut rien entendre.

JACQUOT : (se mettant à pleurer)

J’en ai plus rien à foutre de vos conneries. Au point où j’en suis…

JOSETTE :

Et bien, mon Jacquot, ne pleure pas. Si on peut plus rigoler, maintenant !

JACQUOT :

Comment ?

DEDE :

Et bien réfléchis un peu. Il ne nous reste plus grand chose pour nous amuser !…

JACQUOT :

…Mais alors, vous rigolez, vous plaisantez, c’est pour de faux. Je ne comprends rien, moi….

DEDE :

 

C’est simple.

 

 

 

JOSETTE :

 

Il a décroché un job.

 

JACQUOT :

 

Au service des bornes ?

 

JOSETTE :

 

Et oui, comme toi.

 

DEDE :

 

Dans le même arrondissement.

 

JACQUOT :

 

Quel grade ?

 

JOSETTE :

 

T’as la trouille qu’il te commande, hein ?

 

DEDE :

 

A ton avis ?

 

JACQUOT :

 

Ben, je sais pas moi. Je sais plus…

 

DEDE :

 

Rassure-toi, vieux ; On a chacun son secteur.

 

JACQUOT :

 

Au même grade ?

 

JOSETTE :

 

Il est perdu s’il a pas ses repères, sa hiérarchie, ses petits chefs.

 

DEDE :

 

Oui, au même grade.

 

JOSETTE :

 

Là, il est content. Il a retrouvé ses marques.

 

DEDE :

 

Oui, mais il a bien dérapé quand même.

 

 

JOSETTE :

Hein, mon gros, t’as bien marché, hein ? Pour un peu tu baissais ton froc !

 

JACQUOT : (se reprenant)

Euh, quoi ?… Baisser mon froc, vous rigolez… Bon, d’accord, j’ai un peu marché, je le reconnais.

DEDE :

Un peu ? Alors là, tu ne manques pas d’air, mon vieux. Dis donc, je ne savais pas que tu avais fait "ressources humaines" ?

JACQUOT :

Et alors, y’a pas de sot métier !

JOSETTE : (qui a servi le champagne à tout le monde)

Allez, trinque, mon pauvre vieux. T’as pas de pot avec nous, hein, mon pauvre gars !

 

JACQUOT : (s’étranglant en buvant)

Tu m’as traité de pauvre, là…

JOSETTE :

Mais non. Allez, bois un coup…

JACQUOT :

…Mais si, j’ai pas rêvé. Tu m’as traité de pauvre, j’ai bien entendu…

DEDE :

…Mais non, c’était pas pour toi. (S’adressant à Josette) Qu’il est lourd, qu’il est lourd !

JACQUOT :

J’suis pas fou, tout de même, elle m’a bien traité de pauvre…

NOIR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Scène 4 originale

 

4

La lumière se fait doucement sur le plateau. Le temps a passé, mais la borne est toujours là. Elle semble s’être dégradée avec le temps. Les panneaux de signalisation sont de travers, les inscriptions sont en partie effacées, des tags ont été faits un peu partout.

Les quatre personnages font la queue devant un écran et attendent de pouvoir insérer leur carte d’accès. En tête, se trouve Josette, suivie par Dédé et Josiane, et enfin Jacquot qui ferme la marche. Josette surveille le bon déroulement de l’opération en alignant tout le monde sur une file d’attente. Tout le monde s’impatiente, la machine n’est plus aussi performante qu’avant et répond à tort et à travers aux interrogations de Josette.

JACQUOT :

Allez, à la queue, comme tout le monde. Chacun son tour, comme à confesse, et dans l’ordre s’il vous plait.

JOSETTE :

C’est pas vrai, ça marchait encore il y a cinq minutes !

JOSIANE :

Aie, ne poussez pas là derrière, chacun son tour, y’en aura pour tout le monde !

DEDE :

T’énerve pas Josie, tu vois bien que le pauvre garçon n’a plus toutes ses facultés. Un peu de respect pour les pauvres !

JACQUOT :

Qui m’a traité de pauvre ? J’ai bien entendu, y’a quelqu’un qui m’a traité de pauvre.

JOSETTE :

Oh ! Hé, calmes-toi, le Jacquot, on fait ce qu’on peut. Alors un peu de patiente que diable.

DEDE : (s’adressant à Josiane)

Le jacquot ? Il en fait un peu trop, non ? C’est dingue ce que le système peut changer un homme.

JOSIANE :

Il est sur les nerfs depuis qu’il est passé en service minimum.

DEDE :

Ils ont réduit le budget du ministère ?

JOSIANE :

Pas seulement, ils parlent de suppressions de postes.

DEDE :

C’est pas vrai. Juste au moment où je refaisais surface…

 

JOSETTE :

…Ils t’appuient sur la tête !

JOSIANE :

Le scandale des fausses factures a fait sauté le ministère.

 

JOSETTE :

 

Et son ministre avec lui !

JACQUOT :

On est mal là. Ils vont faire du ménage dans les effectifs.

JOSETTE :

Le service des bornes est maintenu, c’est Germaine qui me l’a dit.

 

 

JOSIANE :

Pour sauver les apparences !

DEDE :

On va y avoir droit, mon pauvre. Je le sens.

JACQUOT :

Je ne suis pas ton pauvre.

DEDE :

Tu vas le devenir, mon gars ! Ca va pas tarder !

JACQUOT :

J’ai été embauché avant toi. S’il y en a un qui doit partit le premier…J’te fais pas de dessin !

JOSIANE :

Eh là ! C’est la jungle, chacun pour soi ? C’est pas comme ça que vous allez vous en sortir, les gars.

DEDE :

Sortir de quoi ?

 

JOSIANE :

Et de quoi veux-tu que j’te parle, benêt…

DEDE :

 

Je t’en prie. J’y suis pour rien, moi, si ton ministre est en prison.

JOSIANE :

Peut-être, mais n’empêche que je suis dans la merde, mon gros, comme vous et dans la file avec tous ces paumés !

JOSETTE :

Eh ! la Josiane, parle pour toi.

DEDE :

C’est pas sympa, mon chaton…

JACQUOT : (il rit)

…Chaton ! Chaton !…Chatte de gouttière, oui !

JOSETTE :

Jacquot, fermes-là, je peux pas me concentrer.

DEDE :

Alors, vous vous pressez, on n’a pas que ça à faire, il faut qu’on passe aux restos du cœur. Et si ça continue comme ça, ils vont être fermés.

JOSETTE :

Et toi, Dédé l’embrouille, calmes-toi aussi, sinon c’est moi qui vais fermer avant l’heure.

Tout le monde proteste dans un chahut général.

JOSETTE : (se retournant sur elle-même en haussant le ton)

Bon maintenant, ça suffit, hein, tout le monde la ferme et attend sagement son tour. (Le silence se fait instantanément. Elle se reprend) Bon, voyons, je la mets dans le bon sens, pourtant. Ah, enfin ! Tapez votre code d’accès. (Se retournant à la cantonade) ça a l’air de marcher !

TOUS :

Aaaahhhh !

 

JOSETTE :

Voilà, c’est fait. (en aparté) Il faut toujours attendre un peu ! ( très satisfaite d’elle)

 

JOSIANE :

Ouais ! mais ça fait déjà une demi-heure qu’on poireaute. Ca commence à bien faire !

DEDE :

Tu sais, Josiane, l’informatique a besoin de réfléchir, si je puis dire…

JACQUOT :

La machine ne réfléchit jamais. Pas de code, pas d’accès. Pas d’accès, direction le secours populaire, les cocos !

