La clef

danika

Œuvre choisie : Intérieur, femme en bleu fouillant dans une armoire

«  Mon Dieu Mathilde, cette peinture est magnifique ! C'est toi qui as fait ça ?

- ...

- Mathilde ? Qui a peint cette toile ?

- Mathilde !... C'est Mathilde !!! » cria la jeune fille, rivée sur sa chaise, les yeux fixant un point imaginaire au plafond.

Le médecin interrogea du regard l'infirmier qui se faisait discret au fond du cabinet. Il opina du chef, ce qui déconcerta le psychiatre.

« Tu peins depuis longtemps Mathilde ? » Pas de réponse. Elle laissa soudain tomber sa tête comme un chiffon, menton collé sur la poitrine, signe que la communication était rompue. Le docteur soupira, demanda à ce qu'elle soit ramenée dans sa chambre et quitta l'hôpital la toile sous le bras, en proie à une fatigue intense.

« Cette peinture est jolie… Où as-tu trouvé cela ?

- Œuvre de l'une de mes patientes.

- Mais c'est très beau... C'est un travail minutieux... De quoi souffre-t-elle ?

- Ce n'est pas très clair... C'est une jeune femme retrouvée inerte dans la rue le mois dernier, sans identité. Elle est restée quinze jours dans le coma, personne ne croyait en son réveil mais si... Et depuis, elle alterne entre mutisme et loquacité, entre neurasthénie et hyper activité...

- A part ça ?

- Un autiste et un schizophrène.

- Et à part ça ?

- Rien. »

« C'est qui sur ce dessin, Mathilde ?

- C'est Mathilde ! Elle a une belle chemise de nuit bleue !

- Oui, très jolie... Elle est où Mathilde ?

- Dans la chambre des secrets.

- C'est quoi ça, la chambre des secrets ?

- ...

- Et c'est où, la chambre des secrets ?

- C'est le papa qui sait ! C'est le papa qui... »

Puis la tête de Mathilde tomba brusquement, inerte.

«  Tu en sais plus sur la jeune fille au tableau ?

- Non

- Ca a été ta journée ?

- Oui.

- Et à part ça ?

- Rien. »

« C'est qui "le papa", Mathilde ? C'est ton papa à toi ?

Elle fit balancer ses jambes nerveusement et se mît à chanter. « Feu de joie, feu qui chante, joli feu de bois... »

Le médecin se tassa sur sa chaise, mal à l'aise. Il tenta de faire diversion.

« C'est qui en portrait sur le mur, là, à gauche du placard ?

- C'est le papa... Mathilde l’a peint ! »

Ses yeux quittèrent le plafond et se fichèrent dans ceux du médecin. « Il a dit que c'est très ressemblant. » Et elle coupa la communication.

« Ce tableau et cette patiente te perturbent.

- Disons plutôt que ce cas m'occupe pas mal l'esprit.

- Tu sais, cette chambre et cette jeune fille de dos en bleu, ça me rappelle… »

Il l'interrompit d'un vif signe de la main.

« Je sais... »

« Qu'est ce qu'il y a dans le placard, Mathilde ?

- Bah ! Des secrets !!! » Elle dit cela en riant comme si la question était stupide. Elle fit balancer ses pieds sous la chaise, absorbée par le plafond.

- Quels secrets ? »

Elle posa un doigt sur sa bouche.

« Chut ! » Et elle dit tout bas : « Si je les sors du placard, il guérira.

- Qui ?

- Le papa.

- Le guérir ? Il est malade ? Le guérir de quoi ?

- Feu de bois, feu qui chante, joli feu de bois... »

« Tu n'as pas bonne mine, tu dors mal.

- Je vais bien.

- Confie cette patiente à quelqu'un d'autre, ça réveille trop de mauvais souvenirs.

- Elle chante "Joli feu de bois", comme elle…

- Mon Dieu... Comment est-ce possible...

- C'est le hasard...

- Cette chambre… la même que la sienne… la chemise de nuit bleue, la chanson...

- Et mon portrait sur le mur… ce dessin de moi qu'elle avait fait et que je trouvais très réussi...

