La deuxième vie d'Altus
antoine-h-laverne
Chapitre 1
Altus trottait nerveusement autour de la dépouille de son maître. La poussière se soulevait à chaque pas, tant et si bien qu’une fine couche de terre ocre avait commencé à se déposer sur le visage immobile du gisant. Il faisait chaud, terriblement chaud et le soleil du Nevada assommait le mustang. L’ombre était toute proche pourtant, juste de l’autre côté de la barrière. Un énorme chêne californien y déployait ses branches charnues et au pied du géant trônait un abreuvoir.
Altus stoppa sa danse macabre. La bouche sèche, il fixait la réserve d’eau avec envie. Le récipient de métal suintait et un escadron d’insectes patrouillait autour de la zone fraîche. Il avait soif mais la barrière électrique ne le laisserait pas passer. Frustré, il se remit à vagabonder près du cadavre de l’écuyer. Il approcha sa tête contre la sienne, une mèche blonde lui chatouilla les naseaux et il éternua bruyamment. L’odeur du fermier avait changé. Le maître sentait le sang, la sueur et l’urine. L’étalon se redressa. Il ne pouvait rester ici plus longtemps, ses dernières forces commençaient à le quitter.
Altus s’approcha de la barrière électrique. Le courant bourdonnait tranquillement le long des fils métalliques. Les muscles de son cou se crispèrent dans un reflex pavlovien. Le souvenir des décharges passées était vif. Sa peau s’en rappelait. Mais rester, c’était mourir et le vieux cheval avait pris sa décision.
Malgré le peu d’élan que lui offrait la surface de l’enclos il s’élança et bondit par-dessus la haute clôture. A mi-hauteur, un formidable coup de fouet retenti…. Surpris et déséquilibré, le mustang s’écroula hors de l’enclos, entrainant la barrière avec lui. Une de ses pattes arrières s’était prise dans la clôture. Une énorme décharge le traversa. L’animal essaya aussitôt de se dégager mais une nouvelle décharge l’étourdi presque. Les yeux exorbités, Altus essayait de se relever en hennissant. L’électricité le percutait avec la régularité d’un métronome et une odeur de poil grillé commençait à parfumer l’air sec. Enfin, dans un soubresaut désarticulé, Altus réussi à se dégager.
Quelques instants plus tard, il se tenait debout, le souffle encore coupé et le corps animé de tremblements irréguliers. L’œil fou et l’écume aux lèvres, il se jeta vers le baquet en boitillant. Il but à s’en faire tourner la tête, vida presque entièrement l’abreuvoir de son eau et acheva son festin frénétique en avalant des pousses de chêne. Altus n’obéissait qu’à son instinct de survie et sa conscience s’était mise en veille. Il lui fallut attendre de longues minutes avant de reprendre ses esprits. L’eau faisait son effet et il commençait déjà à se sentir mieux ; seule une ses pattes lui faisait mal, mais l’ombre du colosse feuillu agissait sur lui comme un baume apaisant. Le cheval jeta un regard vers l’enclos démoli et commença doucement à réaliser que les choses avaient changées.
