La chute des graves (2)
anaxagor
Quelques heures se sont écoulées et le fragile sommeil d'Hélène prend fin. Le jour n'est pas près de se lever mais les premiers autobus ont déjà repris le service. Hélène, au réveil, un petit peu reconstruite, dans la chaleur complice des draps, émerge doucement. Une étreinte à l'oreiller. Elle pense qu'à ce moment précis elle se sent bien.
Dehors, mille bruits et rumeurs nocturnes cèdent petit à petit la place aux moteurs diesel des autobus, aux camions d'éboueurs et aux premiers troupeaux d'automobiles. Mille bruits étranges et mystérieux qu'Hélène aime entendre et écouter, rassurée par les balbutiements de ce nouveau jour. Quelques coups de klaxons lointains, des portières qui claquent, des moteurs qui démarrent, de furtifs rires de noctambules fatigués, les bris de voix des livreurs, un ivrogne qui gueule puis les premiers fracas des grilles de magasins que l'on commence à soulever dans le grondement métallique de la ferraille, du verre qui se casse quelque part et le bruits sonores des talons sur le trottoirs qui passent mais ne s'arrêtent jamais.
Un jour nouveau débute et voilà que l'espoir forcené d'Hélène cède à nouveau place à l'angoisse et au découragement. Hélène s'en veut. Elle se déteste ou s'adore, c'est selon. Elle se sent victime et coupable à la fois. En définitive, elle est complètement perdue dans ses propres contradictions qu'elles ne déchiffre pas. Une crise d'angoisse la submerge. Hélène pense qu'elle n'y peut rien. Une peur inconnue veut la faire renoncer à tout en même temps qu'une petite voix l'incite à remonter et à se secouer. Mais Hélène est dépassée, Hélène ne sait plus. La fièvre monte trop vite et un nœud de détresse l'oppresse au plus profond d'elle même. Quelque chose la bouleverse, quelque chose qui se passe dans sa tête, quelque chose qu'elle voit lorsqu'elle ferme les yeux, quelque chose qu'elle entend lorsqu'elle se bouche les oreilles. Quelque chose d'une indisctincte précision, à la fois floue et tenace. Elle sanglote, ses nerfs ne la retiennent plus. Les images reviennent encore, les bruits, même les odeurs, cette odeur… « Non ! Non ! … » gémit Hélène. Dans la chambre envahie de nuit, tout rejaillit soudain avec force et violence, en noir et bleu. La lune doit être complice de cette aube malveillante.
On oublie pas les souvenirs que l'on enterre. Ils font le terreau de la mauvaise herbe.
Hélène ressent ce vide en elle, le terrible manque qu'elle n'identifie pas, qui lui fait peur, le malaise. Elle voudrait être moins seule. « Si seulement tu étais là. Près de moi, avec moi… Mais tu n'es pas là et j'ai l'impression d'être encore moins que moi-même depuis que… depuis que… » Des larmes de désolation jaillissent de ses yeux. Elle caresse le vide glacé de l'autre côté du lit et se sont les mêmes pensées obsédantes qui reviennent et qui la rongent. Sa tristesse et ses tourments coulent à flot sur ses joues comme les eaux d'un courant trop fort pour elle.
Elle empoigne l'oreiller, le serre très fort contre elle, le presse sur sa poitrine et y enfouit ses joues. Elle sanglote nerveusement. « Qu'est-ce que c'est que cette vie ? Qu'est-ce que c'est que cette vie ?… » Hélène ne s'arrête pas de pleurer.
Il y a toujours en elle cette note de romantisme torturé qui vient lui faire du mal et lui prêter main forte pour lui pourrir la vie. Hélène n'est pas si solide qu'elle n'en a l'air souvent. Elle n'est pas faible non plus. Elle est fragile, elle est femme. Elle pleure et personne ne viendra la consoler. Personne ne viendra la prendre par les épaules et lui murmurer des mots gentils à l'oreille. Aucune lèvres ne viendra effleurer son front.
Alors elle se crispe de douleurs, agrippe de ses mains moites les bords défaits du matelas. Alors, elle se sent défaillir et tressaillir. Alors elle divague et suffoque de chagrin, seule, ignorée dans une chambre d'hôtel miteuse, étrangère et impersonnelle.
***
Le soleil a fini par se lever. Il est apparu au bout de l'horizon fermé par la ville, derrière les toits et les nuages. Hélène a ouvert les persiennes. Elle hume et s'imprègne de l'air un peu vif de ce mois de novembre. La lumière paraît lourde et bouchée. Brume matinale et hivernale. Luminosité crémeuse et opaque.
On devine pourtant le soleil qui essaye de percer.