- Que vas-tu faire ?

- Rien. »

Il ne voulait pas poser la question. Il en avait très envie, et il en avait très peur. Mathilde fredonnait, souriant à des êtres inconnus arpentant le plafond.

«  Et le meuble caché sous les couvertures, près du placard, c'est quoi, Mathilde ? »

Une bouffée de sueur s'empara de lui, et son cœur s'emballa quand elle le regarda dans les yeux avec une violence qu’il n’avait jamais décelée chez elle.

« C'est le coffre à jouets. Il faut pas aller dedans, jamais ! Ça fait mourir ! »

Il se leva et recula. Elle le regardait, déterminée à ne pas rompre la communication. Il ordonna qu'on la raccompagne dans sa chambre.

Elle l'avait cherché dans toute la maison, en vain. Son instinct lui disait d'aller voir dans la petite chambre verte, mais ça faisait trop mal. Elle y entra tout de même et le trouva à terre, en larmes. Il avait retiré la couverture qui protégeait le coffre à jouets et ne le quittait pas du regard. Elle vint derrière lui et l'enlaçât.

« Quelques jours avant… Pour son anniversaire, elle a fait une partie de cache-cache avec ses petites copines.

- Oui, je m'en souviens, dit-elle, nostalgique mais en souriant.

- Ce que tu ne sais pas, c'est que je lui ai montré comment se cacher dans le coffre à jouets, pour l’aider à gagner la partie... »

Elle se mit à rire. « Comme ça a dû l'amuser ! »

Mais il éclata en sanglots.

« Si je ne lui avais pas montré ça, elle ne se serait pas enfermée dans ce truc et elle serait toujours là ! »

Elle était atterrée par cette affirmation. « Mais tu sais très bien que cela ne s'est pas du tout passé comme ça, voyons...

- Je suis désolé… Je suis tellement désolé… » Mais il n'entendait plus les mots de réconfort, alors elle le berça en l'embrassant.

« Est ce que Mathilde est en colère contre le papa ?

- Feu qui chante dans le vent qui passe...

- Mathilde... Mathilde...Réponds-moi s’il te plaît… Est ce que Mathilde est fâchée ?

- Pour quoi faire ? Et elle se mit à rire, elle afficha une joie déconcertante.

- ...

- Je te vois et je chante, joli feu de bois, et je chante, je chante avec toi ! »

Puis elle retourna dans son abîme.

« Tu l'as vue aujourd'hui ?

- Oui.

- Elle a parlé ?

- Non… Si... Elle a dit qu'elle n'était pas fâchée.

- Pourquoi le serait-elle ?

- Et toi ?

- Quoi, moi ?

- Tu m’en veux ?

- Moi ??? Mais de quoi ?... En fait, je croyais que tu m'en voulais à moi.

- Non... Jamais de la vie... C'est moi que je déteste...

- Tu ne me parles plus depuis sa mort…

- …

- Depuis tout ce temps... Tu as gardé ça en toi... Pourquoi ne m'as-tu rien dit ?

- … J'veux pas que tu t'en ailles. »

« Comment ça," elle n'est plus là" ?

- Ben… elle n’est plus dans sa chambre… Elle est nulle part, comme volatilisée… On a cherché partout, mais… Rien...

- Il faut lancer un avis de recherche, quelque chose…

- Rechercher quelqu’un qu’on n’a jamais identifié, ça va être dur, mais bon… On va signaler… Sinon, on a trouvé ça sur son lit. »

L'infirmier tendit une peinture sur toile au docteur.

C’était la même chambre verte, sauf que la porte du placard était close et le coffre à jouets avait disparu. Et il y avait Mathilde, de face, dans sa chemise de nuit d'un bleu éclatant, qui, avec un large sourire, faisait un signe de la main.

« Alors, ta journée ?

- Formidable ! On a enfin trouvé les fonds pour l'autocar. Tous les jeunes du foyer vont partir au bord de la mer ! »

Il souriait. Elle ne l'avait jamais vu sourire quand il parlait de son travail alors qu'il était médecin.

« Et à part ça ?

- Je t'aime. »

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