La chute de l'an pire

petisaintleu

Nous étions le 27 décembre. Une sorte d'interrègne entre la poire et le dessert, après les engueulades en famille de la Nativité, dans l'attente du réveillon du 31 où on pourrait se lâcher entre potes.

Miraculeusement, Romain évita les fourches caudines de sa mère, elle qui ne manquait jamais de l'humilier. Issue de la plèbe, elle avait, durant des décennies, lustré son apparence jusqu'à magnifier son passé et réinventer sa généalogie. Elle ne supportait pas qu'il ne fût pas porphyrogénète. Il était né avant l'ascension paternelle. Il représentait un danger. Ses souvenirs d'enfance pouvaient trahir l'époque des fins de mois difficiles. La macédoine de légumes dominicale avait laissé des traces de leurs origines modestes, bien avant qu'ils ne gravissent l'échelle sociale qui les mènerait vers un immeuble cossu du boulevard du Montparnasse où une armée de persans avaient pris possession des ottomanes.

Parvenu dans l'arène du salon familial, son teint d'ivoire trahissait le martyre qu'il s'apprêtait à subir. Tel Sisyphe, il était condamné à voir ses précieux efforts condamnés pour remonter la pente de l'humiliation passée, annihilée dès que l'on s'approchait du tartare de saumon.

Sa mère était étrangement silencieuse. Son père en fut même réduit à sortir de son calme olympien pour taire un silence de catacombes. Tel Hannibal dans un magasin de porcelaine chryséléphantine, il entama quelques banalités qui tinrent d'une victoire à la Pyrrhus et qui eurent au moins le mérite de créer un modus vivendi. En son for intérieur, Romain en était réduit à prier pour que les étouffe-chrétiens arrivassent et les rapprochassent de son retour chez sa dulcinée. Blandine avait préféré rester dans leurs pénates, lasse d'assister à un pugilat qui se terminerait par la crucifixion – nul besoin d'être un oracle pour le prévoir – de son époux.

Pourtant, les dés n'étaient pas jetés. Un aléa vint mettre à mal tous les pronostics. Alors qu'elle s'apprêtait à servir les huîtres, la matrone fut prise d'un étourdissement et se retrouva au sol. À défaut d'une révolution, on se passa de restauration. La soirée se termina aux urgences de la Pitié. Minuit passé, on attendait le diagnostic. Romain et son paternel restèrent la nuit dans la salle d'attente à crécher sur un banc qui leur cassa les reins.

Enfin, le médecin de garde arriva. Le couperet tomba : inutile de faire l'autruche ; le pronostic vital de Marie-Antoinette était engagé. Tout se mit à valser dans l'esprit de notre héros. Quant à l'auguste mari, il se mura dans un bien étrange silence. Le mâle de Naples – il était d'origine de Campanie – pressentait que les rites orgiaques qu'il pratiquait avaient fini par pénétrer sa peu commode concubine.

Deux jours plus tard, il appela Romain. Fou de douleur, il abdiqua pour se confier sur ses errements et ses conséquences mortifères. Son Eurydice était désormais aux Enfers.

Pour Romain, ce fut une renaissance. Son père l'avait aidé à tuer la mère alors qu'il s'apprêtait à consulter un psychologue. Il eut enfin le courage de franchir le Rubicon et construire sa vie sans avoir à regarder en arrière. Il faut dire que les confessions sodomites de son paternel étaient un motif suffisant pour ne pas se tourner vers le passé ce qui n'aurait pas manqué de le pétrifier.

Il n'annula pas la soirée de la Saint-Sylvestre. Dire que ses amis l'attendaient comme le messie serait un peu exagéré. Mais on aimait sa compagnie, toujours prompte à sortir un jeu de mots dont il avait le secret.

Le soir de Noël suivant, il était en paix avec lui-même. Il n'avait plus les boules et il savait qu'il pourrait aller de l'Avent et au-delà. Sa Folcoche de mère sentait le sapin et depuis une année, il avait étrenné ce qui augurait l'annonciation de sa nouvelle existence. À la messe de minuit, il entama le chant des calendes dans un esprit de libération et de joie.

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