La déflagration (2)

nyckie-alause

Liane et Léon, sont maintenant réfugiés dans un café…

La salle du café est presque vide, la télé fonctionne sans le son. Un jukebox à l'ancienne passe un morceau cool. Les deux couples se sont assis sans se lâcher la main. Lui, l'homme d'un certain âge, répète c'est fini, c'est fini. Il passe une main vigoureuse dans ses cheveux pour les réarranger mais s'en échappe de la poussière. Liane et Léon, les jeunes gens, frémissent. Des traces sombres marquent leurs visages, des égratignures  sanguinolentes strient leurs avant-bras. Leurs narines comme guidées par la même injonction s'étrécissent et l'air qui  y entre et s'en échappe le fait en produisant un sifflement désagréable. 


Liane se calme la première et essuie le visage de son partenaire avec son foulard qu'elle vient d'ôter. La caresse de la soie douce et légère pacifie les respirations. On devine qu'ils se connaissent déjà, qu'il ne s'agit pas d'une nouvelle rencontre, qu'un projet autre que la fuite les unit. L'homme derrière le bar se retourne vers l'écran de la télé car la musique vient de cesser. Le nuage teinté d'ocre par le soleil du soir se déploie sur l'écran. Le journaliste parle dans le vide jusqu'à ce que, saisi par ce qu'il pressent, le barman monte le son. 

Nos quatre personnages rentrent la tête dans les épaules et nouent leurs mains comme pour une séance de spiritisme, magnétisme médiumnique ou dieu sait quoi, sur cette table de café. Les quelques consommateurs sont hypnotisés par la télé, le barman regarde l'écran, nos protagonistes le fuient. 

Léon parle. il dit je m'appelle Léon puis continue d'une voix qui va s'affermir au cours de sa narration. 

J'attendais Liane sur le pont. Nous devions nous rejoindre juste au milieu car elle habite sur l'autre rive. Le lampadaire qui nous sert de repaire est recouvert d'affichettes qui ne résistent au vent et à l'humidité que peu de temps. Alors que j'admirais le fleuve qui s'étirait avec mollesse et scintillements, c'est l'image d'un chat que traverse la phrase « je suis perdu »  qui se détache du poteau du lampadaire et virevolte. Les chats, ça n'aiment pas l'eau, la photocopie frôle le parapet, hésite et atterrit sur le trottoir comme une méduse à l'agonie. Il est beau ce chat, il a dû s'enfuir par les toits pour rencontrer sa belle. Je coince le papier du bout du pied, je le ramasse et le mets dans ma poche. Regardez l'affichette, la voici ! Je ne sais pourquoi de nous deux c'est Liane qui aime bien les chats, les chiens, les hamsters, les bestioles de toutes sortes. Quand j'étais enfant mon père avait promis de m'acheter un chien. Il l'a fait. Il l'a appelé Conny mais quand ils nous a laissé il a emmené Conny avec lui. C'est peut être pour ça que je préfère ne pas m'attacher. Liane, ses parents sont toujours ensemble et si elle arrive en retard c'est parce qu'elle passe du temps, beaucoup de temps, à parler avec eux. 

Je suis sur le pont depuis très très longtemps et je me dis que j'en ai marre, que je vais partir, qu'elle exagère, que je vais rentrer chez moi et tant pis. J'ai un petit rituel quand je me sens abandonné. Au creux de ma main gauche je joue la main droite de la lettre à Elise, avec la tête et le corps, je joue la girouette aux quatre points cardinaux. Je commence toujours face au nord et à cette heure il est facile de comprendre que le nord est juste là et que la rivière bleuissante comme l'aiguille de boussole l'indique. Clac, clac ! Ensuite l'est, en direction de chez moi. Clac clac un nouveau battement de pied et me voici tourné vers le sud et la rivière qui flamboie du soleil qui traverse les feuillages du parc. Et clac et re-clac face à l'ouest, face au soleil qui atteint presque l'horizon. Mon rituel vous fait sourire je le vois. Mais sachez que quand j'ai tourné trois fois sur moi-même je sens la paix qui m'envahit car je visualise parfaitement où mes pieds sont posés sur la planète. Si j'étais parti tout de suite quand je l'ai décidé, avant la girouette, je serais remonté en colère vers l'est puisque c'est de là que je viens. Mais debout sur ce pont, ébloui par le soleil, j'ai cru l'apercevoir, t'apercevoir. Non, ce n'est pas exactement comme cela que ça s'est passé. Juste un halo autour duquel un tremblement soyeux était comme un présage. Bien sûr que de si loin, dans cette fin d'après-midi, je ne pouvais pas la reconnaitre. Qu'importe si je me trompais j'ai couru, sans réfléchir, avec le bruit du froissement de la petite annonce du chat « je suis perdu » qui dépassait de ma poche. Je m'interroge encore, ce chat — il lisse la feuille sur la table — de quel côté, sur quelle rive s'est-il égaré enfui envolé ? Il n'y a pas la date de la disparition. Moi, si j'avais perdu quelqu'un j'aurais précisé la date et le lieu. Je crois que plutôt que l'adresse mail j'aurais inscrit mon numéro de téléphone. Ce doit être une fille et elle a eu peur d'être harcelée. Toutes ces pensées c'est en courant qu'elles me viennent. Encore trois enjambées et je te rejoindrai… quand.