DEDE :

Mais je sais ce que je dis. C’est moi qui ai fabriqué cette…

JOSIANE :

… Oh ! ça va, on le sait que c’est toi le petit génie de la baraque à pauvres…

JACQUOT :

Qui a dit pauvre ? J’ai entendu, pauvre.

JOSIANE :

L’inventeur de l’auberge des exclus, de l’hôtel des sacrifiés…

JOSETTE :

Un peu de silence, bon dieu, j’entends pas ce qu’elle me dit.

DEDE :

Mais qu’est-ce qui te prend, Josie ?

JOSIANE :

Oh ! et puis arrête de m’appeler Josie, ça m’énerve.

DEDE :

Tu ne vas pas me rendre responsable de toute la misère du monde, tout de même !

JOSIANE :

Ca suffit, toi. Si je suis là aujourd’hui, c’est un peu grâce à toi, non ?

JOSETTE :

Ca y est, elle marche, elle m’a répondu !

 

TOUS :

Aaaahhh !…

DEDE :

Tu vois, Josie, l’informatique : ça marche !

JOSIANE :

Arrête de m’appeler comme ça, abruti…

JOSETTE : (en aparté)

Tu parles Charles !

Chacun reprend sa place en resserrant les rangs dans un calme olympien retrouvé…

JOSETTE :

Hé ! doucement, la compagnie, j’ai pas encore fini…

JOSIANE :

Allez, magne-toi, Josette !

DEDE :

Oui, c’est vrai, dépêche-toi…

JACQUOT :

Oui, ils ont raison ! Y’a pas que ça à faire !

JOSETTE :

Bon, on ne va pas se plaindre. Ca fait deux mois qu’elle n’a pas été vérifié et ça marche encore. Alors tout va bien. Ca y est, terminé, au suivant…

Josette récupère sa carte puis s’en va en saluant tout le monde.

JOSETTE :

Salut les nécessiteux ! A la prochaine. Et n’oubliez pas notre devise : Liberté, égalité, précarité…

DEDE : (se parlant à lui-même)

Bon, maintenant, à moi. (S’adressant à Josiane) Maintenant que la première carte est passée, ça va aller tout seul. Je le sais, c’est moi qui …(Il s’interrompt sous le regard appuyé de Josiane) Bon, d’accord…

Tu vois, Josie, Josette a bientôt fini de payer sa dette. Il ne lui reste plus que six mensualités, il me semble, non ?

JOSIANE :

Je sais. C’est pas six, mais exactement cinq mensualités qu’il lui reste. Et ne m’appelle pas Josie, je te l’ai déjà dit.

 

DEDE :

Excuses-moi, Josiane, mais en ce moment, je ne tourne plus rond, je suis un peu perturbé.

JOSIANE :

T’es pas encore sur la liste des départs. Bon, alors ? Tu devrais y aller doucement avec le « Prozac » !

DEDE :

Je sais, mais je ne peux pas m’en empêcher.

JACQUOT :

T’inquiète pas Dédé, on n’est pas encore sur le bitume.

DEDE :

Ca chauffe, quand même !

JACQUOT :

T’inquiète pas, j’te dis, j’ai des potes au ministère…

JOSIANE :

Qu’est-ce que tu racontes, le ministère,  il fout le camp.

DEDE :

Josiane aussi avait un pote, là bas !

JACQUOT :

Oui. Mais moi c’est plus sûr. C’est pas comme un ministre interchangeable !

DEDE :

Tu crois que ça peut suffire pour garder ton poste ?

JACQUOT :

Peut-être pas, mais ça peut aider pour la suite.

DEDE :

C’est long, cette bécane.

JOSIANE :

Tu rêves, Jacquot. Ils sont en train de démanteler le ministère.

JACQUOT :

Justement y’a de la récup à faire ! Ca te branche, Dédé ?

DEDE :

J’en sais rien. Mais qu’est-ce qu’elle fout cette machine ? (il lui tape dessus)

 

JOSIANE :

Laisse pas tomber, Dédé.

JACQUOT :

Allez, relève-toi.

DEDE :

Tu sais Josiane, j’en ai ras le pompon. J’commence à craquer ! (la machine lui rend sa carte) Tiens, ça y est, ça va être à  toi. (il récupère sa carte et prend congé) Allez, salut Josie, on se retrouve aux restos (il sort de scène).

JOSIANE :

Ne m’appelle pas…Oh, et puis zut, finalement, je le comprends, il n’a pas eu de pot, le pauvre bougre.

 

JACQUOT :

Tu l’as dit, la Josie, sa seule chance, c’était toi, mais il n’a même pas su en profiter.

JOSIANE :

Comment tu m’as appelé ?

JACQUOT :

Josie, pourquoi ?

JOSIANE :

De quel droit ?

JACQUOT :

Je ne sais pas, moi…Comme ça !

JOSIANE : (se fâchant)

Il n’y en a qu’UN qui peut m’appeler Josie, tu comprends ?

JACQUOT : (il commence à draguer Josiane)

T’énerve pas, ma belle, ça m’a échappé. Tu sais, quand toute l’année on est avec des SDF, comme moi, on se raccroche à ce qu’on peut. Alors, un peu de chaleur humaine, un peu de …

JOSIANE :

Raccroche-toi à quelqu’un d’autre, tu veux. J’suis pas ta branche et encore moins la cheminée pour te réchauffer, garçon !

JACQUOT :

Ne sors  pas les griffes, Josiane. Je voulais simplement te dire quelque chose… Depuis longtemps, je te regarde et je… Enfin, tu sais…Euh !… Tu me plais beaucoup. J’ai déjà essayé de te dire que…

JOSIANE :

…Arrête mon vieux, arrête tout de suite. J’te suis pas du tout sur ce terrain, mon gars. Je ne peux rien pour toi, là.

JACQUOT : (il entame une tirade dans l’esprit « les feux de l’amour »)

J’te demande rien, Josiane, tu n’y es pas du tout. Juste un peu d’amour, un peu de chaleur humaine, d’écoute, c’est tout. C’est la seule chose que je puisse me payer, mon seul luxe, ma récréation. Allez, juste un peu d’amour, c’est la seule chose qui me reste.

JOSIANE : (elle insère sa carte dans la borne et pianote tout en parlant)

Mais, mon pauvre Jacquot, comment veux-tu que l’on te donne un peu d’amour ? Toi-même, t’en as jamais donné et tu voudrais, maintenant, que chacun soit à tes pieds…

JACQUOT :

… Mais j’ai changé, tu sais, je ne savais pas avant. J’ai pris sans regarder et j’ai tout écrasé autour de moi. Tout ce qui me gênait, je le rejetais. J’n’avais rien compris.

JOSIANE :

Ne regrette pas, jacquot, tu es à ta place. Un bon petit soldat, un chien-chien à sa mémère, un suppôt du système.

 

 

 

 

 

JACQUOT :

Tu sais, ils ne m’ont pas épargné. Ca va faire dix ans que j’suis là. Dix ans à vous supporter, dix ans de vie commune…J’suis blindé. Mais, sans le savoir, ça m’a ouvert les yeux et j’ai découvert le plus grand cadeau qu’on puisse avoir dans la vie : L’AMOUR… L’amour de l’autre…

 

JOSIANE :

Tu veux dire que tu as changé au point d’aimer ton prochain ! Bravo, Jacquot. Ton père avait raison. Tu as trouvé ton chemin, finalement. Tu vois, les ressources humaines mènent à tout…

JACQUOT : (très excité)

Oui, c’est ça, ça mène à tout, même jusqu’à toi. (Il se jette à ses pieds) Je t’aime Josiane. Oh ! Ma Josie, ma biche effarouchée, mon roudoudou crémeux, mon petit yaourt baveux…

 

JOSIANE :

…Oh ! là, oh là, hue, calme, calme. Sale bête, va ! (Josiane s’écarte et Jacquot la suit à genoux) T’es sûr que ça va bien ?

