La Descente de Guingamp

Jean Louis Michel

     Elle avait la même démarche enfantine qu’Ellen Page, sa même dégaine post Grunge avec sa chemise à carreaux et ses Jeans à trous. La même candeur un peu désabusée aussi. Comme toutes les filles de sa génération elle avait dévoré Cioran et Baudelaire et partageait avec eux un mal de vivre qui se lisait dans ses yeux.

     Elle m’avait abordé un après-midi dans un troquet où Bédébeirg m’avait organisé une signature. Non pas que ça me tenait à cœur d’y participer par amour pour Gallimion et sa suite de connards, mais j’y bénéficiais pour la durée de l’opération d’un « open bar » et d’un jambon-beurre sur les coups de midi. Même, je soupçonnais ce merdeux d’avoir choisi le rade le plus pourri du quartier, juste pour me faire chier.

     Bref, « Belle des champs » se vendait, un peu en librairie et au compte goute sur Internet. Le matin je n’avais rien signé du tout et je tuais le temps à jouer au solitaire sur mon téléphone, pendant que le fringuant patron du café-bar-tabac-loto-PMU « La descente de Guingamp » me regardait d’un œil torve d’où suintait la pitié et le dégout. Elle avait lu « Belle des champs », l’histoire d’une fille qui finit crucifiée dans un champ de blé…

     Elle s’est assise en face de moi et m’a demandé de lui dédicacer son exemplaire tout fripé. Ses pages sentaient un mélange de bière et de shit.

     La petite avait l’air un peu impressionnée, timide, passablement flippée. « Vous pouvez m’écrire un truc, là, m’sieur Belane ? » me demanda-t-elle en m’ouvrant le bouquin. Je lui répondis que bien sûr, il n’y avait pas de problème et à quel nom ?

- Judy.

- C’est un drôle de prénom !

- Mes parents étaient fans des Ramones, c’est pour ça. « Jackie is a punk Judy is a runt… » vous connaissez la chanson ?

- Ouais, je connais la suite, ça fait « They both went down to Berlin, joined the Ice Capades » C’était génial !

- Non, c’est vraiment naze. Je me suis farci ce groupe à fond les amplis du salon toute mon enfance, alors j’ai overdosé à douze ans.

- Ah bon ?! Ahem, vous avez aimé le livre ?

- Ben sinon, je s’rais pas là, non ?

- Ouais, c’est évident ! Je suis con parfois !

- Pourquoi toutes les filles dans vos histoires se font tuer, ou sont des putes ? Vous avez un truc contre les nanas ?

- Quoi ? Non, je… Heu… C’est pas ça du tout. C’est la perspective qui compte, le rapport des hommes envers les femmes, je crois que c’est de ça que je veux parler.

- Comment ça ?

- Vous voulez boire un verre ? C’est gratuit.

- Non merci, je vous embête ?

- Non, non. En réalité, vous êtes la première à venir pour moi, ici.

- Ah ! Alors ?

- Quoi ?

- Le rapport avec les mecs, vous disiez…

- Oui ! Bon, je vois bien comment se pose le regard des hommes sur les femmes dans la société, la femme-objet qui sert à vendre des tondeuses à gazon en posant nue, la femme au foyer qui fait l’éloge d’une lessive devant sa copine décérébrée, la mémère à chien-chien et la pupute à chate qui vend du Wizcass avec une voix dont on fait les pipes, enfin vous voyez l’image…

- Berk ! C’est dégueu !

- Je sais, mais Simone de Beauvoir est morte, la cause est perdue, les femmes sont résignées, alors il faut qu’elles meurent, jusqu’à ce qu’elles se rebellent à nouveau. Pour l’instant il n’y a qu’à voir toutes celles qui sont un peu connues et qui n’hésitent pas à poser quasi à poil pour gonfler leur célébrité. Actrices, chanteuses,  j’appelle ça des collabos, il n’y a bien que les écrivaines pour ne pas se plier à ce jeu.

- Vous croyez à la révolte des femmes ?

- Non, mais je l’espère, je rêve d’une société matriarcale.

- C’est une drôle d’idée, non ? Parce que vous ne faites pas trop d’effort de ce côté là, c’est toujours la blonde qui crève à la fin !

- Elle n’est pas obligée de crever.

- C’est pourtant le sort que vous lui réservez !

- Elle n’a qu’à pas se laisser faire et peut-être qu’un jour j’écrirais l’histoire d’une brune qui prend la tête d’une révolte mondiale.

- Vous êtes condescendant…

- Non, j’ai descendu l’équivalent d’un « six pack » ce matin en vous attendant, alors forcément j’ai l’air un peu condescendant, en vrai je ne suis ni drôle, ni intelligent. Mais vous, vous n’êtes pas blonde ?

- Non, et je ne suis l’héroïne d'aucunes histoires.

- Ça vous plairait de devenir un personnage de roman ?

- Il faut coucher d’abord ?

- Non, ça c’est gratuit, ya pas d’obligation, c’est juste une histoire de feeling.

- Vous êtes trop vieux pour moi, et puis vous n’êtes pas mon genre.

- Ouais, je pourrais être votre père, appelez-moi Yann, plutôt que Monsieur.

- Autant se tutoyer direct !

- Ouais, c’est quoi ton prénom déjà ?

- Judy.

- C’est drôle !

- Pourquoi ?

- Non, rien. C’est vraiment rien. Qu'est-ce que je mets ?

- Quoi ?

- Comme dédicace, je mets quoi ?

- …J’en sais rien, vous n’avez… Tu n’as pas quelque chose d’original ? C’est la première fois que je me fais dédicacer un livre, alors je ne sais rien de ce genre d’usage, enfin, ce truc, tu vois ?

- Ouais, je vois bien, et question imagination c’est la dèche pour moi aussi !

- … On peut aller chez moi, c’est à deux pas.

- OK, je suis plus à l’aise dans ce genre d’exercice et puis de toute façon personne d’autre ne viendra, je crois. Que Bédébeirg aille se faire foutre.

- Qui ça ?

- Personne, un con.

     Chez elle il y avait du Cioran bien sûr, il y avait Céline et Chateaubriand. Il y avait le dernier Beastie Boy et un poster de PJ Harvey au-dessus de son lit. On s’est foutu à poil, mais ça n’a pas été bien loin, trop de bières, je bandais mou. J’ai finalement sorti un pétard de ma poche et on a fumé un peu, le temps de se sentir plus à l’aise.

     Au bout d’une heure, elle m’a foutu dehors sans explication et franchement ça m’arrangerait bien. Je suis retourné chez moi, dans mon deux-pièces du boulevard Magenta avec mon carton de bouquins sous le bras. J’en ai chié des ronds de chapeau dans le métro, ça pesait une tonne. Dans ma poche, j’ai quand même trouvé un bout de carton avec son numéro de portable, tout compte fait la journée ne finissait pas trop mal.

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