La DDE VII

Thomas Toledo

Confortablement installé dans son fauteuil, le Conducteur supervisait la culture des champs de l’usine...

Confortablement installé dans son fauteuil, le Conducteur supervisait la culture des champs de l'usine dans laquelle il travaillait (parce que ceux d'une autre usine, ç'aurait été un poil plus embêtant). 

Depuis quinze ans qu'il travaillait ici, on avait toujours eu besoin de lui, notamment pour sa grande polyvalence. En effet, le Conducteur travaillait pour l'entreprise Espaces&Confins et avait déjà rendu de nombreux services. On lui devait entre autre l'aménagement de plusieurs sections de cultures d'espaces et de confins ainsi que la mise en place d'un réseau de télé-marketing beaucoup plus performant que l'ancien.

Aujourd'hui, pourtant, alors que notre brave employé allait prendre sa pause déjeuner, quelque chose attira son attention sur l'un des écrans de surveillance. Il regarda plus attentivement afin de voir ce que c'était. Soudain, filant comme l'éclair, un avion avait traversé l'écran, soulevant une nuée de poussière de néant et tuant quelques pixels au passage. Il avait continué sa course sur une bonne douzaine d'écrans, ce qui était plutôt paradoxal quand on savait que les endroits visualisés se trouvaient à des dizaines de mètres les uns des autres. Mais bon, comme les occupants de l'avion ne semblaient pas le savoir, on pouvait comprendre.

Après deux ou trois tonneaux, l'engin s'était finalement arrêté dans un nuage de poussière et de fumée. Encore sous le choc, le Conducteur continuait de fixer l'écran. Un pied avait fait voler la porte, puis quelqu'un était sorti. L'apparence très vague de cette personne disait quelque chose au Conducteur : ses soupçons furent confirmés lorsque deux personnes, une de taille normale portant sur son épaule un petit bonhomme, avait suivi le premier homme hors de l'avion.

Ni une ni deux, le Conducteur reconnut Bernard Joulon, toujours aussi approximatif, ainsi que Jacques. Et tandis que Bernard commençait à réparer son avion à l'aide de l'étrange petit bonhomme -qui d'après le Conducteur était un huclain- et que Jacques scrutait l'horizon à l'aide de son plot, le Conducteur demanda à un stagiaire qui ne passait pas par là d'envoyer une équipe le rejoindre dans le champ de vide. 
Car la seule et unique raison pour laquelle nos trois amis ne tombaient pas indéfiniment dans toute cette masse de vide était qu'ils s'étaient retrouvés sur un Chemin de Viscosité Supérieure (CheViSup), invention ingénieusement absurde permettant de circuler parmi les champs de vide. 
Seulement, ils risquaient à tout moment de faire un faux pas et de s'écarter du droit chemin. Alors bon, les voies du seigneur sont peut-être impénétrables, mais celles de la mort le sont beaucoup moins. On pouvait donc aisément comprendre pourquoi, après avoir expliqué le pourquoi du comment d'une demande d'équipe, l'usine était passée en code L54F65 rouge-pois verts. 

Oui, vous avez bien lu. En code L54F65 rouge-pois verts. Je sais, c'est impressionnant au début. Puis vers la fin on fait avec. 



Au moment exact de l'activation du code, un véritable chaos se génère au sein du bâtiment. Les employés courent dans tous les sens, on assiste à des défenestrations, à des auto-projections contre les murs; les secrétaires hurlent, les stagiaires préparent un café noir sans sucre pour M. Gilet, cinq personnes enfilent leurs combinaisons : c'est l'équipe qui doit rejoindre le Conducteur. Ce dernier, pris dans l'élan de la panique, saute par-dessus son bureau, fait un roulé-boulé sous sa chaise, finit par sortir de son bureau, et fonce vers le champ où ses amis sont coincés. Esquivant deux crétins qui tentent une défenestration dans un couloir, le Conducteur descend en trombe -mais surtout en courant- les escaliers et fini par arriver à l'entrée du champ, suivi de peu par l'équipe. Mais alors que les six personnes reprennent leur souffle, l'avion a disparu. On peut apercevoir sa silhouette au loin, ainsi qu'une banderole que le vent rapporte aux pieds du Conducteur. Pas de doute, Bernard, Jacques ainsi qu'un huclain sont passés par ici.



Bernard a bientôt fini de réparer son avion. Il a déjà fixé la porte, remit en état de marche le moteur, et la plupart des commandes sont opérationnelles. Il reste encore la radio, que M. Répondeur s'acharne à faire marcher. 

-Je ne comprend pas, demande Jacques, pourquoi vous acharnez-vous donc à vouloir faire marcher cette radio?
Du fin fond de l'émetteur, avec une voix de présentateur radio, M. Répondeur lui lance:
-Tout simplement parce que, comme tout huclain travaillant dans un répondeur, j'ai aussi été formé à voyager par ondes radio et ondes internet. Ainsi, si jamais il nous arrive une crasse, vous n'avez qu'à me mettre sur la fréquence de la police ou des secours, et je vais nous chercher de l'aide.
-Vous savez réellement faire ça?!
-Écoutez, j'ai passé les trois quarts de ma vie dans un boîtier téléphonique, alors bien sûr que je peux le faire. Tenez, Bernard mon lapin, soyez gentil et foutez lui un taquet, il m'énerve quand il fait cette tête de jambon tétraplégique.

