La courneuve, 13h21
eukaryot
« -Nan sérieux tu penses sincèrement ce que tu penses là? C'est du fascisme, t'as vu!
-Ah mais oui, carrément, faudrait vraiment instaurer un genre de contrôle à la naissance! Je suis certain qu'il y a un gène de la connerie, qui pousse à installer du néon sous sa caisse, à devenir fan de Calogero ou porter une cravate. D'ailleurs, note même que les trois sont pas nécessairement incompatible. »
Il se marre, et roule un deuxième pétard, pour faire passer l'attente.
Il fait atrocement chaud dans l'habitacle de la caisse. L'odeur saisit directement à la gorge, s'engouffre dans les sinus pour les boucher, et franchement, j'ai autre chose à foutre.
-Il fout quoi, là, ça fait vingt minutes qu'on poireaute.
-Et sinon, t'as vu l'autre là à la télé hier? Le gros bouffon?
-Ouais, j'ai regardé vite fait, franchement, il me gave, il ne sait pas parler, il ressemble plus à un VRP qu'à un président, et il est systématiquement ridicule. Aucune tenue, un phrasé de commercial et une dégaine de vendeur du Sentier. Une couille molle élue par d'autres couilles molles. Franchement, j'en ai plus rien à foutre.
Il renifle, pas trop d'accord. Il parle pas trop comme ça, Jean, plus à dire "wesh" avant chaque phrase, et "t'as vu" en conclusion. Le pauvre, son langage même lui échappe, il est piégé.
J'admets sans conteste que mon attitude de gros con pédant m'empêche d'avoir des relations sociales parfaitement épanouissantes. Je m'interese ni au foot, ni à la télé. Même les meufs, on est pas d'accord, lui, il les aime bien gaulées et "sans prendre la tête". Moi, je tombe sur les pires hystériques et maniaco-depressives cultivées de la planète. C'est un choix.
Je parle trop avec des mots précieux, aussi. Depuis toujours, même après le lycée.
C'était mon problème : j'ai jamais vraiment aimé l'école, mais je regrette d'en être parti.
A l'époqueaurais préféré passer mes journées dans des bras frais et charnus, à regarder dehors à quel point l'utilité d'apprendre à résoudre une équation au second degré se fait triviale au soleil.
Sauf que ça se paye, l'ennui, et qu'aujourd'hui, je me retrouve dans cette bagnole, avec ce pote qui n'en est pas vraiment un, à attendre d'acheter de quoi passer la soirée tranquille.
J'ai justement envie d'écrire ce soir, et c'est plus facile avec Pink Floyd.
J'aurais quand même pu avoir une carrière brillante en tant que consultant chez Veolia, ou commercial chez Renault. Les mêmes types que je me permets de mépriser avec violence aujourd'hui, du petit monticule de mon savoir autodidacte. Je pète plus haut que ma raie, eux se la peignent dans les cheveux.
On attend le dealer, qui vient toujours pas, et mon pote se tait parce que lui aussi se fait chier. Trois gamines passent, provocantes, jeans moulants pour deux, jupe sur des cuisses effilées et des chevilles brindilles et je me retrouve captivé par ces ciseaux délicats que je rêve d'ouvrir pour la couper en deux.
Troisième joint, et le mec a maintenant quarante minutes de retard; et il fait de plus en plus chaud dans cette caisse, malgré les fenêtres baissées et la ventilation à fond. J'ouvre la portière et me redresse en faisant craquer tout mon dos. J'ai l'impression de casser des biscottes. Déception immense lorsque je n'ai plus rien à craquer.
Une vieille dame pomme flétrie passe en traînant un clébard identifié de suite comme Yorkshire, fiché direct comme ennemi à abattre. Le york est un loup pour l'homme. La vioque nous jette un regard inquiet comme j'aimerais lui fourrer des trucs dans la pastille lui montrer que la rétention anale sur laquelle elle a basé toute son existence racornie n'a servi au fond qu'à la foutre en l'air. Et quand je pense à ces troupeaux de volaille avariées lancées comme ça sans contrôle dans les rues de notre pays, je me retrouve à avoir bien honte d'être un citoyen conscient.
Je rigole à haute voix, mais heureusement, le dealer arrive enfin, ça m'évite d'avoir à parler à Jean toujours dans la caisse. En fait, je crois que je ne l'aime pas.
Le mec nous sert enfin, pas trop mal, et nous repartons dans cette caisse pourrie et surchauffée vers des aventures dont tout le monde se fout.
Dans la banlieue, ce dimanche s'étale en filets paresseux coulant sur l'asphalte chaude.
C'est juste un texte superbement bien écrit sur une certaine réalité !
· Il y a plus de 13 ans ·Dérangeant, effectivement, mais le travail de l'auteur est remarquable.
L'emploi du "je" ne veut pas forcément dire que le texte est autobiographique ... Pas forcément ...
minou-stex
Il faut que la vie vous chie sacrément fort dans les bottes pour jeter un regard aussi sombre sur le monde et les gens. Personnellement, je suis frappé par cette amertume qui se contient difficilement et qui coule par les interstices.
· Il y a plus de 13 ans ·Emmanuel Amar
Sacré texte ! Ecrit sur le fil du rasoir, sans la moindre fumée !!! Bravo.
· Il y a plus de 13 ans ·Gisèle Prevoteau
Réaliste et moderne ... J'aime beaucoup !
· Il y a plus de 13 ans ·minou-stex