La dernière transhumance

annecharlotte

La dernière transhumance

 

            Des étendues verdoyantes plus coriaces encore que les couches neigeuses des longs mois d’hiver, envahissaient audacieusement les flancs saillants et escarpés de ces géants de pierre endormis. Les trois aigles noirs, maîtres des hauteurs inexplorées, tournoyaient en chatouillant de leurs ailes déployées les cimes qui pointaient éternellement vers cette immensité claire, parsemée de fils blancs.  L’ombre des rapaces planait au-dessus de la vallée enfin animée par le souffle estival. L’astre étincelant veillait quant à lui sur une nature débordante et saine. Percer le mystère de ces lieux époustouflants était vain, et une vie n’aurait pas suffi pour en percevoir ne serait-ce que la plus infime part. Le grand voyage ne tarderait plus. Il faudrait avancer sur un sentier à peine tracé : poussiéreux, semé de crevasses ou jonché de cailloux jaillissant d’une terre sèche, serpentant entre les pins et les cours d’eau torrentiels. Il faudrait aussi supporter le poids des fardeaux une semaine durant et ne se reposer véritablement qu’à la nuit tombée. Chacun avait une tâche afin de mener à bien cette transhumance. La seule exigence de Charlie dans ce périple était que tous les chevaux atteignent les pâturages d’été. A l’avant du convoi, elle agitait son chapeau au-dessus de sa tête et criait ses ordres parfois. Elle avait le souci des bêtes autant que des hommes, car les uns ne pouvaient rien sans les autres. Son grand père le lui avait enseigné avant de lui confier l’expédition, qu’elle dirigeait avec une poigne insoupçonnée. La douceur et la détermination de la jeune femme, composaient le caractère idéal d’un véritable maître. Les aléas du voyage formaient des obstacles que la fatigue rendait insurmontables. Mais elle demeurait toujours en tête, consciente que si elle s’arrêtait ne serait-ce qu’un court instant, personne ne la suivrait plus. Les colères rythmaient les soirées autant que les rires la journée. L’Homme était ainsi fait. Toutefois, il revenait toujours à de meilleurs sentiments lorsqu’il tentait de braver l’étourdissante chaîne montagneuse. J’étais loin des prairies Mayennaises. Je ne connaissais plus l’attente interminable du meilleur moment pour prendre mes marques sur la piste. Je m’étais plié à tous  les traitements et les régimes que l’on m’avait imposés afin de me transformer en instrument de compétition. Je n’avais jamais repoussé l’entraînement intensif, et j’avais accepté les innombrables examens quotidiens.  Mais…le dernier coup du fouet qui me matait depuis plusieurs années avait bouleversé mon existence à jamais. J’étais devenu fou. Les mains tendues vers mes naseaux me faisaient battre le cœur, et mon sabot arrière grattait nerveusement le sol. L’hésitation des hommes les rendaient plus dangereux que moi. J’ignorais tout de la folie qui les prenait au moindre doute. L’agressivité souvent était une alternative qui leur semblait rassurante. Je ne pouvais donc plus supporter le poids d’un cavalier incertain sur mon dos. Rejeté, banni par ceux qui avaient autrefois placé tous leurs espoirs en moi, j’avais subi le trajet vers mon point d’exil dans une cage sombre et agitée qui me renvoyait un écho assourdissant, jusqu’à ce que la lumière m’éblouisse et que d’immenses rocs pointus accueillent ma reconversion. Je ne devais compter que sur moi-même pour survivre dans cet environnement inconnu. Loin des autres qui paissaient tranquillement, j’appréhendais les nouvelles règles et redoutais les visites du vieux moustachu. Chaque fois qu’il traversait  l’enclos pour me rejoindre, il posait le seau de granulés juste à ses pieds et restait là à me fixer sans bouger. Je n’étais pas dupe. Si je voulais manger, il me suffisait d’avancer doucement une patte puis une autre. A ce moment, le vieil homme caressait d’une main le bout de mon nez, et de l’autre me tapotait l’encolure. Je savais qu’il attendait après moi. Parfois il me surveillait longuement,  accoudés aux barrières branlantes. Je comprenais qu’il ne tirerait rien de plus que ce que je pouvais lui offrir. Sa patience, sa détermination aussi eurent raison de mon abdication. Les coups ne pleuvaient plus. Le tonnerre qui roulait entre les monts dressés, parvenait seul à titiller ma nervosité. A l’occasion, je m’impatientais pour ressentir la chaleur que le contact de cet homme me procurait. Il osa un jour démêler ma crinière et brosser ma robe, puis un autre il plaça une lourde selle de cuire sur mon dos. Il n’avait qu’à mettre le pied à l’étrier pour mesurer mes capacités. Toutefois, il ne tenta rien. Je m’habituais dans cet endroit à obéir sans contrainte. J’étais enfin prêt à reconnaître mon nouveau maître. Il ne tenait qu’à lui d’éprouver la fierté que ma docilité lui procurerait. L’éternité passa avant que le vieil homme ne se décide enfin à mettre à l’épreuve notre coopération. C’était un été comme celui-ci : chaud et clair. En tête de file, nous menions le considérable convoi des chevaux à travers les sentiers sinueux de la montagne. Cette semaine de découverte et d’adaptation m’unit à jamais au vieux moustachu. Je n’avais pas fléchi, parce que je savais que mon effort serait à la hauteur de la liberté qu’il m’offrait.  Moi, je ne restais jamais là-haut avec les autres. Je redescendais au domaine où l’on me trouvait d’une grande utilité. Lorsque les tièdes soirées s’éternisaient, le vieil homme arpentait d’un pas lent les allées qui menaient à mon enclos. Souvent les mains croisées dans son dos et la tête basse, il s’approchait doucement pour venir soupirer près de moi. Je pressentais une séparation prochaine et essayais par tous les moyens de profiter encore de sa chaleur si apaisante. D’autres saisons se succédèrent, et nous retrouvâmes les pâturages des hauteurs chaque été avec la même excitation. Alors, en fixant ces géants endormis, des picotements envahirent mes pattes pour se perdre jusque dans le bout de mes sabots. Le départ s’annonçait. Je n’avais pas vu le vieux moustachu depuis quelques temps déjà et son absence se faisait cruellement sentir. C’était Charlie, sa petite fille qui apportait le seau de granulés. Je ne connaissais plus les caresses rassurantes. L’agitation des préparatifs n’avait plus rien de réjouissant. Les hennissements que je poussais comme autant d’appels désespérés me revenaient en écho le soir. Le vieil homme ne reviendrait pas. Le seau de granulés restait plein, et l’enclos pour me dégourdir paraissait trop grand maintenant.

