Le Poker ou Ce soir on joue Suzy

Bertrand Boileau

-         C’est égal, je trouve quand même que cette nouvelle bonne a mauvais genre.

-         Jouez, Maman, on vous attend.

-         Vous l’aurez voulu : deux cartes.

-         Deux cartes ? Alors, je relance de deux.

-         De deux ? Comme vous y allez !

-         Que voulez-vous, mon cher, j’aime le risque !

-         Pierre-François, cela vous perdra !

-         Une carte pour moi.

-         Ma fille, à gérer en parcimonie, vous ne ferez rien de bon. Je vous l’ai déjà dit cent fois : une fois qu’on a bien pesé les choses, il faut y aller droit devant.

-         Dites donc, ma sœur, on sent bien que votre mari n’est pas en train de jouer avec nous. Je passe.

-         Mon mari serait là, je le dirai tout net : ce qui est décidé, il vous faut le faire !

-         Hortense, nous sommes ici pour jouer au poker, pas pour philosopher !

-         Oncle Aristide a raison, maman : vous parlez trop !

-         Je passe aussi.

-         Vous passez, après ne pas avoir demandé de carte !?!?

-         Je fais comme je le veux, n’est-ce-pas ?

-         Julien, je ne connaitrai pas votre probité, je penserai que vous êtes de mèche avec Pierre-François !

-         Allons, Hortense, vous me connaissez. Nous ne jouons que des centimes !

-         C’est bien parce que je vous connais ! Je le sais, moi, que vous les aimez les centimes !

-         Maman ! Voulez-vous cesser ! Moi je monte.

-         Mais c’est très bien, ma chérie : tu crois que ta mère bluffe ?

-         Ouh ! Voilà une histoire entre une mère et sa fille. Je passe.

-         Vous faites bien Aristide. Je les connais, ces deux femmes : elles vous emmèneraient à votre perte.

-         Pierre-François, tu n’as rien à dire, surtout pas à Aristide. Tu t’es couché, je te rappelle.

-         Hortense, ça n’est parce que tu es ma sœur que tu peux te permettre, devant des gens …

-         Mon pauvre Pierre-François, des gens ! Il n’y a autour de cette table que ton frère Julien – qui est aussi le mien – et Aristide qui est là pour épouser ma fille.

-         C’est gentil de m’oublier, maman.

-         Mais belle comme tu es, mon cœur, tout le monde sait que tu es là. Une carte.

-         Je monte.

-         La mère contre la fille.

-         Hortense contre Stéphanie.

-         Le match des reines.

-         Laquelle va l’emporter ?

-         Couleur

-         Brelan

-         Hortense vous êtes une championne !

-         N’est-ce pas ? Venez à moi mes petits enfants : j’aime avoir devant moi ces jolies piles de pièces.

-         A qui de faire la donne ?

-         C’est à Aristide, je l’ai faite la dernière fois.

-         C’est égal, mais, je reviens sur ce que j’ai dit : cette nouvelle bonne a un mauvais genre.

-         Suzy ? Certainement pas : c’est moi qui l’ai engagé. Elle avait des certificats de premières qualités.

-         Que tu n’es pas allé vérifier ? N’est-ce pas mon frère ? Toujours aussi feignant devant un joli minois.

-         C’est bien Julien, en effet.

-         Pierre-François, même si vous êtes mon frère, en toute discrétion devant ces dames, je me permets de vous rappeler que si j’ai dû engager une nouvelle bonne c’est …

-         Messieurs ! Même si nous sommes en famille, je vous rappelle que ma fille Stéphanie est avec nous et qu’elle est encore une jeune fille.

-         Mais, maman, je vais avoir vingt ans !

-         Et pas encore de mari !

-         Ah ! Permettez-moi, madame … Mais cela fait plus de trois mois que j’attends votre réponse pour épouser votre fille Stéphanie !

-         Et vous avez bien raison, Aristide : cette petite est une perle. Mais je vous l’ai déjà dit : je n’arrive à raisonner son père. Il s’est mis en tête que vous étiez incapable d’assurer son bonheur …

-         Avec vingt mille francs de rentes ! J’aimerai bien voir ça !

-         Aristide, papa n’est pas tout à fait comme nous : c’est un artiste.

-         L’artiste de la famille.

-         Un génie suisse.