 

JACQUOT :

J’en peux plus, Josie. Y’a trop longtemps que j’attends. Il faut que tu m’aides, il faut que tu désamorces la bombe sexuelle qui me taraude les entrailles. Il faut que tu m’aimes, là, tout de suite !

 

JOSIANE : (décontenancée)

Mais, je…Allez, calme-toi, Jacquot. Tu ne veux pas te rafraîchir ? (elle fonce à la borne et ramène un verre d’eau)

JACQUOT :

Non, non, rien n’y fera, même pas un seau d’eau. Ma flamme est trop grande, mon désir est trop fort. Un incendie ne s’éteint pas avec un verre d’eau ! Ah ! je brûle … (il lui saute dessus, à nouveau)

JOSIANE :

Aaahhh ! il est pire qu’un caniche en rut, qu’un bouc en chaleur ! (Elle le repousse du pied au fur et à mesure qu’il avance) Va de retro, satanas ! Contrôle-toi, bordel ! Contrôle tes pulsions. Satan quitte son corps !… Fais gaffe, c’est mauvais pour ton cœur !

JACQUOT : (lyrique)

Nooonn, c’est plus fort que moi…C’est plus fort que tout. Je ne pense qu’à toi. Toutes les nuits, je rêve de toi. Le matin, je me réveille en sueur, fatigué de nos ébats virtuels !

JOSIANE :

Poète… En plus… J’aurai tout vu !

JACQUOT :

Pour toi, je serais capable de remuer la terre entière. Tiens, j’ai repéré un bus au garage du ministère, chez mon pote. Comme celui que tu cherches.

JOSIANE : (profitant de la situation)

T’as trouvé un bus, toi ?!

JACQUOT :

Euh ! Oui, enfin, presque.

JOSIANE :

J’te vois venir, toi.

 

JACQUOT :

Oui. Accepte d’être à moi et tu ne seras pas déçue. J’te promets.

JOSIANE : (calmant le jeu)

A toi pour un bus. Jacquot, entre nous, tu réalises ce que tu dis ? Tu es bien conscient de ce que tu me proposes ?

JACQUOT :

Et alors…On peut rêver ! Qui ne tente rien, n’a rien !

JOSIANE :

Pas de chantage au lit, mon bonhomme. Essaie de voir, quand même pour le bus.

 

JACQUOT :

Je vais faire mon possible, Josie….

Elle le regarde avec un regard appuyé.

JACQUOT :

Oh ! Pardon. Josiane.

JOSIANE :

Bon, il faut que j’te laisse. Les restos du cœur n’attendent pas, et en plus, il faut que je passe au secours populaire. Allez, salut, Jacquot, à la prochaine.

Elle sort de scène. Jacquot, déçu, avance vers la machine pour insérer sa carte

JACQUOT :

Bon, il faut que je la vérifie quand même.

Il a quelques difficultés. La borne lui indique les instructions

LA BORNE :

Tapez votre code d’accès…

JACQUOT :

Voilà…

LA BORNE :

Votre code est erroné. Veuillez vous rapprocher du service des bornes de survie…

 

JACQUOT :

Comment ça, c’est pas le bon code ? Quelle saloperie…

LA BORNE :

Vous n’avez plus qu’un essai !

 

JACQUOT :

Je me suis peut-être trompé de code ? Je réessaye …

LA BORNE :

Dernier essai terminé ! Nous gardons votre carte. Désolé. Veuillez vous rapprocher du service des bornes de survie. Bonne chance ! Tapez F10 pour quitter le réseau…

 

JACQUOT :

 Et merde, garde là cette carte à la con ! Tant pis, il n’y aura pas de rapport, pas de compte-rendu. Et puis j’en ai rien à foutre après tout, saloperie de machine, putain de vie à la con…

Il s’arrête soudain, réfléchit, regarde autour de lui si personne ne vient, puisse baisse sa braguette et se met à uriner sur la borne, ce qui a pour effet de déclencher la voix enregistrée.

LA BORNE :

Bonjour, vous êtes à la borne de survie « Charité », ne partez pas. L’espoir existe, je suis là pour vous aider. La Grande Cause Nationale a édifié pour vous ce centre d’urgence…

JACQUOT :

C’est ça, cause toujours, tu m’intéresses !

 

LA BORNE :

…Grâce à la Grande Cause Nationale, vous pouvez trouver ici, le droit au logement...

JACQUOT :

C’est ça…

LA BORNE :

… Le droit au travail…

 

JACQUOT :

Ben voyons…

LA BORNE :

… Le droit aux soins médicaux, le droit à l’éducation, (un temps) le droit à UNE VIE SOCIALE…

Jacquot est parti en riant et la borne continue à déverser ses banalités dans un noir qui se fait progressivement…

NOIR

 

 

4 Version courte

La lumière se fait doucement sur le plateau. Jacques tourne autour de la borne et inspecte chaque recoin. Josiane sort de derrière la borne et se retrouve face à Jacquot. Elle entre sa carte dans la borne.

 

 

JOSIANE :

Salut Jacquot, Alors t’est passé en service minimum ?

JACQUOT :

Ils ont réduit le budget du ministère ?

JOSIANE :

Pas seulement, ils parlent de suppressions de postes.

JACQUOT :

C’est pas vrai. Juste au moment où je refaisais surface…

 

JOSIANE :

Le scandale des fausses factures a fait sauté le ministère et son ministre avec lu !

JACQUOT :

On est mal là. Ils vont faire du ménage dans les effectifs.

JOSIANE :

Le service des bornes est maintenu, c’est Germaine qui me l’a dit.

JACQUOT :

Pour sauver les apparences !

JOSIANE :

On va y avoir droit, mon pauvre. Je le sens.

JACQUOT :

Je ne suis pas ton pauvre.

JOSIANE :

Tu vas le devenir, mon gars ! Ca va pas tarder !

JACQUOT :

 

Mais j’y suis pour rien, moi, si ton ministre est en tôle.

JOSIANE :

Peut-être, mais n’empêche que je suis dans la merde, mon gros, comme toi.

JACQUOT :

T’inquiète pas Josiane, on n’est pas encore sur le bitume.

JOSIANE :

Ca chauffe, quand même !

JACQUOT :

T’inquiète pas, j’te dis, j’ai des potes au ministère…

JOSIANE :

Qu’est-ce que tu racontes, le ministère,  il fout le camp.

JACQUOT :

Oui. Mais moi j’ai un tuyau sûr. Du béton !

JOSIANE :

Tu rêve, Jacquot. Mais ils sont en train de démanteler le ministère. Tu t’es fait greffer des oreilles de blonde ou quoi ?

JACQUOT :

Pourquoi tu me dis ça ?

JOSIANE :

Parce que t’entends tout ce que je te dis mais tu comprends rien…

JACQUOT :

Charrie pas Josiane, je te dis qu’il y a de la récup à faire ! Ca te branche, Josie ?

 

JOSIANE :

Comment tu m’as appelé ?

JACQUOT :

Josie, pourquoi ?

JOSIANE :

De quel droit ?

JACQUOT :

Je ne sais pas, moi…Comme ça !

JOSIANE : (se fâchant)

Il n’y en a qu’UN qui peut m’appeler Josie, tu comprends ?

