la chambre noire

Christian Gagnon

les plus belles amours sont les amours impossibles

Félisse, ma cousine, ma première blonde, nous avions 3 ou 4 ans! Nous étions, au dire de ma mère, inséparables. J'étais juste un grain de sable, elle était toute la plage.

Un jour, comme toujours, nous sommes entrés dans le poulailler; j'avais la canne de mon grand-père. Il y avait trop de poulets devant nous, j'ai ouvert le chemin en fauchant avec la canne. J'ai tué beaucoup de poulets.

Peu longtemps après que ma faucheuse ait emporté les poulets, la méningite a fait de même avec Félisse. C'est ma mère qui me l'a dit, je ne m'en souviens pas.

Il paraît que lorsqu'on dort, on répète pour lorsqu'on sera mort; Félisse avait beaucoup de talent, Félisse n'a pas répété longtemps.

 

 

 À chaque anniversaire, le temps sort son gun et me tire dessus. Une balle de plus dans le chargeur à chaque année; dans mon cas le chargeur déborde. Le temps ne tire plus, il poivre, mon corps est une vraie passoire. Mais j'ai su préserver mon âme, je l'ai donnée à ma cousine Félisse quand nous avions 3 ou 4 ans: l'âge où nous avions juré que l'enfant en nous ne serait jamais remplacé par un adulte. L'adulte que je suis l'a trahie, je veux la retrouver, tomber de nouveau en enfance. J'ouvre la valise de cheminot de mon grand-père que ma mère m'a donnée, je suis au sous-sol de ma mémoire! Le salmigondis de ma vie loge là-dedans, écrit en bleu dans des cahiers Canada ou sur des papiers gras, des palimpsestes en vrac. Assez souvent, il y avait, mêlé à mon sang, du vin dans ma plume. Certains textes n'ont pas encore dessoûlé.

Je ne fais qu'expirer ce que les femmes m'inspirent. Elles sont les cinq fruits cinq légumes de ma plume. J'ai des chapitres de femmes imprimés dans des albums de mots, mais rien sur Félisse. Les mots ont des ailes, les photos sont aptères. J'amasse quelques photos pour parfois me ramener à terre.

J'ai trouvé la photo de Félisse et moi. Elle est petite et en noir et blanc: le noir et blanc est une couleur, celle de l'âme. C'est mon père qui a pris la photo dans une petite boîte : un Kodak des années cinquante; une chambre noire portative parfaitement rectangulaire. Mon père nous regardait par un petit cyclope juste au-dessus de la boîte. Le cyclope voyait un tout amoureux, je ne sais pas si mon père l'a vu.

 Et je vois Félisse toujours dans la boîte. Félisse qui refuse de grandir, qui ne sortira jamais de la boîte. Moi aussi je ne voulais pas grandir! Quand je suis sorti de la boîte, le grand a tué le petit.

Et moi l'adulte, je ne reconnais pas Félisse, ni mon petit alter ego à côté d'elle sur la photo. Sa sœur me l'a pourtant confirmé, nous étions inséparables. Toutes les fins de semaine nous nous enfermions dans le poulailler. Je me rappelle du poulailler, mais je m'y vois seul! Je fais le berger, ce sont mes petits moutons blonds, je les guide avec la canne de mon grand-père. Je leur claque les pattes comme mon grand-père claque les miennes.

 Je ne la vois pas, je ne sens pas sa main dans la mienne. Pourtant, à quatre ans, c'est notre mise au monde, le vrai, le monde littéraire, celui qu'on s'invente. Je ne la vois pas dans son petit cercueil avant qu'ils ne l'enfouissent six pieds sous terre pour qu'elle fasse pousser des fleurs.

-         Maman, est-ce que j'ai vu Félisse dans son cercueil?

-         Sûrement.

-         Raconte.

-         Mes souvenirs là-dessus sont nébuleux.

-         Les miens sont complètement opaques.

-         Tu as déboulé les escaliers peu de temps après, petite commotion cérébrale, petit trou dans ta mémoire. Félisse est sortie par là.

Mais elle n'est pas dans ma tête, ma mémoire elle est dans mon cœur. Elle se perche entre mes deux ventricules, elle se balance avec moi sur la trotteuse de ma montre. Le temps est un insecte à trois pattes, celui de ma montre. Je lui arrache les pattes, je les replante en 1950, je fais travailler mes ventricules…

-         On va où Félisse, le poulailler?

-         Tu as la canne.

-         Tu as ma main. (Je commence à la sentir, sa petite main d'oiseau.)

-         Nous allons faire comme les vaches, nous allons regarder le train passer.

-         Nous n'avons jamais fait cela.

-         Tu vas t'y reconnaître Thomas.

-         Comment ça?

-         T'as tes yeux bruns braqués sur l'invisible, comme les vaches.

Voilà, nous sommes assis comme des fous de Bassan dans le cran de pierres, le train ni ne siffle ni ne tousse, c'est peut-être dimanche. Par ici les trains ne voyagent pas le dimanche.