-         Ah ! Je vous retrouve bien là, mes frères. A vous moquer de mon mari. Il est suisse, d’accord, et protestant par surcroit mais c’est un artiste qui vend. Un artiste qui vend ! C’est devenu impossible de trouver l’une de ses gravures. Alors, qu’il me faille un peu de temps pour lui faire comprendre quelque chose, vous conviendrez que cela n’est pas grand-chose en comparaison des bénéfices que vous en retirez…

-         C’est vrai que, après avoir écoulé ses gravures, ses toiles n’ont pas beaucoup le temps de sécher dans la galerie

-         Alors, Aristide, maman m’a presque plumée mais je sais que vous m’aimez et que vous allez me donner de bonnes cartes

-         A mademoiselle Stéphanie, s’il ne dépendait que de moi…

-         C’est certainement ce qu’a dû te dire la nouvelle petite bonne, comment s’appelle-t-elle déjà ?

-         Suzy ?

-         Suzy ! Avec son sourire d’innocente, sa taille juste un peu trop prise. En voilà une qui ne restera pas longtemps, je vous en réponds !

-         Enfin ! Ma sœur, elle n’est là que depuis ce matin !

-         Oh ! Je sais ce qu’il faut voir : tenez, lorsqu’elle est passée à côté d’Hyppolite, et bien je les ai vu échanger un regard...

-         Maman ! Hyppolyte a plus de soixante ans !

-         Ma pauvre fille, tu ne sais pas encore que cela n’empêche rien ! On voit bien que tu n’as jamais eu à tenir une maison…

-         Mais maman, tu n’as jamais voulu me laisser faire !

-         Encore heureux. Ces saletés-là ne sont pas pour les jeunes filles de bonne famille. Dites donc, merci Aristide : vous voudriez me prendre ma fille, vous ne m’auriez pas donné un meilleur jeu.

-         Attention Pierre-François, je suis certain que notre sœur bluffe.

-         Je la connais comme toi, Julien : c’est certain elle bluffe !

-         Venez, mes lapins ! Je monte de quatre ! Vous me suivez ?

-         Elle continue son bluffe ! Je suis !

-         Moi aussi !

-         Je passe.

-         Moi aussi.

-         Et voilà le jeune couple qui se dégonfle !

-         Avant de demander des cartes, je voudrais juste dire que Suzy, la petite bonne, sauf si l’un de mes frères y trouve son plaisir, me dérange. Et que j’aimerai bien qu’elle décanille de ma maison.

-         Ma sœur, jouons-la. Laissons là les centimes et jouons la bonne !

-         Je suis d’accord avec toi, mon frère, jouons la petite bonne. Si Hortense perd, nous gardons Suzy et ..

-         Si je gagne, Suzy dégage illico et c’est moi qui choisis sa remplaçante. Nous sommes d’accord ?

-         Maman ! C’est ignoble ! C’est de l’esclavage !

-         Laissez, Stéphanie, c’est une histoire qui ne nous regarde pas. Cela se passe entre votre mère et ses frères.

-         Vous en êtes d’accord ? Alors deux cartes pour moi, Aristide, je vous prie.

-         Une carte.

-         Une carte aussi.

-         Je monte

-         Je monte

-         Une carte.

-         Tu vois, Julien, elle bluffe.

-         Moi aussi, une carte.

-         Je passe

-         Je monte

-         Je monte

-         Et bien, messieurs, je demande le tapis

.

-         Que Madame m’excuse, j’ai pensé que quelques boissons chaudes ne seraient pas malvenues…

-         Hyppolyte ! Nous disions justement du bien de vous ! Vous avez eu une bonne idée ! Je prendrai une camomille, et vous messieurs ?

-         Une camomille, comme maman.

-         Bêtasse ! Personne ne te demande rien ! Tu diras ce que tu as à dire si on te le demande !

-         Vous avez du whisky ?

-         Bien sûr, Monsieur.

-         Pour moi aussi, je vous prie.

-         Porto ?

-         Avec plaisir, Monsieur.

-         Merci Hyppolyte.

-         Alors, montrons nos jeux maintenant !

-         Full !

-         Par les dames

-         Flush.

-         …

-         Maman a encore gagné.

-         Dans votre bouche, cela sonne comme une défaite …

-         Venez à moi les petits enfants.  Ah, que j’aime ces pièces qui s’empilent devant moi. Cela fait des jolies petites tours qui me défendent de la méchanceté du monde. Julien, vous aurez soin de nous délivrer de cette petite bonne, demain matin, n’est-ce-pas ? Monsieur Aristide, je vous fais mon salut. Avec les cartes que vous m’avez distribuées, sans nul doute, c’est la main de ma fille que vous aurez. Ayez une bonne nuit, dans deux jours, nous reparlerons de tout ceci, à votre avantage, bien sûr.

-         Au revoir, Madame, et encore bravo pour votre réussite au jeu.

-         Vous savez, cela ne dépend pas que de moi, il y a un peu de vous et aussi beaucoup de mon mari.

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