JACQUOT : (il commence à draguer Josiane)

T’énerve pas, ma belle, ça m’a échappé. Tu sais, quand toute l’année on est avec des SDF, comme moi, on se raccroche à ce qu’on peut. Alors, un peu de chaleur humaine, un peu de …

JOSIANE :

Raccroche-toi à quelqu’un d’autre, tu veux. J’suis pas ta branche et encore moins la cheminée pour te réchauffer, garçon !

JACQUOT :

Ne sors  pas les griffes, Josiane. Je voulais simplement te dire quelque chose… Depuis longtemps, je te regarde et je… Enfin, tu sais…Euh !… Tu me plais beaucoup. J’ai déjà essayé de te dire que…

JOSIANE :

…Arrête mon vieux, arrête tout de suite. J’te suis pas du tout sur ce terrain, mon gars. Je ne peux rien pour toi, là.

JACQUOT : (il entame une tirade dans l’esprit « les feux de l’amour »)

J’te demande rien, Josiane, tu n’y es pas du tout. Juste un peu d’amour, un peu de chaleur humaine,  c’est tout. C’est la seule chose que je puisse me payer, mon seul luxe, ma récréation. Allez, juste un peu d’amour, c’est la seule chose qui me reste.

JOSIANE : (elle insère sa carte dans la borne et pianote tout en parlant)

Mais, mon pauvre Jacquot, comment veux-tu que l’on te donne un peu d’amour ? Toi-même, t’en as jamais donné et tu voudrais, maintenant, que chacun soit à tes pieds.

JACQUOT :

Josiane, dis-moi ce que tu aimes le plus chez moi ? Mon esprit ou ma beauté naturelle ?

JOSIANE :

Ton sens de l’humour !

JACQUOT :

… Mais j’ai changé, tu sais, je ne savais pas avant. J’ai pris sans regarder et j’ai tout écrasé autour de moi. Tout ce qui me gênait, je le rejetais. J’avais rien compris.

JOSIANE :

Ne regrette pas, jacquot, tu es à ta place. Un bon petit soldat, un chien-chien à sa mémère, un suppôt du système.

JACQUOT :

Tu sais, ils ne m’ont pas épargné. Ca va faire dix ans que j’ suis là. Dix ans à vous supporter, dix ans de vie commune…J’suis blindé. Mais, sans le savoir, ça m’a ouvert les yeux et j’ai découvert le plus grand cadeau qu’on puisse avoir dans la vie : L’AMOUR… L’amour de l’autre…

 

JOSIANE :

Tu veux dire que tu as changé au point d’aimer ton prochain ! Bravo, Jacquot. Ton père avait raison. Tu as trouvé ton chemin, finalement. Tu vois, les ressources humaines mènent à tout…

JACQUOT : (très excité)

Oui, c’est ça, ça mène à tout, même jusqu’à toi. (Il se jette à ses pieds) Je t’aime Josiane. Oh ! ma Josie, ma biche effarouchée, mon roudoudou crémeux, mon petit yaourt baveux…

 

JOSIANE :

…Oh ! là, oh là, hue, calme, calme. Sale bête, va ! (Josiane s’écarte et Jacquot la suit à genoux) T’es sûr que ça va bien ?

 

JACQUOT :

J’en peux plus, Josie. Y’a trop longtemps que j’attends. Il faut que tu m’aides, il faut que tu désamorces la bombe sexuelle qui me taraude les entrailles. Il faut que tu m’aimes, là, tout de suite !

 

JOSIANE : (décontenancée)

Mais, je…Allez, calme-toi, Jacquot. Tu ne veux pas te rafraîchir ? (elle fonce à la borne et ramène un verre d’eau)

JACQUOT :

Non, non, rien n’y fera, même pas un seau d’eau. Ma flamme est trop grande, mon désir est trop fort. Un incendie ne s’éteint pas avec un verre d’eau ! Ah ! je brûle … (il lui saute dessus, à nouveau)

JOSIANE :

Aaahhh ! il est pire qu’un caniche en rut, qu’un bouc en chaleur ! (elle le repousse du pied au fur et à mesure qu’il avance) Va de retro, satanas ! Contrôle-toi, bordel ! Contrôle tes pulsions Satan… Fais gaffe, c’est mauvais pour ton cœur !

JACQUOT : (lyrique)

Nooonn, c’est plus fort que moi…C’est plus fort que tout. Je ne pense qu’à toi. Toutes les nuits, je rêve de toi. Le matin, je me réveille en sueur, fatigué de nos ébats virtuels !

JOSIANE :

Poète… En plus… J’aurai tout vu !

JACQUOT :

Pour toi, je serais capable de remuer la terre entière. Tiens, j’ai repéré un bus au garage du ministère, chez mon pote. Comme celui que tu cherches.

 

JOSIANE : (profitant de la situation)

T’as trouvé un bus, toi ?!

JACQUOT :

Euh ! oui, enfin, presque.

JOSIANE :

J’te vois venir, toi.

 

JACQUOT :

Oui. Accepte d’être à moi et tu ne seras pas déçue. J’te promets.

JOSIANE : (calmant le jeu)

A toi pour un bus. Jacquot, entre nous, tu réalises ce que tu dis ? Tu es bien conscient de ce que tu me proposes ?

JACQUOT :

Et alors…On peut rêver ! Qui ne tente rien, n’a rien !

JOSIANE :

Pas de chantage au lit, mon bonhomme. Essaie de voir, quand même pour le bus.

JACQUOT :

Je vais faire mon possible, Josie….

Elle le regarde avec un regard appuyé.

JACQUOT :

Oh ! Pardon. Josiane.

JOSIANE :

Bon, il faut que j’te laisse. Les restos du cœur n’attendent pas, et en plus, il faut que je passe au secours populaire. Allez, salut, Jacquot, à la prochaine.

Elle sort de scène. Jacquot, déçu, avance vers la machine pour insérer sa carte

JACQUOT :

Bon, il faut que je la vérifie quand même.

Il a quelques difficultés. La borne lui indique les instructions

LA BORNE :

Tapez votre code d’accès…

JACQUOT :

Voilà…

LA BORNE :

Votre code est erroné. Veuillez vous rapprocher du service des bornes de survie…

 

JACQUOT :

Comment ça, c’est pas le bon code ? Quelle saloperie…

LA BORNE :

Vous n’avez plus qu’un essai !

 

JACQUOT :

Je me suis peut-être trompé de code ? Je réessaye …

LA BORNE :

Dernier essai terminé ! Nous gardons votre carte. Désolé. Veuillez vous rapprocher du service des bornes de survie. Bonne chance ! Tapez F10 pour quitter le réseau…

 

JACQUOT :

 Et merde, garde là cette carte à la con ! Tant pis, il n’y aura pas de rapport, pas de compte-rendu. Et puis j’en ai rien à foutre après tout, saloperie de machine, putain de vie à la con…

Il s’arrête soudain, réfléchit, regarde autour de lui si personne ne vient, puisse baisse sa braguette et se met à uriner sur la borne, ce qui a pour effet de déclencher la voix enregistrée.

LA BORNE :

Bonjour, vous êtes à la borne de survie « Charité », ne partez pas. L’espoir existe, je suis là pour vous aider. La Grande Cause Nationale a édifié pour vous ce centre d’urgence…

JACQUOT :

C’est ça, cause toujours, tu m’intéresses !

 

LA BORNE :

…Grâce à la Grande Cause Nationale, vous pouvez trouver ici, le droit au logement...

JACQUOT :

C’est ça…

LA BORNE :

… Le droit au travail…

JACQUOT :

Ben voyons…

LA BORNE :

… Le droit aux soins médicaux, le droit à l’éducation, (un temps) le droit à UNE VIE SOCIALE…

Jacquot est parti en riant et la borne continue à déverser ses banalités dans un noir qui se fait progressivement.                           