_ Allez, mon grand. Mange.

Si j’avais pu comprendre le langage des hommes, j’aurais exprimé à Charlie la solitude dans laquelle me laissait son grand-père. Sa voix tremblante et ses yeux tristes malgré le début de la transhumance m’accablaient davantage. Ma tête reposait dans ses bras menus et ma crinière devenait soyeuse sous ses doigts habiles. Elle m’enveloppait d’une sérénité incroyable et gagnait ma confiance.

_ « Tu m’as appelé ? »

C’était Mathieu qui nous interrompait. Sa sacoche dans une main, il nous rejoignait d’un pas moins empressé que de coutume.

_ Je veux que tu l’examines.

_ « Charlie… Azul ne devrait plus monter avec vous. »

Le soupire qu’il lançait, déchirait l’atmosphère. Je savais qu’il avait raison.

_ Grand-père veut qu’il y retourne une dernière fois. Je le monterai moi-même !

Les examens n’étaient pas mauvais semblait-il. Mais Charlie ne serait pas en tête du convoi cette fois-ci.

_ « Laisse-moi t’accompagner ! » Suppliait le jeune homme, alors que les yeux de son amie baignaient de larmes.

_ Marc sera là. Il a déjà tout prévu.

_ « Tu ne comprends pas. Je ne viendrai pas en tant que vétérinaire… »

_ Mathieu, nous en avons déjà parlé.

