La fée

ttr-telling

Thème imposé : Les pirates

Cela faisait pratiquement deux heures à présent que mes genoux s'éraflaient sur le pont, alors que je m'acharnais à briquer chaque planche, armé d'une vieille brosse en chiendent, d'un seau d'eau, et de ce qui restait d'un demi pain de savon. Mon dos brûlait, mes mains semblaient prêtes à partir en lambeaux, et mes bras et mes épaules allaient surement se décrocher sous peu…

- "Magne toi Peter, mon vaisseau devrait déjà être brillant depuis hier ! Arrête de lambiner !" Il me hurlait ses ordres par la fenêtre de son bureau, où il passait le plus clair de son temps, à écrire je ne savais quelle fantaisie, ou à gribouiller sur des cartes de lieux inconnus.

- "Oui cap'taine ! Désolé cap'taine !" Répondis-je en redoublant d'efforts. J'avais faim, et je savais que ma ration dépendrait de ma tâche.

Je me redressais laborieusement, exténué mais satisfait, après avoir nettoyé le dernier recoin du navire. Cela faisait maintenant 8 mois que j'étais devenu mousse à bord du Jolly Roger, et les tâches sous lesquelles l'équipage me faisait crouler ne cessaient de s'agrandir. Pour autant, mon corps commençait à s'y habituer. Des cals apparaissaient sur mes paumes, mes épaules et mon dos étaient plus résistants, et mes genoux ne saignaient plus après une journée passée à briquer. J'étais aussi rapidement devenu le favoris pour aller scruter l'horizon ou grimper au gréement pour libérer des cordes que le vent aurait pu empêtrer. Mes yeux encore jeunes et perçants voyaient loin, et mon agilité et l'insouciance de l'enfance rendaient ma progression alerte sur les mâts. Et je crois aussi que Mouche, le second, m'aimait bien. Je surprenais souvent un regard emprunt de pitié envers moi lorsque le capitaine m'envoyait faire des tâches ingrates pendant des heures. Mouche, à l'inverse, profitait du moindre temps mort pour m'apprendre de nouvelles techniques de pêche, de nouvelles façons de faire ou défaire des nœuds, et parfois même m'envoyait dans le gréement sans réelle raison, juste pour me donner la possibilité de m'amuser un peu.

La vie à bord était rude, mais dans l'ensemble le capitaine nous traitait avec une certaine bienveillance, à sa manière. Il nous hurlait ses ordres avec sévérité et nous savatait d'un coup de canne à la moindre erreur, mais il savait aussi nous gratifier de son regard approbateur, en jouant avec la pointe gauche de sa moustache, lorsqu'il estimait que le travail était bien fait. Nous avions tous de quoi manger raisonnablement, et il veillait à ce que la cale ai toujours quelques tonneaux de bières pour ragaillardir l'équipage après une journée harassante.

- "Eh, Peter, viens donc par ici." Coudeur m'avait alpagué alors que je rangeais seau, brosse et la miette de savon qui restait. Il était massif, des cheveux noirs et épais, tressés en une grosse natte qui lui tombait dans le dos. Au bout de ses bras aux muscles gigantesques s'activaient des mains robustes mais agiles. J'étais toujours fasciné de voir comment cette montagne était capable de créer des choses aussi fines. Il passait tout son temps libre à tailler des petites statuettes en bois, dont la précision et le grain auraient fait rougir les meilleurs artisans du monde. Alors que je me rapprochais, il souffla une dernière fois sur le petit objet qu'il tenait en main, s'assurant que son chiffon s'était bien occupé de lustrer convenablement son œuvre. "Alors, qu'est ce que t'en dis?" il me tendit la petite statuette, à peine aussi grande que sa main, dans la lumière de la lanterne qui s'agitait au rythme de la houle.
C'était le plus bel objet que j'avais vu de ma courte vie. Elle représentait une jeune fille aux cheveux coiffés d'un chignon haut. Habillée d'une simple tunique de feuilles, elle se tenait dans une posture de danseuse, les bras légèrement écartés, pointant vers le bas, tenant sur la pointe de son pied gauche, la jambe droite légèrement relevée et pliée. De fines ailes de papillon lui ornaient le dos. Elle semblait prête à s'envoler.

- "Coudeur..! c'est incroyable... magnifique !" j'étais émerveillé par cet objet, j'osais à peine le manipuler, de peur d'abimer un tel prodige. "D'où te viennent ces idées? pourquoi elle a des ailes?"

- "Parce que c'est une fée, Peter." Répondit-il, manifestement amusé. Ses yeux rieurs semblaient apprécier l'adoration qu'il lisait dans les miens.

- "Une fée? Qu'est ce que c'est?" Je n'arrivais pas à détacher mon regard de la statuette.

Coudeur sorti sa pipe et entrepris de la bourrer de son tabac nauséabond.

- "Une fée, mon cher mousse, est exactement ce que tu as dans la main : une femme ailée de la taille d'un poing. On dit qu'elles ont la jeunesse éternelle, et même qu'elles sont capables de donner aux gens le pouvoir de voler." Il se mis à crapoter, libérant un épais nuage suffoquant.

- "Une fée... Elle est magnifique Coudeur. Tu t'es surpassé !" le complimentais-je, tendant délicatement la statuette vers lui afin de lui rendre son chef d'œuvre, avec un regard envieux.

- "Garde la, elle est pour toi. Mais prends en soin !" Un large sourire se formait sur son visage, alors qu'il voyait mes yeux s'arrondir.

- "Coudeur... C'est... Merci beauc..." Un son aigu de cloche retentis avant que je puisse finir ma phrase.

Nous entendions la vigie hurler des indications, derrière le fracas provoqué par la cloche d'alarme que Mouche semblait faire sonner frénétiquement. Coudeur cracha par terre en se redressant d'un bond. Je le vis mettre une main à sa ceinture pour s'assurer de la présence de son sabre et de son pistolet.

- "Enfin, on va pouvoir lever le pavillon..." Dit-il avec un sourire carnassier alors qu'il s'avançait vers l'écoutille pour rejoindre le pont.


TTR.

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