Hélène est debout au milieu de la chambre pâle teintée d'obscurité. Le manque de sommeil, accumulé à la fatigue, la garde engourdie, immobile, pieds nus sur les lattes réfrigérées du plancher. Elle s'étire prodigieusement. Quelques frissons parcourent son dos blanc, le temps de s'habituer au froid de la pièce.
La fenêtre est grande ouverte sur la ville effervescente qui grouille comme une grande fourmilière cinq étages plus bas. De sa faîtière, Hélène a l'impression de dominer le monde et elle aime cela. Elle est au dessus des arbres, de la rue et des millions d'insectes grouillants selon les règles mystérieuses et secrètes de cet étrange balai urbain.
Elle regarde en bas et fait des approximations sur la durée de chute d'un corps lâché dans le vide et se demande si on a le temps de souffrir ou pas. Elle s'imagine dans la chute rapide, tombant dans la rue avec l'air froid qui siffle à ses oreilles et se rapprochant toujours plus vite du sol jusqu'à l'atterrissage brutal sur le macadam dans un bruit mat de craquements. Hélène est soudain prise de vertige et le trottoir danse sous ses pieds. Elle recule d'un pas de la rambarde et se retrouve dans la chambre. Hélène préfère dire « garde-fou », elle trouve que la chose porte mieux son nom ainsi.
Elle s'approche de nouveau de ce garde-fou. N'osant plus regarder tout en bas, elle fixe son regard sur le lointain avec des airs de conquérante du nouveau monde. Pour un peu, elle sortirait trompettes et clairons. L'air vif et froid des premières heures du jour frémissant lui fouettent le visage en une embrassade franche et sincère.
- Il gèle ce matin, dit Hélène.
Elle porte une vieille nuisette de satin pourpre aux bretelles trop lâ qui lui dénude ses longs bras blancs et laisse voir son décolleté. Face à l'ouverture de la fenêtre grande ouverte, Hélène grelotte et la chair de poule pare son épiderme délicat.
Hélène sourit au monde. Un peu bizarrement. Et, se surprenant elle-même à le faire, elle sourit de plus belle. Elle a même un petit rire de satisfaction alors que la bise d'un froid si pur vient caresser sa peau nue.
Le jour se lève et finalement, il va faire beau. Bientôt, le ciel sera bleu, l'astre aimable scintillera et la ville tout entière sera baignée d'une lumière d'or. Le froid commence cependant à la traverser et à s'emparer de son corps si peu couvert avec cette légère nuisette de satin.
Le thermomètre est négatif. Il est temps de rentrer avant d'attraper du mal, même si, au fond, cela lui est bien égal. Elle referme la fenêtre presque à regret, mettant ainsi terme au gazouillis mécanisés de la fourmilière urbaine.
Le mois de novembre avance. On se rapproche de l'hiver.
***
L'eau brûlante de la baignoire a transformé la salle de bain en étuve. Plongée dans son bain, Hélène est en proie à de délicieuses bouffées de bonheur. Elle a lu l'autre jour dans un magazine de la salle d'attente d'un cabinet médical, que si l'on aimait tant la chaleur du bain, c'était parce que cela rappelait l'antre de béatitude qu'était le ventre de la mère.
Hélène se met à penser à sa mère. Maman. Un poème qu'elle avait appris étant petite pour une fête des mères disait que maman était un mot d'amour aussi vieux que le monde et qui venait des cieux. Sa mère est morte. Hélène se demande si malgré il est possible qu'elle soit là, avec elle dans cette salle de bain, si elle peut la voir, si elle l'aime toujours, malgré tout.
Hélène a envie de redevenir petite aujourd'hui. Après tout, c'est bien plus amusant. Elle fait alors des vagues dans la mer paisible de la baignoire, ce qui provoque un léger raz-de-marée sur le carrelage. Elle se laisse bercer par le doux flux et reflux qui remonte vers elle puis redescend, lui caressant les seins au passage. Très agréable.
Elle veut croire qu'aujourd'hui est peut être le nouveau jour d'une nouvelle vie, car au fond, comme tous ceux qui songent à mourir, Hélène n'a qu'une envie : celle de vivre. Elle joue avec l'eau comme un petit enfant, s'amuse à faire émerger ses orteils qu'elle contemple, met la tête sous l'eau mousseuse, écoute le silence sous-marin de la baignoire, en apnée, fait des bulles.
Bref, elle s'amuse comme une petite folle.
je viens de lire les deux textes et je dois dire bravo. c'est tres bien ecrit. c'est emouvant triste poignant. on a envie de la prendre dans nos bras pour la consoler de son mal. j'espere qu'il y aura une suite
· Il y a plus de 12 ans ·christinej
La suite est à la hauteur de la première partie.
· Il y a plus de 12 ans ·Je suis complètement embarquée. C'est poignant, et bien écrit (il y a entre autre de très belles images semées ça et là...) Bref, j'aime...
junon