Chapitre 2
Altus ne connaissait que cette ferme. Ses murs en bois se dressaient au centre de l’immense prairie cerclée par une imposante chaîne de collines... Ce paysage était son horizon, la limite de son monde et de son imagination. A la nuit tombée, Altus essaya naturellement de rejoindre l’intérieur de son box. Il s’y était toujours senti en sécurité et espérait y trouver un bloc de sel et du foin. Ses espoirs se heurtèrent aux larges portes de la grange: elles étaient cadenassées par une lourde chaîne rouillée. Désemparé, l’étalon parcourait la ferme, hagard. Il passa d’abord le long des pâturages où les bovins, ses frères carcérales, régnaient en maître. Un énorme taureau le défia du regard mais le cheval l’ignora. Le duel avait déjà son vainqueur : il était libre, la bête de somme, non. Il traversa ensuite le poulailler où la panique fut totale. Les plumes volèrent, quelques œufs furent brisés dans l’affolement et un coq patriote et dément essaya de mettre l’étalon en déroute. Altus, d’un coup de patte amusé l’en dissuada et le monarque emplumé quitta la basse-cour, penaud. Bientôt la nuit avala ce qu’il restait de lumière et le cheval se mit à l’abri sous le porche de la demeure. Le vent s’était brutalement levé et le bras de l’orage balayait la ferme violement. La foudre frappa le sol à plusieurs reprises. Un éclair vint même s’écraser sur l’antenne du pick-up rouge défoncé. Altus regardait le ciel se zébrer avec indifférence, une présence inquiétante le tracassait. Une odeur. Une empreinte olfactive neuve. Altus n’y avait jamais été confronté mais son corps inondé de sueur froide lui envoyait un message clair : c’était une odeur d’abîme. Une terreur ancestrale l’enveloppa. Plongé dans les ténèbres, il respirait violement, profondément, usant de son odorat pour localiser la chose. La pluie battante et le fracas de l’orage rendaient son ouïe inutile. L’odeur était puissante, toute proche. Altus frappait le sol de ses sabots dans l’espoir confus de faire reculer le danger. En vain. Un formidable coup de tonnerre illumina la ferme. C’est alors qu’il vit la bête, à quelque mètre à peine. Large, puissante, faîte de griffes et de crocs, les yeux vissés dans une fourrure épaisse. Elle lui fonçait dessus avec la fureur du vent. L’obscurité retomba. Altus n’eut même pas le temps d’hennir. La bête le percuta à pleine vitesse et se vissa sur son dos en transperçant sa chaire. Le mustang s’écroula brutalement et tenta aussitôt de se relever. La bête, agrippée à son flanc comme une tique, cherchait de sa gueule aiguisée le cou d’Altus. Les yeux révulsés, il se cabra, entrainant avec lui le monstre jaune. Le temps d’une demi-seconde, les griffes se desserrèrent et la bête désarçonnée glissa maladroitement en lui labourant les côtes. Le cheval botta à l’aveugle en direction de l’assaillant. Une de ses pattes l’atteignit et le fauve lâcha un épouvantable miaulement. Altus saisit sa chance et s’élança dans l’obscurité. Effrayé par le propre bruit de sa course, il redoubla de vitesse. Il courut ainsi toute la nuit, bondissant au moindre bruit, glissant dans la boue fraîche, fuyant son ombre et le claquement de ses sabots. Il ne s’arrêta qu’après des heures d’errances, lorsque son corps traumatisé et secoué de spasmes refusa de faire un pas de plus. Alors Altus se laissa tomber au sol.
Chapitre 3