NOIR

5

Le plateau s’éclaire lentement sur la borne qui est recouverte d’un drap blanc, avec en travers, une écharpe tricolore. Un calicot est dressé en travers et sur lequel est inscrit : « Journée de la Grande Cause Nationale ». Tout est prêt pour une cérémonie officielle. Josette entre en scène élégamment vêtue d’un tailleur de récupération et d’un petit chapeau. Elle vient se placer au pied de l’édifice et attend sagement en jetant de temps en temps un coup d’œil sur sa montre. Une musique douce accompagne la scène. Dédé et Josiane entrent à leur tour vêtus de bric et de broc, bras dessus-dessous. Ils viennent se placer près de Josette. Toute la scène sera jouée comme dans un vieux film muet. Le plateau flottera dans une lumière sépia. Quand Jacquot fait son entrée, une musique de fanfare l’accompagne. Il porte, en travers de la poitrine, une écharpe tricolore. Il serre les mains de tous les protagonistes puis se fait remettre, par Josette, une paire de ciseaux étincelante qui trône sur un coussin rouge. Un roulement de tambour annonce soudain le début de l’inauguration officielle de la borne. Jacquot coupe maladroitement le ruban. Il tire sur le drap et fait apparaître une superbe borne flambant neuve. La musique s’arrête. Tout le monde se congratule et le son et la parole reviennent comme par enchantement. Toute la scène qui suit est une fête.

JOSETTE : (s’adressant à Jacquot)

Alors, heureux ?

JACQUOT :

On le serait à moins, ma chère Josette !

DEDE : (s’approchant d’eux)

Mon cher Jacques, je me permets de vous féliciter pour la façon dont vous avez mené cette affaire. En tant que créateur de cette…

 

JOSIANE : (l’interrompant)

…C’est pas vrai, il va nous faire le coup du petit génie…

JACQUOT : (sur le ton d’un discours)

Je vous en prie, Josie, laissez le parler. Il est vrai que sans l’esprit inventif et créateur de Monsieur André BRUNO, nous n’aurions pas pu inaugurer aujourd’hui la première borne de soulagement, digne héritière de nos vespasiennes d’antan. Je me permets, à cette occasion, de vous rappeler que cet édifice a été conçu pour permettre à nos concitoyens de se soulager mais aussi d’y trouver bon nombre de services…

DEDE : (s’adressant à Josiane)

Tu vois, tu peux être fière, quand même !

JOSIANE :

Bon, d’accord. Mais on ne va pas faire le réveillon là-dessus !

JOSETTE :

Vous avez fini, tous les deux, on n’entend pas ce qu’il dit.

JACQUOT :

…Qu’entend-on par services ? Et bien c’est simple. Vous pouvez vous soulager, dans un premier temps, et tout cela dans une ambiance délicieuse et feutrée. Dans un deuxième temps, grâce à votre carte d’accès, vous pouvez retirer de l’argent liquide. Si vous le désirez, vous pouvez aussi enregistrer un message vidéo que vous enverrez au correspondant de votre choix, grâce au site Internet intégré. Il vous est donc possible de communiquer aux quatre coins du monde avec cette merveille de la technologie moderne : j’ai nommé, la première borne multimédia de survie en France…

L’assistance applaudit à tout rompre.

JACQUOT :

…J’ai le plaisir et l’avantage de vous présenter le créateur de cette nouvelle autoroute de la communication du XXIe siècle : Monsieur André BRUNO.

Tout le monde applaudit.

JACQUOT :

Ainsi que Madame Josette PUCHEAU, responsable de l’exploitation de cette borne.

DEDE : (s’avance timidement)

Je suis très flatté, Jacques. Vous me voyez ravi…

JOSETTE :

Merci !

JOSIANE :

Alors là, il jubile le Dédé ! On ne pourrait pas faire mieux pour titiller son ego…

JOSETTE :

Son quoi ?

JOSIANE :

Laisse tomber, mamie, tu ne peux pas comprendre, c’est un truc entre nous…

JACQUOT :

En tant que maire de cette ville, j’ai le plaisir de vous remettre, au nom du ministre du temps partagé et des loisirs, la décoration du mérite urbain.

Il essaie désespérément d’ouvrir la boîte où se trouve la médaille.

DEDE :

Je suis confus, je vous remercie, je ne mérite pas autant de…

 

JOSIANE :

Allez ! Arrête, Dédé, ne fais pas le Modeste…

JOSETTE :

Qu’est-ce que ça te fait, Dédé, qu’on te titille les gos…

DEDE :

Comment ? Je ne comprends pas.

 

JOSETTE :

Moi, d’habitude, ça me fait rire. Mais il y a tellement longtemps qu’on me les pas titillés, que je m’en souviens plus !

JOSIANE : (éclatant de rire)

Vous en faites pas, Josette, c’est comme la bicyclette, quand on s’y remet, ça revient très vite.

JOSETTE :

Ah bon, oui, mais je ne sais pas faire du vélo, moi !

JOSIANE :

C’est pas grave. Dédé vous montrera, c’est le spécialiste de l’égo, vous verrez !

DEDE :

Je t’en prie, c’est pas le moment. On vit un instant rare. Alors, cesse de plaisanter, tu veux.

 

JACQUOT : (qui a enfin réussi à ouvrir sa boîte)

En vertu des pouvoirs qui me sont conférés et au nom du ministère du temps partagé et des loisirs, j’ai l’honneur de vous faire Chevalier de l’Ordre du Mérite Urbain.

Tout le monde applaudit. On jète des serpentins et des confettis, c’est la fête. Jacquot épingle la médaille sur la poitrine de Dédé et lui fait l’accolade de circonstance. Tout le monde applaudit de nouveau. Puis, au terme de la cérémonie, chacun se congratule et vient féliciter Dédé. Jacquot ouvre la marche.

JACQUOT : (s’adressant à Josette et Dédé)

Alors... Heureux ?...

DEDE :

Je crois que oui. Le vent a tourné en notre faveur.

JOSETTE :

Et oui. J’ai terminé ma peine de substitution. J’ai un boulot fou, maintenant.

DEDE :

Avec son aide, on a pu développer mon concept.

JOSETTE :

J’ai repris la sanisette que ma collègue m’avait cédée en partant en retraite.

DEDE :

Bien placée, bon rendement, une affaire en or.

 

JOSETTE :

En s’associant, il a pu réaliser son projet.

JOSIANE :

Et ça cartonne !

JOSETTE :

On a récupéré la majorité des toilettes publiques de la ville.

JOSIANE :

 

Aux meilleurs emplacements !

JOSETTE :

Et j’ai pris un comptable. Ca vaut mieux !

DEDE :

On a des franchisés un peu partout qui bossent pour nous et sous notre marque.

JOSETTE : (fière)

Oui ; C’est notre marque.

JACQUOT :

Bravo, la Josette ! Et comment elle s’appelle cette marque ?

JOSETTE : (fièrement)

S.D.F. !

JACQUOT :

Quoi ? J’ai pas bien entendu.

 

DEDE :

 

SI, si, t’as bien entendu. Le groupe S.D.F.

JOSETTE :

Sanisettes De France, les premières pissotières cotées en bourse !

JACQUOT :

Sacrée Josette !

JOSETTE :

Hé oui, l’argent n’a pas d’odeur, n’est-ce pas ! Le plus important dans ma vie c’est d’avoir mes actions en bourse.

DEDE :

Ben moi, je dirais plutôt le contraire.

JOSIANE :

Les actionnaires se foutent pas mal de ce qui gonfle leur portefeuille.