Mon esprit encombré par ce chat disparu ce que je perçois tout d'abord c'est une sorte de miaulement déchirant qui sent le caoutchouc. C'est elle. Un sentiment d'imminence me fait lui saisir la main pour l'entraîner, elle est si légère, pour l'entraîner plus haut plus loin en remontant l'avenue, loin de ce chat maudit qui enfle jusqu'à devenir un tigre, un feulement qui couvre bientôt le bruit de la ville jusqu'à…

La déflagration ?

Non ! Tout d'abord il y eut la chute, je crois.

Un faux pas peut-être, ou une bousculade, ou un souffle. Celui de la déflagration ? Il fut avant-coureur du bruit de déchirement de l'air. Précurseur du nuage de poussière, annonciateur de cataclysme… 

La chute avec Liane est toujours un délice. Souvent nous nous y entraînons dressés contre le vent en haut de la digue comme des oiseaux prêts pour leur premier envol, nous réalisons une spirale qui nous lie pour un glissement jouissif jusqu'au bas du talus. Un ravissement. Du lit, ensemble nous roulons sur le tapis de ma chambre jusqu'à ce que ce soit le mur qui nous arrête. Ces chutes nous rendent comment dire heu vivants, c'est cela vivants, terriblement.

Liane acquiesce sans un mot tandis que très soigneusement elle fait un rouleau de la photocopie du chat « je suis perdu » qu'elle le noue de son foulard et la voilà en possession d'une baguette magique.

Jamais je ne la lâche quand nous chutons et je crois — il l'interroge du regard et elle attend la suite — je crois bien qu'une fois allongés sur le trottoir nous nous sommes regardés et nous avons ri de ce plaisir incidemment renouvelé. 

Puis, il y a eu la deuxième vague de poussière, le hurlement du métal qui se déchire, le gris de l'asphalte et l'odeur, cette odeur enivrante de fête foraine et d'incendie. J'ai eu la conscience totale du danger auquel nous avions échappé pour l'instant et l'infini du désespoir nous a submergés. J'ai serré Liane contre moi et je me suis demandé s'il y aurait un nouveau matin car ma vision était éteinte, mon ouïe saturée. 

Puis j'ai levé les yeux et je vous ai vu, vieux. Il m'a semblé que vous étiez moi et Liane. J'ai compris que nous avions survécu.

Sur l'écran passe maintenant une émission sportive, les clients ont repris leurs verres et leurs conversations, le barman a baissé le son de la télé et le jukebox joue un nouveau disque ancien. 

— Prendrez-vous quelque chose ? demande le barman qui est venu jusqu'à leur table.


  • Un grand bravo pour l'inspiration ...

    · Il y a environ 5 ans ·
    Gaston

    daniel-m

  • Tout aussi bouleversant que la première partie. Sans être indiscrète, c'est du vécu ?

    · Il y a environ 5 ans ·
    Coquelicots

    Sy Lou

    • Ce pourrait l'être mais…. Dès que mes personnages commencent à exister sur le papier, ils deviennent une réalité dans ma tête et donc, ce qu'ils vivent j'y participe, forcément. Depuis le matin, j'avais le mot "déflagration" comme un mantra et il a suffi que j'ouvre un "nouveau document" et paf, le coup est parti…

      · Il y a environ 5 ans ·
      Avatar

      nyckie-alause

    • J'adore ta réponse :)
      En fait, tu as cette capacité à te projeter dans tes personnages, dans les situations. C'est une qualité incomparable piur qui aime écrire.
      Continue !!

      · Il y a environ 5 ans ·
      Coquelicots

      Sy Lou

  • A contre cou rend le coup qui comprend…Compte courant dé couvrant apprend… ;0)

    · Il y a environ 5 ans ·
    Facebook

    flodeau

    • On dirait du Lacan… mais ce n'est pas dénué de poésie

      · Il y a environ 5 ans ·
      Avatar

      nyckie-alause

Signaler ce texte