Le cheval fut réveillé par le bourdonnement des mouches. Elles s’étaient agglutinées par centaines sur ses plaies et butinait le sang coagulé avec gourmandise. Péniblement, le mustang se remit à quatre pattes et s’ébroua. Il acheva de chasser les convives à grand coup de queue et regarda autour de lui. Il ne reconnaissait rien, mais c’était beau. Autour, ailleurs, au loin, tout était nouveau. Altus se dit qu’il avait dû dépasser la ligne d’horizon. Tout son corps lui faisait mal. Il avait l’impression d’avoir été battu avec une fourche. Néanmoins il put se rassurer : les blessures bien que profondes semblaient superficielles. L’herbe sous ses sabots était encore humide. Les matinées étaient plus fraîches derrière les collines qu’elles ne l’étaient à la ferme. Il se mit en quête d’un point d’eau et commença son périple. Les souvenirs de la nuit passée lui revenaient par à-coup. Son vieux cœur s’affolait mais son âme était sereine. Après tout, il avait échappé à un démon jaune, il pouvait être fier! Plus il avançait et plus ses pas se faisaient légers. Il oubliait son corps meurtri au milieu de ce paysage neuf. Il ne tarda pas à découvrir un cours d’eau protégé par un bosquet d’eucalyptus. Ces arbres offraient au cheval un bouquet d’odeur fantastique. Il emplie ses poumons d’air et approcha ses lèvres du ruisseau translucide. Jusqu’à présent l’eau n’avait eu que deux goûts. Celle qui tombait du ciel avait un goût de terre, celle de son abreuvoir un goût de métal. Il n’avait jamais imaginé qu’une eau puisse avoir une telle fraîcheur et une si grande finesse… Alors qu’il buvait à grandes goulées, il pouvait voir de petites écrevisses brunes s’animer gracieusement. Ses oreilles s’orientèrent tranquillement vers un son coulant : un large serpent à sonnette était sorti de son trou et prenait place sur une pierre plate ou s’était arrêté les premier rayons du jour. Ceux-là, Altus les connaissait et avait appris à les éviter. Mais ce matin les choses semblaient différentes. Les deux animaux se toisèrent sans passion. Le reptile renonça à ses mœurs agrestes et accepta la trêve, l’harmonie régnait. Quelques longues minutes plus tard, Altus se remit en marche. Une foule de pensée l’habitait. Il avait vécu toute sa vie en fonction de son propriétaire. Son programme était le même depuis des années. Il mangeait, travaillait, dormait et ainsi de suite chaque journée de sa vie. Et voilà qu’il devait maintenant se trouver un but, seul. Cela lui semblait abstrait. En tous cas, Altus se sentait bien. Au bout d’une bonne heure de marche, il décida que se sentir bien serait désormais son but.
Chapitre 4
Depuis des semaines, Altus parcourait l’immensité des collines, ivre de sa liberté nouvelle. Pas une heure sans qu’un phénomène sans une émotion nouvelle ne vint rafraichir sa vieille carcasse. Il se sentait rajeunir à vue d’œil au point de se demander quel âge il avait vraiment. Il avait toujours été le seul cheval du ranch et il ne savait même pas à quoi ressemblait un vieux mustang. Dès lors, impossible d’en être sûr… Lorsqu’il habitait encore la ferme il se sentait usé, antique. Mais Aujourd’hui tout lui semblait différent. Il avait depuis vaincu la mort, dépassé l’horizon, choisit son but… Alors Altus se sentait jeune, frais et avide d’expériences. Il déambulait dans l’herbe jaune et poursuivant sa quête de jouvence. Au milieu des écorces rouge de manzanitas, il vit disparaitre un lièvre. Amusant. Un peu plus loin, deux geais bleu se disputaient les restes froissés d’un grand papillon pâle. Altus passa au milieu d’eux impérial, mais les oiseaux n’avaient d’yeux que pour l’insecte ailé. Et puis soudain, subrepticement, l’atmosphère changea. Une odeur nouvelle occupa l’espace. C’était incroyablement fort. Altus senti qu’il allait découvrir quelque chose de fantastique. Car ce parfum était celui d’un nouveau paysage. Il continua à trotter, naseau au vent. Au bout de quelques mètres, l’odeur était partout. Chaque plante, chaque pierre, chaque animal la transportait également. Puis ce fut autour du son. Un mugissement régulier, puissant et apaisant lui parvenait par-delà des collines. Bientôt le sol lui-même changea. La terre laissa place au sable. Et Altus découvrit l’océan.