-         Félisse, on ne sait pas si le train va passer!

-         Les vaches non plus. Le train, c'est comme nous, il apparaît et il disparaît, entre les deux, on part avec.

Félisse et Thomas, deux feux follets cloués dans le roc; nos enveloppes se soudent. Le temps s'allonge entre nos deux corps en cuiller, nos âmes font huit ans. Une idée de puberté s'installe dans nos sexes, Félisse se lève avant que je ne commence à m'instruire.

-         Pourquoi tu te lèves, nous sommes bien comme ça?

-         Le malheur ça s'attrape, le bonheur ça se côtoie. Allez, on marche sur les rails.

-         On ne se touche plus si on marche sur les rails.

-          Il faut que tu t'habitues à être à côté de moi sans m'avoir, c'est ça l'amour.

-         Il paraît qu'en amour, on tombe. Ça fait mal?

-          Ça étourdit, en bas il y a l'ivresse des profondeurs. Quand on a connu ça, on ne veut jamais se relever.

-         Je me demande si je vais tomber.

-         Plusieurs fois, et ce sera toujours la première fois.

-         Comment peux-tu savoir cela?

-         Je vais être là à chaque fois, pour te relever.

-         On va où comme ça Félisse?

-         Jusqu'au premier i de l'infini.

-         C'est où?

-         C'est au pied de la ligne d'horizon.

-         Qu'est-ce qu'on va faire sur le premier i?

-         S'asseoir dessus et faire le point.

-         Pourquoi pas le deuxième?

-         Le deuxième c'est pour moi toute seule, ma ligne de départ. C'est au sommet de l'horizon; de là on peut voir le dernier i, les adultes appellent ça la lumière au bout du tunnel. Et puis le dernier, je vais t'attendre dessus, on va faire un tréma avec.

-         Il est long le voyage.

-         Quelques secondes dans l'univers.

-         C'est long ça!

-         Pour toi!

-         Et pour toi?

-         Moi je vais mourir demain.

-         On va mourir, mais pas tout de suite.

-         Je sais que je vais mourir demain, et demain c'est tout de suite. L'avenir c'est une invention des adultes. Et puis, j'ai beaucoup de talent, pas toi.

-         Qu'est ce qu'on fait entre-temps Félisse?

-         On le perd.

-         Quoi?

-         Le temps. Ça n'est bon qu'à ça, le temps, à être perdu.

-         Et on le perd à quoi?

-         À le regarder passer. Le temps, il passe toujours très vite, il est bien pressé; il s'agit de le froisser un petit peu, ça le chatouille, ça l'amuse. Et puis quand on le regarde passer, il est tellement surpris, il nous regarde lui aussi. On en profite pour inventer l'éternité. Et l'éternité ça ne dure pas longtemps.

-         Je peux amener mon chien ?

-         Non tu laisses tout ce que tu as, on n'amène que ce qu'on est. T'as plus rien, tu es tout. Maintenant tu conjugues le verbe aimer à l'inconditionnel présent et le verbe vivre à l'impératif urgent.

-         Mais je t'ai, toi!

-         Non, tu ne m'as pas, je suis sur l'autre rail, inaccessible.

Ça y est, je le sens. Mes orteils s'engourdissent, ma fraise bat au rythme des pelletées de charbon, la locomotive va apparaître. L'air est spongieux et poivré: c'est de la fumée noire. La locomotive a le ventre plein, elle doit tirer entre trente et quarante wagons, du papier journal mur à mur.

-         Saute Félisse, saute Félisse, saute…

Julienne, sa sœur, m'a tout dit. Félisse était sourde! Mais pour moi, juste pour moi, tous ses sens avaient des oreilles. Ce n'était pas accidentel, c'était providentiel. Elle m'a entendu, elle ne m'a pas écouté. Félisse a honoré son serment, pas moi. Je suis, 6 décennies plus tard, un trauma, assis à l'équerre dans mon cadre de fenêtre. Ma fenêtre, c'est le grand angle de ma plume, mon Kodak de mots. J'écris, ma plume est argentique, pas numérique, la pose est longue et épurée. Le train est parti avec les parties du tout de Félisse, moi j'ai gardé le tout. Maintenant je fais comme les vaches, et je sais pourquoi je contemple l'horizon. De l'autre côté, il y a mon père qui décline l'impératif urgent et Félisse, l'inconditionnel présent.

-         Si t'as l'air triste dans le cadre de fenêtre! T'es encore parti, t'es encore dans ta bulle.

-         Pas une bulle Marie, le point sur le premier i de l'infini! J'agrandis l'objectif de ma plume. T'es au moins la quatrième fois que je tombe en amour, peut-être que Félisse est fatiguée de me relever.

-         Encore le fantôme de ton enfance, ça n'a pas de sens Thomas

-         La vie n'a de sens que si on en lui donne Marie, ça me va mieux de ne pas lui en donner.

 

 

 

 
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