Cependant, le jeune homme entourait ses épaules et l’entraînait avec lui, m’enlevant le seul réconfort dont j’avais besoin. Les sangles ajustées, les fers fixés et les fardeaux attachés, le convoi pu enfin prendre la route des montagnes. A l’arrière, je sentais déjà la faiblesse de mes pattes trahir le temps passé. Charlie me laissait la guider. Je connaissais parfaitement le chemin. Seul là-haut, j’aurais pu revenir au domaine. Cette fois-ci, j’étais nerveux. Ce n’était pas le vieux moustachu que je portais : c’était une jeune femme rongée par l’appréhension, une jeune femme hésitante. Oui, j’étais vieux mais encore robuste pour effectuer ce voyage. Charlie devait simplement me faire confiance.

_ Allez, Azul !

Ses encouragements autant que ses petites tapes sur l’encolure me faisaient curieusement avancer. Je voulais aller au bout du périple, comme par le passé. Pour une dernière expédition, il fallait qu’elle soit fière de moi ainsi que son grand-père l’était. Et puis, notre ascension poursuivit encore quelques jours jusqu’à ce que les flots d’un ruisseau capricieux me surprennent. Je sentais les talonnades sur mes flancs, je percevais les sifflements stridents. Mais j’étais incapable de traverser ce minuscule ruisseau. Je renâclais toujours, et Charlie s’entêtait. Si mon comportement l’inquiétait, elle sortirait certainement la cravache. Elle eut un geste brusque qui finit de me paniquer. Frappant la terre humide, je me cabrai aussitôt espérant la faire tomber. J’y parvins. Cependant, l’agilité de la jeune femme était certaine. Elle se releva aussi vite pour me rattraper fermement par la bride.

_ « Recule ! » Hurlait Mathieu qui rebroussait chemin.

Me battraient-ils ?

_ Reste où tu es ! Ordonna Charlie.

Elle pointait un doigt vers le cavalier obéissant. Puis elle retira un gant pour poser une main nue sur le bout de mon nez. Le vieux moustachu l’avait fait de nombreuses fois. Au moindre écart, j’étais prêt à fuir mais Charlie insista longuement.

_ Allez, Azul. C’est la dernière fois, je te le promets…

_ « Tu n’as rien ? » S’inquiétait Mathieu de l’autre côté du ruisseau.

_ Ça va. Je vais le faire traverser à pied.

Ce disant, elle tira doucement sur la bride et me précéda dans les eaux agitées. J’avais enfin retrouvé mon calme.

_ « Nous devrions le laisser à la prochaine étape, Charlie. » Proposait Marc, le vétérinaire du groupe.

_ « Cela ne servirait à rien. Azul a encore la force de monter. » Rétorqua Mathieu.

Charlie les écoutait sans vraiment les entendre. Les bras croisés, elle me considérait de ses yeux si tristes.

_ « Il faut l’examiner de plus près. » Insista Marc.

_ « C’est inutile, je l’ai fait avant de partir. » Avoua Mathieu.

Une tension devenue commune tiraillait les deux hommes. S’ils ne se modéraient pas, ils se frapperaient sûrement. Mais Charlie réfléchissait toujours.

_ « Nous n’avions pas besoin de toi. Un seul vétérinaire qualifié suffit ! » S’insurgea Marc.

_ « Dans ce cas, tu peux redescendre. »

Le coup partit de lui-même. Propulsé violement en arrière, Mathieu tomba et roula non loin de moi. Je m’agitai de nouveau. Cette fois-ci je ne pouvais m’échapper, car les rênes étaient solidement attachées à l’arbre sous lequel j’avais trouvé refuge dès notre arrivée. Le reste du troupeau était rassemblé dans un enclos. Charlie criait à présent. Elle tentait vainement de séparer les lutteurs, mais Marc se ruait sur Mathieu, et ce dernier répliquait férocement. Les autres cavaliers se précipitaient. Cela faisait trop d’hommes nerveux autour de moi. Je frappai du sabot pour dissuader quiconque de m’approcher. Fort heureusement, tous avaient les yeux rivés sur les bagarreurs enragés.

_ J’ai emmené deux gamins ! La belle affaire ! Rugissait la jeune femme tout pendant que ses soupirants étaient maîtrisés.

_ « Charlie… » Tenta Marc.

