La décision

sam-eleon

Je roule pour la guider jusque vers son destin. Je la conduis vers la mort. Je pourrais réduire l’allure et rouler à la vitesse de l’escargot, mais j’ai hâte que cela se termine. Je suis soulagée de mettre un point final à cette histoire, à son calvaire, à sa vie.

Petite vie ramassée sur le bord d’une route de campagne. Dès le départ, l’existence ne lui fut pas douce. À peine sevrée, elle se retrouvait abandonnée près d’un fossé enherbé. Pas une maison à l’horizon. Livrée aux crocs des prédateurs. Je l’ai aperçue alors que je me promenais en vélo. Je n’ai pu m’empêcher de m’arrêter, de descendre de ma monture et de m’en approcher, doucement,  sans l’effarouchée. J’ai l’habitude avec ces bêtes-là, moi la « mère-chattes », comme on m’appelle depuis l’enfance. Je l’ai prise dans mes bras et ai parcouru, – malgré les griffures, les puces qui sautaient de son pelage et sa peau piquetée de tiques – un kilomètre et demi à pieds, ne pouvant pas m’occuper et de l’animal et de ma bicyclette. Peut-être appartiendrait-elle à quelqu’un, la maison la plus proche étant un gîte rural. Elle n’était à personne. Je l’ai nourrie, nettoyée, soignée. C’est ainsi qu’elle est devenue mienne et que je l’ai baptisée Crystal, un prénom auquel elle me faisait penser : son long pelage beige strié de gris, ses yeux vert d’eau. J’étais en vacances avec mon mari, nous devions nous en retourner à la ville, chez nous, avec notre nouvelle compagne. La voiture fut une dure épreuve pour elle, pour moi, supportant mal le transport. Je l’ai prise sur mes genoux pour la caresser, la rassurer. Elle s’est vidée, passant deux heures dans la merde. Dans l’énervement, j’ai failli la balancer par la fenêtre.

Le trajet est moins long jusque chez le vétérinaire. Elle miaule. Sait-elle vers quel enfer je la mène ? Je lui parle. A quoi bon ? Dans quelques minutes elle ne m’entendra plus. Toute crainte l’aura désertée. Une brindille d’espérance tombe sur l’irrévocabilité de l’instant. Je souffle dessus parce que je sais qu’il ne sert plus à rien d’espérer.

Je me gare, la prends dans mes bras, emmitouflée dans un lainage. Il fait froid, nous sommes en janvier. Le 18 exactement. A quoi bon ? Le mal est déjà fait. Trop tard.

Elle résiste, elle se débat. Reconnaît-elle l’endroit ? Devine-t-elle que cette fois elle n’en ressortira pas vivante avec de simples cachets à avaler ?

Le vétérinaire l’ausculte. Espoir en suspension. La brindille retient mes larmes. Le verdict tombe. Les poumons sont bousillés. Emphysème. La brindille casse. Mes pleurs s’échappent dans un torrent. C’est fini et pourtant pas encore. Le plus dur reste à venir.

Est-ce que je veux voir ? Non. Je n’ai jamais assisté à une euthanasie. Je redoute de ne pouvoir supporter les images qui s’imposeront à moi, de ne pouvoir les effacer. Le temps parvient toujours à diluer les visions, mais dans ces cas-là, le temps s’écoule trop lentement. Je ne garderai que des suppositions qui s’avèreront pire que la réalité.

Je laisse Crystal, sans lui parler. Je n’ose pas. Peur de paraître gâteuse. Une dernière caresse. Je sors sans me retourner. Je m’installe dans la salle d’attente. Je ne sais pas ce qui se trame. Je suis seule avec mon chagrin. Seule avec ma décision. Le regret déjà. Il coule à flot. Rien ne peut le retenir. Pas même la présence des autres personnes qui attendent leur tour. Ce sont des « maîtres », comme moi. Sans doute comprennent-ils ce que je ressens. Si ce n’est pas le cas, tant pis. Seule avec ma tristesse qui se déverse. J’essaye d’endiguer les sanglots qui tambourinent dans ma poitrine, qui cogne pour sortir de ma bouche. Un filet de plaintes s’enfuit, atténué par la bienséance, la pudeur.

Je suis à l’affût des bruits. Plus affreux que les visions qui me sont servies par mon imagination. Ne pas penser. Ce n’est rien. Tout va bien. Ce coup frappé ? Rien. L’a-t-il assommée ? S’est-elle débattue ? Ce n’est rien. Rien. Elle n’a pas souffert. Il a fait ce qu’il fallait. Je remplace le flou de mes représentations par les certitudes de mon ignorance.

La porte s’ouvre. Le vétérinaire vient me chercher. Il en a terminé de sa mission. Ma chatte est dans un sac, comme une ordure dont il faut à tout prix se débarrasser. Inutile. Je m’assieds, je paie. Je prends le colis de toile plastique blanche entre mes bras. Sous mes mains, c’est mou, c’est chaud. La vie était là il y a encore quelques instants. Je transporte ce corps et je me contrôle pour ne pas le jeter, pour ne pas crier. Je pourrais tressauter, secouer mes membres comme une épileptique pour repousser cette sensation qui, de mon épiderme, est montée à mon cerveau. La folie n’est pas loin. Avec sa comparse la mort, elle se frotte les mains. Une a triomphé ; je ne permettrai pas à la seconde de gagner.

Je pose le sac dans le coffre. Morte, elle n’a plus sa place dans l’habitacle. La mort a déjà commencé son œuvre, elle impose ses règles. Je roule lentement. A quoi bon me dépêcher ? D’un coup de revers de main rageur, je déblaie les larmes qui brouillent ma vue. Essuie-glace du pare-brise de mes yeux.

Voilà, c’est fini. Pourtant cela ne fait que commencer. Mon travail de deuil vient juste de débuter.

SAM ELEON, le 28 mai 2010

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