LA CÉRÉMONIE TOSCANE

Isabelle Revenu

" Large comme un fessier de zébu était sa peine mais à présent il n'en avait plus rien à foutre. Même l'espoir s'en était allé ... Les silences engrangés peu à peu faisaient un couvercle épais à ses matins mornes. Il fit sa valise à nouveau et quitta la chambre de l'hôtel minable juste après son sacro-saint café-croissant. Il ne reviendrait jamais se promener le long des quais. Toute sa vie, il s'était cru vivant jusqu'à ce qu'il croise cet autre et son autre chemin. A partir de cet instant précis, il était vraiment né.

Un déchirement, un simple souvenir lui embruma le coeur. Il sortit. En saluant la tenancière, il ne put s'empêcher de penser que, décidément, elle avait bien mauvais genre. "


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Il me semble le connaître depuis toujours, depuis que l'Homme a découvert le Feu et me l'a transmis.


Il m'a dit de venir vers onze heures du soir, une surprise m'attendait et que je devais me rendre là-bas nu comme Adam.

A l'heure dite moins dix minutes, j'ai pris le métro vêtu d'un long trench de zazou et de Doc Martens vernies.

Plus une place assise, ça m'arrangeait. Assis, on aurait pu apercevoir un pan de ma nudité primitive.

C'est fou ce que l'Humain aime s'entasser, ne pas se regarder, éviter un sourire ou plonger ses yeux dans la noirceur des tunnels affamés.


J'avais tout d'un Chippendale qui va gagner sa vie. Pourvu que le vent à la station suivante n'aille pas glisser sa malice sous le tissu peu épais qui me recouvre, la bonne soeur à mes côtés crierait au démon.

C'est drôle, je suis mal à l'aise et pourtant j'éprouve une pointe de supériorité. Nu parmi les habillés. Peut-être que le premier homme à s'être vêtu ressentait-il la même chose ...


A l'arrêt d'après, je descends. Les trottoirs sont mouillés. Il y a des chats qui rôdent en se toisant, les oreilles baissées, prêts à en découdre. Dominant - dominé. L'éternelle suprématie pour la survie des espèces. 

Lui ? Lui il est là comme convenu près des poubelles débordantes. Il me surprend d'une main ferme et douce sur mon épaule. Pas un mot, tout est dans le regard. Nous partons vers le terrain vague derrière la marbrerie Bonaldi. 

De son sac à dos, il sort un petit mortier de bois grossier qu'il place avec soin au centre du couvercle du baril d'huile de moteur et de sa poche un morceau de racine noire encore terreuse. De la pointe de son couteau émoussé, il gratte la peau collante de sève. Coupe de petites rondelles fines et pile le tout à l'aide d'une pierre polie. Une belle pierre translucide, un oeil de tigre qui me dévisage, qui tente une percée dans le fouillis de ma tête. Je fais barrage malgré moi. Je ne veux pas qu'il devine, encore moins qu'il sache mes secrets. L'oeil regarde dans mes yeux intensément, il me sonde, il faut que je ferme les miens. 

Il me dit de me déshabiller, de laisser tomber cette peau qui n'est pas la mienne. 

Tandis que le jus de la racine en bouillie peu ragoûtante passe par les trous d'une étamine, il dispose quelques bougies minuscules autour de moi et ma nudité.

Le verre à moutarde se remplit au quart d'une substance bizarre, trouble. Il me dit que c'est presque fini, juste le temps de me magnifier, de transposer sur moi les signes divins et on pourra commencer. Je tremble un peu de froid, beaucoup d'appréhension.

Au loin, la Lune dispense une lueur froide, presque blanche.

Puis, psalmodiant des sons incompréhensibles, il trempe ses deux mains dans un mélange de brique rouge et de poussière de marbre d'une petite mare de boue et me peint de ses doigts chauds de grands traits verticaux sur la poitrine et les cuisses, horizontaux sur les joues et le front. Pour parfaire mon initiation, il trace une ligne qui partage mon nez en deux depuis le front jusqu'au menton. Sans doute ses gestes sont précis et ses mains douces mais mon épiderme est tendu d'attente. Je ne ressens que le granulé du mélange émeri qui me parcourt le corps. Il imprime enfin la pulpe de ses index sur mes biceps frissonnants, laissant sur la surface de chacun d'eux des pointillés irréguliers d'aborigène.

A présent, je suis prêt pour le voyage. Il me reste à boire le breuvage amer d'une seule lampée, en plissant les yeux et en me taisant. Surtout en me taisant.

La première gorgée est irritante à ma langue et en touchant l'arrière-gorge m'arrache une grimace de dégoût. Mais il me force à finir la mixture en renversant ma tête à l'horizontale. Je crache, je tousse, je m'étouffe. Puis il me caresse les mains longuement pour me rassurer. Deux bougies s'éteignent dans une rafale de vent tournoyant.


L'effet n'est pas immédiat et je regrette presque être venu. J'ai chaud et mon bas-ventre me brûle salement. J'ai du mal à garder les paupières en éveil. L'usine est à deux doigts de s'effondrer et mon peintre ressemble à une Joconde hallucinée à cheveux blonds. Je marche sur des bois flottés, enterrés dans une vase qui fait de grosses vagues à chaque pas que je fais. Une tortue-luth me mange dans la main. Je hurle :


Elle me mange la main ! 

 

Mon acuité visuelle se stabilise, je vois dans la pénombre comme s'il faisait plein jour et mon oreille droite recueille le moindre bruit feutré, le multipliant par mille, tandis que la gauche emmagasine des sonorités qui me sont étrangères. Les bruits de la vie et de ses pulsations. Je perçois un à un les sons de mon corps. Ceux de mon coeur, les battements de mes cils, le crissement de mes poils sur ma chair de poule. Je sais exactement les mouvements internes du circuit sanguin et la réoxygénation de mes poumons. Ma vessie qui se remplit et mes ongles qui poussent. Tout est amplifié, démultiplié, additionné. Mon cerveau se connecte à l'irréel, au pixel près, aux nanosphères qui vont et qui viennent et m'enveloppent. Un ballet de papillons agités et graciles. Je suis bois, je suis fleuve et rails de chemin de fer. Je suis la plume et le cobra, berceau et tombeau. Je suis ici et nulle part. 

Et puis soudain ...

Soudain, j'étends grand mes bras et ... je m'envole. C'est une bénédiction de sentir l'air et ses courants masser ma peau nue, palper le moindre de mes replis, transcender mes sens décuplés par le jus de la racine noire.

Je ne suis plus, je vis vraiment. J'existe, j'existe enfin. Vivre ne demande que peu d'efforts il suffit simplement de se laisser faire, mais exister c'est autre chose, c'est un état d'esprit, une volonté. Une envie, un pari sur les lendemains meilleurs.


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Je suppose que le voyage fut mémorable pour lui. Il a dû me ramener quand mon cerveau s'est libéré des effets du breuvage. Il a pris soin de moi. M'a douché longuement en me savonnant pour effacer les traces de la nuit. Il m'a passé du baume hydratant partout où l'ocre faisait encore de petites taches opaques. 


Ce ne sera rien, tu as fait un vilain rêve, demain il n'y paraitra plus. Toi tu seras toujours là et moi je serai toujours là. 


Il m'a enveloppé d'une couverture grise bien douillette et m'a bercé avec tendresse, patiemment. Et je me suis rendormi.

Ma main dans la sienne.

Et la Terre aussi ... de Sienne.


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