Alors seulement, elle pointa son doigt inquisiteur vers lui et ajouta fermement :

_ Maintenant, ça suffit ! Soit vous obéissez, soit vous déguerpissez ! Du reste, Azul poursuivra avec nous.

Puis, elle s’écarta du groupe d’un pas rapide et déterminé. Elle vint me libérer de cette foule aux aguets et m’entraîna en contrebas. Le chalet était encore près, mais Charlie savait que personne ne viendrait interrompre son moment de solitude. Quoi qu’elle n’était pas seule, puisque ma compagnie l’apaisait autant que le sienne pour moi. Nous retrouvions une fusion sinon parfaitement identique, semblable à celle que j’avais avec le vieux moustachu. Je profitai pleinement des caresses aussi douces qu’infinies.

_ « Pardonne-moi, Charlie. »

Mathieu se présentait, tout penaud. Il prit place à côté de la jeune femme qui me laissait aller librement.

_ Ça va, ça va. Rumina-t-elle.

Elle tenta de percer l’obscurité pour inspecter la mâchoire du jeune homme. Puis elle grimaça un bref instant et soupira :

_ J’espère que ça ne te fait pas trop souffrir.

_ « J’ai connu pire. » Murmura Mathieu en gonflant son torse de fierté.

Mais il se ravisa aussitôt en voyant les yeux foudroyants de son amie. Ce qu’il y avait d’étonnant entre ces jeunes gens, c’était le lien qui les unissait. Ils se comprenaient sans se parler, et s’attiraient malgré tout. C’était un peu la même chose pour mon maître. Il exprimait sa gratitude par des récompenses et je le lui rendais en obéissant. Mathieu se fit audacieux et embrassa Charlie.

_ « Ne soit pas fâchée. »  L’implora-t-il en s’écartant.

Elle sourit simplement et se lova dans la chaleur de son épaule.

_ Je ne reviendrai pas. Avoua-t-elle finalement.

_ « Comment ça ? »

_ Grand-père est trop souffrant et Azul ne remontra plus. Je n’ai pas le courage de reprendre l’affaire seule.

_ « Je pourrais t’aider si tu acceptais enfin mon offre. Les chevaux, les transhumances, le domaine sont toute ta vie. »

_ C’était celle de mon grand-père.

_ « Alors, tu as déjà pris ta décision ? »

_ Oui. Après l’été, Marc rachètera le domaine et je remonterai sur Bordeaux.

_ « Qu’y feras-tu ? »

_  Tu te souviens du haras des Gaubiers ?

_ « Bien sûr ! Nous y passions toutes nos vacances ! »

_ Je reprends la direction.

Le silence répondit à Charlie. Perdus dans la contemplation des Monts obscures les deux jeunes gens osaient à peine se regarder.

_ « Que feras-tu d’Azul ? Si tu le laisses au domaine, Marc s’en débarrassera. »

_ Je le prends avec moi. Aube, Réglisse et Adis aussi.

Sur ces mots, ils se relevèrent et me ramenèrent au pied de mon arbre. Le silence avait repris ses droits sur le groupe endormi. Dès les premières lueurs du nouveau jour, le convoi repartit. Nous atteignions presque les pâturages d’été. Je retrouvai la fraîcheur des monts, et la tendresse de l’herbe grasse. Les autres chevaux se dispersaient déjà tandis que je demeurais fidèle au poste de gardien. L’expédition avait été une fois de plus un franc succès. Déjà, il fallait reprendre la route pour redescendre. Le soleil brillait sur les parois rocheuses des montagnes. La brise fraîche nous insufflait une bouffée de liberté indéfinissable. La nature trônait majestueusement…et je la quittais. Je ne remonterais plus les sentiers escarpés. Je ne guiderais plus le troupeau empressé. Je ne savourerais plus les caresses de mon maître. Ma dernière transhumance prenait fin avec Charlie. Au fond de moi, je savais bien que le haras ne me verrait jamais. J’étais bien trop fatigué pour une ultime reconversion. Adieu, géants de pierre ! Adieu, aigles téméraires ! Adieu divine vallée, berceau de ma liberté.

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