À ces mots, l'ouvrier ne se sent pas de joie : il ouvre un large bec, et lais… Oui non excusez moi, c'était nul. À ces mots, donc, l'ouvrier ne peut s'empêcher de répliquer:
-Mais enfin, vous ne me voyez même pas!
-Peut-être mais je le sais, je LE SENS! Alors ce taquet M. Joulon?
-Plus tard peut-être, mais là je suis pressé de trouver un endroit où garer mon avion. Alors dépêchez-vous de réparer ma radio que l'on puisse sortir de cet endroit.
-J'ai bientôt fini et je…
Soudain, coupant court à la discussion, Jacques, qui se trouve juste à côté de Bernard, lui hurle dans les oreilles.
-HO MON DIEU!
-Quoi, qu'est-ce qu'il y a Jacques? Vous avez vu quelque chose? Et pourquoi me fixez-vous avec cet air horrifié? Que se passe-t-il? Pourquoi? Quand est-ce qu'on mange?
Soudain, Bernard ferme sa gueule. Comme ça, parce que j'en ai envie et que s'il continue je sens que ça va m'énerver. Et ça c'est juste pas possible.

Or Jacques ne répond toujours pas, et se contente de fixer intensivement Bernard, dans un rictus à la fois horrifié et dégoûté. Ce dernier, qui en plus de s'être fait exploser les tympans n'obtient toujours pas de réponse, en a marre et ne peut s'empêcher, en cet instant fatidique, de faire appel à toute la concentration et la puissance qu'il garde au plus profond de lui. 
Il entre soudain en état de transe, visualisant chacun de ses gestes, faisant appel à une force jusque là insoupçonnée. Puis doucement mais sûrement, il enroule la tête de Jacques avec une banderole. Cela n'arrangerait rien au fait qu'il n'obtenait toujours pas de réponse, mais au moins ça le calmerait.

M. Répondeur a quant à lui fini de brancher les deux derniers fils entre eux, puis a allumé la radio sur une fréquence de test. Au début, il n'avait obtenu qu'un léger grésillement. Puis au bout de quelques secondes, une voix s'était faite perceptible.

 “KKKhhhHHHkkHK…DÉVIATIOOOOON…GFFRRHHHHhhh… MESSIEEEEEURS… PAS LE DROOOIIAAAAaaaakkkkkKKKHHHsss….”. L'huclain attendit quelques secondes dans un silence radio des plus angoissants, puis se rua hors du petit poste de radio : ”Bernard, Jacques, magnez-vous la couenne et montez ! Y'a l'autre furieux de l'administration qui revient en force, et il n'a pas l'air très enclin au dialogue !”.

Ni une ni deux, Bernard range Jacques -qui, rappelons-le pour ceux qui ne suivent pas, est totalement immobile, la tête enroulée dans une banderole- Bernard range Jacques dans son plot donc, et se met aux commandes de l'avion tandis que M. Répondeur s'installe dans la radio en cas de besoin.
-Ici Charlie à Tango Zoulou, je répète : ici Charlie à Tango Zoulou. Me recevez-vous?
-Ici M. Répondeur, évitez de parler dans votre machin -ça m'explose les tympans- et de m'appeler Tango Zoulou par la même occasion. Je vous reçois 5/5. Permission de décolleté.
-Bien reçu. Over.

Nos amis partent alors en trombe, tandis que leurs poursuivants se rapprochent. Derrière eux, un homme saute d'une fenêtre en hurlant “ code L54F65 rouge-pois veeeEEERRRT!!”. Juste en dessous d'eux, un troupeau d'extremums sauvages saute de ligne de niveau en ligne de niveau pour rejoindre puis quitter une route bornée en [0;+∞[.
Puis ils entendent une porte s'ouvrir à leur gauche : environs six hommes en sortent, parmi lesquels Bernard croit distinguer le Conducteur. Mais c'est trop tard, ils s'envolent déjà, laissant derrière eux une banderole de signalisation avant de se faire prendre en chasse.

À suivre d'une brique.

  • https://www.tumblr.com/search/désiré%20gogueneau

    · Il y a environ 9 ans ·
    Cpetitphoto

    petisaintleu

  • Toujours excellentissime. Tu connais Le concombre masqué et Désiré Gogueneau ?

    · Il y a environ 9 ans ·
    Cpetitphoto

    petisaintleu

    • Je connaissais mais ça faisait plusieurs années que j'avais complètement oublié leur existence ! Merci pour les retrouvailles héhé.

      Encore merci pour vos commentaires, je suis plus que ravi de voir que ça vous plaît !

      · Il y a environ 9 ans ·
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      Thomas Toledo

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