 

JOSETTE :

Même si c’est leur propre merde !

 

DEDE :

Moi je sais ce qui gonfle mes actions !

JOSIANE :

Arrête Dédé. C’est toi qui nous gonfle.

 

JACQUOT :

Mais alors, vous êtes riches !

 

DEDE :

Oh là ! Attends l’ouverture du marché est trop récent. Mais j’ai bon espoir ; les Japonais s’intéressent à la chose et tu sais comme ils sont pointilleux là-dessus.

JOSETTE :

Quand j’aurai développé à l’international, je me retirerai et je coulerai des jours heureux dans ma bicoque en Bretagne en attendant les dividendes.

JACQUOT :

Un avenir de rentière, somme toute ! Beau programme, Josette.

DEDE :

Et toi, Jacques, ça marche pas mal, pour toi, non  ?

JACQUOT :

On ne peut pas se plaindre. Tu sais, j’avais vraiment touché le fond. J’en avais marre de l’administration. Heureusement j’ai eu la chance de ma vie, le jackpot, la timbale, le gros lot...

 

DEDE :

...La loterie nationale ?

JOSETTE :

Le tiercé ?

 

JOSIANE :

Le millionnaire ?

DEDE :

Le black jack ?

 

JOSETTE :

Le morpion ?

JOSIANE :

Le bingo ?

DEDE :

Le loto ? Le Banco ?...

Les femmes viennent se tenir près des deux hommes et écoutent attentivement les propos de Jacquot.

 

JACQUOT :

Non. Rien de tout ça...

 

TOUS :

...Alors, quoi ?

JACQUOT :

Un concours... de circonstance, si l’on peut dire. J’ai d’abord hérité d’un oncle lointain que je n’avais jamais vu. Ensuite le procès de l’ancien ministre pour les fausses factures a fait l’effet d’une bombe. J’ai été cité comme témoin, la télé, les journaux se sont emparés de l’événement. Du jour au lendemain, j’étais propulsé sur le devant de l’actualité. Vous pensez, pour la première fois, on donnait la parole à un petit, un sans grade. L’opinion publique, dans sa grande compassion, s’est émue de voir ce pauvre bougre que j’étais avec mon désespoir, seule chose qui me restait. Alors, un grand élan de générosité a fait le tour des popotes. Je suis passé sur 12 télés, j’ai fait la une de 8 quotidiens, de 10 hebdomadaires et de 5 mensuels. On ne pouvait pas me louper, tout le monde me reconnaissait dans la rue. Un fan-club a vu le jour. Un compte bancaire a été ouvert à mon nom. Des milliers de dons ont déferlé sur la banque. Un vrai raz-de-marée. Toutes sortes de conseillers, juristes, experts, communicants et j’en passe, sont venus s’occuper de cette toute nouvelle fortune.

DEDE :

Et toi, dans tout ça ?

JOSIANE : (s’adressant à Josette)

Ca lui a monté à la tête, non ?

JOSETTE :

Moi, à sa place, j’aurais disjoncté !

DEDE :

T’as pas pété un câble ? Coulé une bielle ?

JACQUOT :

Non, rien de tout ça. Il a fallu simplement que je digère tout cela. Parce qu’avec toutes ces télés, interviews, reportages et témoignages, je commençais sérieusement à faire du surmenage...

JOSIANE :

Qu’est-ce que je disais, il a pété les plombs. Je sais, ça fait toujours ça !

JOSETTE :

Ca ne m’étonne pas, moi j’aurai fait une dépression, c’est sûr !

 

JACQUOT :

...Alors, je suis parti six mois en vacances aux caraïbes pour réfléchir à mon avenir. Au retour, mes affaires avaient prospéré et j’ai décidé de redistribuer à mes camarades ce que la société de consommation, dans son bel élan de générosité, m’avait donné. Ensuite, les élections sont arrivées, je me suis présenté, et me voilà. (Il montre fièrement son écharpe tricolore).

JOSIANE :

C’est pas à moi que ça arriverait, un truc pareil !

DEDE :

 Te plains pas, ma grande. Avant que ton ministre fasse des conneries, t’as eu ton heure de gloire, toi aussi.

JOSIANE :

Tu parles ! Un studio au centre ville, une pension de 1500 euros par mois, c’est pas le Pérou !...

JOSETTE :

Enfin. Moi, ça me suffirait. Mais pas trop loin de la gare.

 

JOSIANE :

Tu l’as dit bouffi ! Et moi, on me demande pas ce que je deviens ?

JACQUOT :

Pardon, Josiane, je suis désolé…

JOSETTE : (ironique)

On s’en doute un peu !

JOSIANE :

Qu’est-ce que t’entend par-là, mémé ?

 

JOSETTE :

Oh, rien de particulier, mais je me demandais ce que tu pouvais bien faire sans ton ministre chéri !

JOSIANE :

D’abord, c’était pas mon ministre chéri, comme tu le dis ! Deuxièmement, je suis avec Dédé, avec qui j’ai toujours entretenu des rapports très amicaux…

 

JOSETTE :

Tu as « entretenu » ? Tu t ‘es pas fait entretenir, plutôt ?

 

 

 

 

JOSIANE :

Ne joue pas sur les mots, tu veux ! Oui, j’étais entretenue par le ministre, et alors ça te gênait, toi ? Ca te faisait du tort ? Non. Alors, occupe-toi de tes pissoires améliorées et fous-moi la paix. J’aime Dédé et Dédé m’aime. J’espère que ça ne met pas des cailloux dans tes souliers ?

 

JOSETTE :

T’en fais pas la Josie, moi, c’que j’en disais, c’était pour causer, c’est tout.

JOSIANE :

Justement, tu causes trop, la rombière, et tu fous la merde avant de la nettoyer !

DEDE :

Calmez-vous toutes les deux, ça va pas recommencer…

JOSIANE :

…Toi, le surdoué de la sanisette, tu me lâches, je cause à la dame…

JOSETTE :

C’est vrai, ça, si on peut plus papoter, maintenant !

DEDE :

Bon, ça va, j’ai compris, je vous laisse à vos affaires…

JACQUOT :

Tu fais bien, Dédé. Laisse-les entre elles, ça vaut mieux. Tu sais les histoires de bonne femme !

JOSIANE :

Dis donc, Jacquot, les bonnes femmes, comme tu dis, elles t’ont bien aidé, si je ne m’abuse !

JACQUOT :

C’est vrai. Je ne peux pas le nier.

JOSETTE :

Et si j’me souviens bien, t’as jamais craché dessus, hein ? La Josie, t’aurais bien aimé la…

JACQUOT :

…Te mêle pas de ça, tu veux. Puis d’abord, il ne s’est jamais rien passé entre nous, hein Josie ?

 

JOSIANE :

C’est vrai, il a raison. (En aparté) J’l’ai échappé belle … !

DEDE :

Le problème n’est pas là. Josie a changé, elle aussi. Elle m’aime et moi je l’aime.

 

 

JOSETTE :

Quelle belle fin, on se croirait dans un roman-photo !

 

DEDE :

Ca vous paraît peut-être grotesque, mais c’est la vérité. L’amour peut tout changer. En bien comme en mal, d’ailleurs !

JOSETTE :

Qu’est-ce que je disais, un roman à l’eau de rose !

 

DEDE :

Et alors, mon histoire d’amour, même si ça ressemble à un roman de gare, je l’assume, je la revendique, je la VIS.

 

JOSETTE : (un peu gênée)

T’as bien fait, Dédé, t’as bien fait. J’en aurais fait autant à ta place. (En aparté) N’empêche que ça fait bibliothèque rose, quand même !