Rien ne l’avait préparé à un tel paysage. Immobile, la crinière agitée par les rafales chargées d’embruns, l’étalon fixait l’étendue d’eau. Il était calme. Une lucidité nouvelle l’habitait. Lui qui venait de la prairie, avait rencontré l’océan. Qu’en aurait pensé son maître ? C’était étrange, mais lorsque la première vague d’émotion l’avait atteint, il n’avait pensé qu’à lui. Altus quitta définitivement les collines et chemina sur la plage. Le sol était constellé de débris étranges. Des carapaces d’animaux séchés, des petits os blancs, du bois polis, des plantes odorantes, vertes et gélatineuses… Il passa devant un jerrican en plastique crevé, partiellement rempli de sable. L’objet lui était familier, le maître s’en servait parfois pour remplir ses baquets. Mais d’une manière générale, toute ici était neuf, plus encore que dans les collines. Il arriva rapidement au niveau des vagues. Une étrange mousse flottait un peu partout. Altus trempa ses lèvres dans l’océan. C’était salé. Une image flottait dans tête. Son maître lui caressait l’échine et accrochait à son attention un large bloc de sel. Altus les adorait. Un curieux sentiment l’envahit. Encore quelque chose de nouveau. Altus ne connaissait pas le nom de ce sentiment, mais c’était de la nostalgie. L’étalon regardait l’océan et se dit que son maître aurait sûrement aimé ce moment. Altus lui aurait fait goutter les vagues et il aurait apprécié. Maintenant, le cheval était triste. Ce sentiment-là n’était pas nouveau. Le maître était mort et Altus ne pourrait pas lui montrer l’océan. Il ne pourra pas lui raconter comment il avait échappé à la bête. Comment il avait franchi les collines et trempé ses sabots dans la mer. Son maître et lui auraient dû venir ici depuis longtemps. Peut-être qu’alors les choses auraient été différentes… Et qui sait, peut-être aussi qu’il se serait senti plus jeune lui aussi. La mer ne lui apporta pas la réponse. Et Altus plongea vers le passé. Une mouette posée à côté de lui, déterra quelque chose dans le sable et l’avala. Altus regardait vers l’horizon, et la mouette regardait dans la même direction. Elle ne vit cependant pas ce que vit le cheval. Ce que regardait l’étalon, c’était un paysage intérieur. Une scène irréelle. Le maître le sortait de son box, l’air vide. Il tenait dans ses mains une enveloppe blanche et dans l’autre, un fusil. Altus était déstabilisé car les journées avec le maître étaient toujours les mêmes. Or l’heure choisie pour le sortir du box était inhabituelle. Le maitre semblait nerveux et agité. Ses gestes normalement calmes et tranquilles étaient hachés, presque violent. Il l’amena au milieu de l’enclos et referma la clôture. Le cheval se prépara à courir, c’était en principe que le maitre attendait dans lui à cet endroit, mais les choses semblaient différentes cette fois-ci… Le maitre pointa son arme vers Altus. Son visage était humide et tordu. Altus était perplexe mais pas inquiet. Il n’utilisait son fusil que pour abattre les poules. Cependant le maître continuait de braquer son arme sur l’étalon. Le cheval compris que le fermier hésitait. Ils se regardèrent ainsi pendant de longues minutes. Le temps de cette parenthèse, la barrière de la langue céda et leurs âmes se touchèrent. D’un coup, il lâcha sa carabine et s’accrocha de toutes ses forces au cou du mustang. Il poussait des petits cris aigue et hoquetait misérablement. Altus sentait sa peine. Puis l’homme se redressa et de nouveau son attitude changea. Il murmura quelque chose dans barbe, ramassa son arme et se tira un coup de feu sous le menton.
La mouette s’envola.
Altus se sentait vide. Ses sabots s’enfonçaient mollement dans le sable humide. Un animal étrange pourvu de pinces allait et venait entre ses pattes en brandissant des lames ciselées. Altus marcha longuement le long du rivage. Le mouvement incessant de la mer fini par chasser ses pensées malheureuses. Il se roula dans le sable humide. L’eau froide le sortit de sa torpeur et le sel mordillait les quelques plaies encore ouvertes qui habillaient ses flancs. Il parcourut quelques kilomètres et finit par se sentir fatigué. Marcher sur le sable était éprouvant. Il décida de regagner l’intérieur des terres. Le jour baissait, il faisait bon. Altus cherchait un endroit sûr pour passer la nuit. Il avançait paisiblement vers un bosquet d’arbres quand un son familier lui parvint. Altus se figea. Un second cri fit vibrer ses longues oreilles. L’étalon s’élança dans leur direction. Il escalada la colline escarpée au triple galop et finit par atteindre le sommet totalement essoufflé. Sur sa robe assombrie par la sueur, le sel séché avait formé de petites constellations cristallines. En contrebas, une armée de chevaux sauvages lui faisaient face. Altus les regardait, fébrile, haletant et inquiet. Un grand mâle poussa un hennissement dans sa direction. Altus lui répondit par un cri exalté et s’en alla encore une fois découvrir un nouveau paysage.