La chair de ma chair

dados

En rentrant de vacances, au moment de franchir le seuil de son appartement, Hélène avait toujours une forte appréhension. C’était une peur  du cambriolage, du dégât des eaux, ou même d’une plante morte de soif, en fait, de n’importe quel problème qui aurait pu accentuer sa culpabilité d’être partie se reposer  et s’amuser ailleurs alors que ses responsabilités étaient ici.

Ce jour là, alors qu’elle gravissait les cinq étages avec son mari, elle força ses lèvres à dessiner un large sourire sur son visage et déclara :

- Je suis très heureuse de rentrer à la maison. Il me tarde de retrouver notre petit confort  et nos garçons.

Pierre  lui rendit son sourire, et comme il était arrivé devant leur porte d’entrée, il sortit un trousseau de clefs de sa poche, en saisit une habilement entre le pouce et l’index, avant de la glisser dans la serrure.

L’obscurité qui régnait dans le salon ne fit qu’accroître le malaise d’Hélène. Leurs deux fils de dix- huit ans étaient censés avoir passé les cinq derniers jours  dans l’appartement. Hélène et Pierre pensaient les trouver occupés, comme à leur habitude, à jouer à un jeu vidéo quelconque, ou à discuter avec leurs amis-  Facebook.  Hier soir encore, ils s’étaient parlé au téléphone, et les jumeaux avaient dit que Sophie s’était bien occupée d’eux, qu’ils avaient dîné de pâtes à la tomate et au râpé, et qu’ils étaient ravis d’avoir passé les vacances de printemps à la maison. Sophie, l’ancienne baby- sitter des jumeaux  était devenue une amie de la famille. Elle s’était occupée de les garder pendant ses cinq années d’études, et même un peu plus longtemps, alors qu’elle débutait sa carrière d’enseignante.  Elle s’entendait très bien avec Hélène qui l’avait beaucoup aidée à préparer son concours, et lui avait aussi prodigué d’excellents conseils pour ses débuts de professeur de français.  Aussi, lorsqu’ils avaient cédé à la demande des garçons de rester seuls à Paris pour les vacances, avaient-ils posé la condition sine qua non que Sophie passe chaque soir. Juste pour vérifier que tout allait bien, qu’ils avaient mangé quelque chose et qu’ils avaient avancé dans leur programme de révision du bac.

Pierre alluma la lumière, ce qui leur permit de mettre une image sur les craintes d’Hélène. Ils découvrirent leur séjour, dévasté, jonché de détritus, les meubles renversés, voire démembrés. L’écran plasma, l’ampli, les enceintes, l’ordinateur qui faisaient le bonheur quotidien des garçons avaient disparu. Les plantes avaient été lacérées et déracinées. Les murs blancs étaient maculés de terre, de boue. Au malheur d’avoir été dépossédés, s’ajoutait l’humiliation.

Hélène courut jusqu’aux chambres de ses fils en les appelant. Pierre serrait la mâchoire. Il savait qu’elle n’y trouverait rien, il savait qu’elle allait s’effondrer et il savait qu’il ne pourrait pas l’aider aujourd’hui. Il sentait une haine grandissante l’étreindre. Il ne voulait pas lutter pour la dissimuler, mais il savait aussi que sa femme ne la tolèrerait pas.

Hélène, elle, voulait croire encore que ses fils seraient là. On pouvait les avoir immobilisés, bâillonnés pour que le voisinage ne remarque rien. On pouvait aussi les avoir enlevés. Elle en avait envie maintenant. Elle voulait être une de ses mères dignes et malheureuses à qui l’on a pris un enfant. Elle voulait pouvoir lutter de toutes ses forces pour les retrouver et les protéger à nouveau, gagner leur amour et leur gratitude.

A quel moment Pierre avait-il compris que leurs fils se retourneraient contre eux ? Lorsqu’ils avaient émis le souhait de passer les vacances sans leurs parents ?  Lorsqu’ils avaient commencé à leur témoigner du mépris ? Lorsqu’ils les avaient traités de sales riches? Lorsqu’ils avaient commencé à fréquenter des dealers de shit ? Des voleurs de scooters ? Lorsqu’ils avaient voulu en savoir plus sur leurs origines ? Ou bien la première fois que l’un d’eux avait contesté leur autorité en avançant que de toute façon, ils n’étaient même pas leurs parents ? Ou l’avait-il compris avant l’adoption, dès qu’Hélène s’était avouée vaincue, avait baissé les bras en disant : « C’est comme ça, ça veut sûrement dire qu’on n’est pas faits pour élever des enfants. » ? Tout était de sa faute. C’est lui qui avait insisté pour lui faire abandonner cette idée stupide, cette superstition.

Hélène balayait du regard la chambre d’Adam pour trouver un indice : une lettre, un mot, un objet. Mais elle ne vit que l’armoire ouverte, presque vide. Elle alla vérifier dans la chambre de Sam et put constater que lui aussi, avait fait ses bagages.  Elle avait imaginé ce moment tant de fois qu’il lui parut bien peu spectaculaire. Pas de dispute, pas de hurlements, pas de coup. Des dégâts matériels, et deux chambres vides.

Pierre était assis sur un fauteuil éventré, fixant les motifs du tapis en fronçant les sourcils. Lorsqu’Hélène reparut, il leva lentement les yeux, semblant s’extraire à une réflexion très profonde. Ils prirent la parole au même moment :

- Penses-tu qu’ils reviendront ?

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