 

JOSIANE :

Merci, mon Dédé. T’as raison de leur dire. Y’a pas de honte. Je suis fière de toi. J’en ai tellement rêvé, et heureusement, Dédé l’a fait !

On entend une voix venant d’un porte-voix. Fondu au noir.

NOIR

 

Dans le noir .

 

LA VOIX :

Couvre feu, couvre feu. Veuillez regagner vos refuges. La journée de la Grande Cause Nationale est terminée. Merci de votre participation. Bonne nuit à tous. Couvre feu, couvre feu. Veuillez préparer vos cartes d’accès…

6

Après un temps, Josette réapparaît sur le plateau avec à la main, tout un matériel de nettoyage, balai, pelle, seau et sac-poubelle. Elle entreprend de nettoyer le plateau.

JOSETTE :

Regarde-moi ça, quel foutoir ! C’est, toujours pareil, la veille des contrôles, c’est bibi qui nettoie !

Dédé entre en scène.

 

DEDE : (ronchonnant)

Qu’est-ce que tu dis ?… Quelle heure est-il ?

JOSETTE :

Sept heures trente, l’heure des braves.

 

DEDE : (s’étirant avec des bâillements)

Ils vont bientôt rappliquer. Va falloir déguerpir…

Il va directement à la borne et en sort une brosse à dents.

JOSETTE :

Ah ! bon, j’ croyais que la campagne était terminée…

 

DEDE : (tout en se brossant les dents)

Eh ! bien non, y’a encore un boulot fou. On n’élimine pas comme ça les exclus ! Les centres sont pleins, y’a moins de bornes, faut bien trouver une solution.

JOSETTE :

Tu ne vas pas encore nous faire ta déprime ?…T’as eu ton cachet ?

DEDE :

Non.

JOSETTE :

Je le savais. J’me disais aussi que t’avais pas l’air bien net…

DEDE :

…Tu y es pas du tout, la Josette.

JOSETTE :

Ah oui ! J’y suis, t’as un chagrin…Josie t’as laissé tomber… C’est ça…Et bien répond !

 

 

 

DEDE :

Et bien non, tu vois. J’en ai marre, c’est tout. J’en ai ras la casquette de zoner près de la borne, matin et soir et en plus ils m’ont viré.

JOSETTE :

Encore ! T’as pas de pot Dédé. Mais c’est pas une raison pour faire la gueule.

DEDE :

Ne charrie pas, tu veux. Moi, c’était mon boulot, mon gagne-pain.

JOSETTE :

Arrête de broyer du noir. Tu devrais avoir l’habitude, pourtant.

DEDE :

On ne s’habitue jamais à la précarité.

JOSETTE :

Mais on fait avec, Dédé, que ça te plaise ou non.

DEDE :

Peut-être, mais aujourd’hui j’ai plus envie de faire avec. Je veux faire sans, tu comprends ?

Jacquot entre en scène.

JACQUOT :

Salut les précaires ! Alors, Dédé, t’as pas l’air dans ton assiette !

JOSETTE :

M’en parle pas, il n’arrête pas de délirer sur sa condition…

JACQUOT :

...Et bien, mon Dédé, faut pas avoir le blues, comme ça. Ca va s’arranger, t’en fais pas.

DEDE :

Tu peux parler, toi. Tu sais de quoi demain sera fait ? T’as pas le souci du casse-croûte, du matelas. Tu sais où te poser le soir, toi.

 

JACQUOT :

Arrête ton délire. Je viens d’être viré !

JOSETTE :

Oh là ! C’est l’hécatombe !

JACQUOT :

Sans lettre, sans convocation.

 

JOSETTE :

 

Sans préavis ?

 

DEDE :

 

Oh ! Tu déconnes ?

 

JACQUOT :

 

Pas du tout.

 

DEDE :

 

C’est tout ce que ça te fait ?

 

JACQUOT :

 

Bah oui. J’m’en fous.

 

JOSETTE :

 

J’en crois pas mes oreilles. T’entends ça Dédé ?

 

DEDE :

 

Alors là, j’suis sur le cul.

 

JACQUOT :

 

J’m’en fous, j’ai un plan.

 

JOSETTE :

 

Où t’as piqué ça, toi ?

 

DEDE :

 

Un plan ? Oh là ! Tu m’inquiètes.

 

JACQUOT :

 

T’affole pas Dédé. Je connais un gars, au ministère qui cède un vieux bus désactivant pour trois fois rien. Dans le quartier, y’en a marre de marcher sur le SDF la nuit et de le voir déambuler dans les rues le jour. Alors j’ai pensé qu’il était peut-être temps qu’on joue la file de l’air, tous autant qu’on est !

 

DEDE :

Elle est bonne celle-là. Tu entends, Josette, il vient d’être viré et il veut résoudre le problème des exclus en nous faisant déguerpir par le premier bus en ruine qu’il trouve.

JOSETTE :

Un charter pour l’oubli ! Ca te réussi pas le licenciement !

JACQUOT :

Eh ! Doucement les beaufs, c’est pas une ruine…

Josiane entre en scène avec un sac à dos.Elle semble très énervée.

JOSIANE :

Salut les bras cassés ! Il faut que je vous parle, mais surtout ne m’interrompez pas, je suis garée en double file !

DEDE :

Josiane…J’croyais que t’étais en voyage…

JOSIANE :

…Presque…Laisse- moi parler, toi. C’est une nouvelle importante…Pas plus tard qu’hier, j’ai rencontré une bande d’exclus, comme nous. Ils ont trouvé LA SOLUTION, eux !

DEDE :

Ah ! bon, pour une nouvelle…

JOSETTE :

…C’est une bonne nouvelle !

JACQUOT :

Mais laissez-la parler, bon dieu …

JOSIANE :

Aussi bizarre que ça puisse paraître, ils sont heureux, ils ont plus rien à foutre de toutes ces emmerdes quotidiennes qui nous empoisonnent la vie : chercher des petits boulots, trouver de quoi bouffer, dénicher un toit pour le soir…

DEDE :

…Ou au mieux un coin à l’abri, sur un carton, dans la rue.

JACQUOT :

Alors, ils ont décroché la timbale, eux aussi…

JOSIANE :

Mieux que ça …

 

DEDE :

Qui ça, eux ? De qui vous parlez ?

JACQUOT :

Ben les paumés, comme nous !

JOSIANE :

…Ils sont libres, personne pour leur rappeler leurs droits ou leurs devoirs, personne pour les assister, en clair : personne pour les faire chier !

DEDE :

Même ça ?

JOSIANE :

Ah ! c’est intelligent. Je vois que t’es en forme, Dédé !

JOSETTE :

Mais où ils dorment, où ils mangent… Où ils vivent ?

JOSIANE :

Pas compliqué, les zonards : dans leur piaule ambulante, dans leur coquille…

Tout le monde reste sur place, étonné.

JOSIANE :

…Ben, dans leur caravane, pardi ! dans leur bus, tout simplement.

JOSETTE :

Un bus ? Fallait y penser !

DEDE : (s’adressant à Jacquot)

Un vieux bus ?

JACQUOT :

Oui. Pas cons, hein, les voyageurs du nouvel âge ?

JOSIANE :

C’est comme ça qu’on les appelle.

 

JOSETTE :

Ah ! je vois. Le bus désactivant.

DEDE :

C’est bien tout ça. Et alors ?

JOSIANE :

Alors, avec Jacquot, on a dégoté un bus que le ministère revendait.

JOSETTE :

 

Le charter du bonheur ! Il a pas arrêté d’en parler.

