La chevauchée fantasmée

petisaintleu

Le lycée agricole, de manière logique, se situait en rase campagne. Un car scolaire conduisait tous les matins la trentaine de pestiférés, les demi-pensionnaires. Nous n'étions qu'une poignée à chercher, autant que faire se peut, à nous intégrer parmi l'immense majorité de ceux qui restaient la semaine sur place, trop éloignés de leur gîte rural, à tuer les soirées autour d'un baby-foot ou de jeux de cartes crasseux.

Le bus partait de la bibliothèque. Pour m'y rendre, mon papa m'avait acheté une bicyclette déglinguée. Il était bien évident que mon vélo de course n'était réservé, au même titre que mon pantalon en velours acheté à la boutique New Man, qu'aux dimanches. En troisième, la première des deux que j'effectuerai, il m'avait promis une mobylette si je passais au lycée. À la vue de mon carnet de notes, il ne prenait pas beaucoup de risques.

Je n'ai aucun regret à ce sujet. À vrai dire, j'étais admissible en seconde pour m'orienter vers un bac F7, sciences biologiques, option biochimie. Ceci m'aurait permis de partir sur Bourges et de fuir l'inconfortable cocon parental. Aujourd'hui, je serais, au mieux, en blouse blanche, à piquer des rats de laboratoire. L'acquisition d'un engin motorisé ne m'aurait été d'aucune utilité. Et, si ça avait été le cas, c'eut sans doute été pour me trîiner sur une Motobécane bleue azur, la même que mon grand-père maternel quand il allait travailler à l‘usine Bendix de Fourmies.

Pourri ou pas, il m'a quand même rendu de fiers services. Malgré sa roue voilée qui faisait sortir fréquemment la chaîne du pédalier, je m'ouvrais des perspectives que ne pouvait me permettre la marche. A la vitesse de mes hormones qui suaient de mon corps en mutation, j'ai pu ainsi m'envoler vers des balconnets appétissants. Quelques coups de pédales et je rejoignais Richard pour inscrire dans les pissotières des petites annonces, proposant à des femmes matures que nous espérions nymphomanes de nous initier. J'en avais eu l'idée après avoir lu Voyage au bout de la nuit, quand Louis Ferdinand, alors jeune commis, se faisait chaleureusement accueillir par une dame en peignoir. Secrètement, j'en espérais autant de sa mère qui me rappelait les photos de Pierrette Le Pen reluquées dans Play-Boy à la Maison de la Presse.

Je n'en conserve qu'un seul réel mauvais souvenir. Celui du jour où, sans doute après avoir regardé un film de John Ford à la Dernière Séance, je cherchais à enjamber mon fier destrier pour de nouvelles aventures vers Neuvy, le Grand Ouest moulinois. C'était oublier qu'il était équipé d'une barre centrale qui reliait les cadres avant et arrière. Trente ans après, en y repensant, j'en ai encore les parties intimes qui me remontent à la gorge. Il m'a aussi sauvé la vie plus d'une fois, quand, aidé de mes sorties cyclo sportives qui avaient développé une endurance à toute épreuve, je semais les hard rockeurs qui ne pouvaient pas blairer le curiste que j'étais.

Je ne l'ai pas gardé très longtemps. À la fin de ma première, nous devions rejoindre mon papa dans le Nord. Je n'en aurai plus l'utilité. Mon nouveau lycée bousicole se situait à Arras, m'obligeant à prendre le train. Après avoir passé le bac de français et avant que je ne quitte définitivement l'Allier, il termina sa vie jeté du pont Régemortes.

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