JACQUOT :

Pas cons, hein ! « les voyageurs du nouvel âge »…

Tout le monde se regarde et s’interroge avec, au visage, des moues sceptiques.

 

JOSIANE :

Alors, maintenant, écoutez-moi bien : Qui m’aime, me suive !

JOSETTE :

Pour faire quoi ? Les gens du voyage du XXIe siècle !

DEDE :

Comme tu y vas, Josie, on ne va pas refaire ce qu’on fait les tziganes et les roms. On a aucune assurance sur la façon dont ça marche ton affaire !

JOSIANE :

Et puis quoi encore. Tu veux pas non plus un contrat avec une garantie multirisque !

JOSETTE :

J’suis un peu d’accord avec Dédé. On ne sait pas où ça nous mène ton truc. Par contre on sait comment on les traite les manouches !

JOSIANE :

Mais réfléchis, mémère ! On part sur les routes, on est libre, on fait ce qu’on veut, on nous emmerdera plus comme aujourd’hui, ici. Plus de cartes d’accès, plus de queues interminables,

JACQUOT :

Plus de contrôles…

JOSIANE :

Plus de fichiers…

JACQUOT :

Plus de numéros, plus d’informatiques, de statistiques…

JOSIANE :

De rhétorique, de politiques…

DEDE : (ironique)

On peut dire autant de conneries qu’on veut, mais mon Jacquot tu te fais pas prier !

JOSIANE :

Il est déchaîné, le garçon !!

 

JACQUOT : (enthousiaste)

Moi, je marche, je pars, je largue les amarres, je mets les bouts, je me casse, bordel !

JOSIANE :

Je vous le dis : c’est LA LIBERTE !

 

JACQUOT :

Qu’est-ce que vous avez à perdre ? hein ?

 

JOSETTE :

J’ai payé mon redressement fiscal…

DEDE :

…J’ai plus rien…

JOSETTE :

…La borne va fermer…

DEDE :

…J’sais pas où aller…

JACQUOT :

Vous allez arrêter de vous tâter !

JOSETTE :

Je veux bien essayer

DEDE :

Pourquoi pas. Vous avez peut-être raison…(un temps) Je tente le coup aussi.

JOSIANE :

Bravo, les précaires ! Allez, maintenant on se magne, le bus est en double file !

Tout le monde se regroupe autour de Josiane, prêt à partir….

 

JOSETTE :

Attendez, attendez ! Y’a quelque chose qui cloche…

 

JACQUOT :

…C’est pas vrai, qu’est-ce qu’il y a ! Elle est pire que moi, hein ?

DEDE :

Et oui, qu’est-ce qui se passe, un problème, Josette ?

 

JOSIANE :

Et alors, accouche, Zézette !

JOSETTE :

Je ne peux pas partir comme ça.

 

JOSIANE :

Et pourquoi donc ?

 

 

JOSETTE :

Vous avez pensé aux commodités ?

TOUS :

Quoi ? ? ? !

JOSETTE : (s’adressant à Josiane)

Et oui, dans ton bus, y’a des toilettes au moins ?

JACQUOT :

Ah ! c’était ça. Mais pas de problème, la Josette !

DEDE :

Ah ! bon, j’ai eu peur. Un moment je me suis demandé si tu n’allais pas nous lâcher !

JOSIANE :

Sacrée Josette. Le réflexe professionnel. Dame pipi jusqu’au bout des ongles ! Mais t’inquiète pas, ma grande, on s’arrêtera quand il le faudra. Et puis, il t’est jamais arrivé de pisser en pleine nature avec une légère brise te caressant la croupe face à un paysage en cinémascope ? !

 

JOSETTE :

Non.

JOSIANE :

Et bien tu perds rien pour attendre. Tu vas avoir droit, pour la première fois de ta carrière, à des chiottes en plein air, des gogues façon bio, avec des cloisons en taillis et un toit bleu azur dans une musique nature stéréo-dolby. Avec un peu de chance t’auras aussi les papillons ou la coccinelle à portée de main. Tu ne te rend pas compte, les chiottes écolos, le pied, Josette.

JOSETTE :

Je ne voyais pas ça comme ça.

DEDE :

Elle a raison, Josette. Fini les bombes aux senteurs exotiques, la serpillière tous les quarts d’heures et le désinfectant sur la lunette. Que des bonnes choses agréables, tu ne rêves pas Josette. Ce sera pour toi les chiottes idéales, le nec plus ultra de la profession.

JACQUOT :

Fini les fêtards de la dernière heure, les dérangés de l’intestin…

JOSIANE :

Fini les soucoupes vides, les remontrances…

JACQUOT :

Les humiliations, les mauvaises odeurs, le canard WC ! Fini tout ça.

 

DEDE :

Il te restera que le bon côté des choses, le doux pet filant au vent dans le sous-bois… la poésie du geste…

 

JOSIANE :

… La caresse subtile de la rosée du matin, l’esprit libre sans contrainte, la joie du soulagement retrouvé.

JACQUOT :

Voilà ton programme, Josette. Alors, heureuse ?

JOSETTE : (à Jacquot)

Je ne m’attendais pas à ça, mon pauvre ! Ma seule joie, c’était la satisfaction du travail bien fait…. (un temps) Ah ! Là, j’y vais, j’y cours, j’me précipite. (Elle s’agite et entre dans la borne)

JACQUOT :

Tu t’occupes du papier ?

 

JOSETTE :

T’en fait pas, mon pauvre, j’ai du stock !

JOSIANE :

Parfait, on ferme et on y va.

Tout le monde tourne autour de la borne et s’occupe de la fermer comme on ferme une maison avant de s’en aller.

JACQUOT : (s’adressant à Josette)

Tu as dit pauvre ?

JOSETTE : (elle sort de la borne en portant un paquet de rouleaux hygiéniques)

Mais non.

JACQUOT :

Si. Tu m’as traité de pauvre, j’ai pas rêvé !

JOSIANE : (revenant sur ses pas)

Quoi, encore ?

 

JACQUOT :

Elle m ‘a traité de pauvre.

JOSETTE :

Mais non. C’était juste une façon de parler.

 

 

 

JACQUOT :

Je ne  supporte pas qu’on me traite de pauvre.

DEDE :

On le sait ! Mais elle ne l’a pas fait exprès. C’est une expression courante, tu sais, une façon amicale de s’adresser à toi…

JACQUOT :

…Peut-être, mais ça ne me plait pas, c’est tout…

Chacun est chargé de bagages d’infortune et se dirige tour à tour vers les coulisses.

JOSIANE :

…Arrête ton cirque, tu veux. D’abord, il n’y a plus de pauvres, plus d’exclus, plus de SDF entre nous. A partir de maintenant, on ne sait même plus ce que ça veut dire, OK ?

 

DEDE :

Elle a raison, on va le bannir de notre vocabulaire.

JOSETTE :

On va le quoi ?

JOSIANE :

Le bannir.

JOSETTE :

Et ça fait mal ?

JACQUOT :

Mais, non !

DEDE :

Sacrée Josette !

JOSIANE :

Laisse tomber, Zézette.

 

JOSETTE : (à Josiane)

J’espère que Jacquot va bien le supporter…LE PAUVRE !

Le plateau est vide. La lumière décroît pour ne laisser que la borne dans un halo de lumière.

LA VOIX :

Bonjour, vous êtes à la borne de survie « CHARITE ». La Grande Cause Nationale a édifié pour vous ce centre d’urgence…Vous trouverez ici, le droit au logement, le droit au travail, le droit  aux soins médicaux. Nous pouvons vaincre ensemble l’exclusion. Approchez-vous, et venez taper votre code….

 NOIR

 

 

 

 

 

 

FIN

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