La Femme Parfaite
audreyaufildespages
Mon nom est Charles. J'ai quarante ans et je suis ingénieur en informatique.Je travaille depuis environ dix ans dans une petite SSII de province. D'après mes professeurs de l'ENSEA, et même bien avant au lycée, j'aurais eu l'étoffe pour travailler dans les plus grandes boîtes informatiques du monde. J'ai une intelligence hors norme et j'ai souvent surpris mes enseignants en résolvant des problèmes mathématiques très complexes en moins de temps qu'ils n'en avaient mis à les rédiger. Une grosse tête quoi. Mais pas belle. Pas belle du tout. Malheureusement pour moi, j'ai le physique de l'emploi : un corps chétif, pas musclé pour deux sous et tout blanc, la faute aux longues heures passées devant ma bécane, à développer des programmes informatiques. Mon visage est encore pire que mon corps. Affublé d'une myopie carabinée, je porte depuis mon plus jeune âge des verres triple foyer avec monture en écaille qui me donnent de très petits yeux et un regard vicieux. Mes cheveux sont mous et de couleur indéterminée, un brun qui tire vaguement vers le roux, et ma peau blême ne laisse aucune place au doute. L'acné juvénile qui a, en son temps, ravagé mon doux visage de rêveur adolescent a laissé des traces indélébiles.
Alors, bien sûr, je n'ai pas besoin d'avoir un physique d'Apollon pour travailler dans l'informatique, mais avouez que ce n'est quand même pas très agréable qu'à chaque entretien professionnel votre interlocuteur ait un geste de recul en vous voyant arriver. Qu'à chaque poignée de main, l'émotion me fait transpirer, l'autre en face de vous s'essuie discrètement sur son pantalon. Sans compter le fait que je finis toujours enrhumé après un entretien. La faute en revient à mon haleine. En cas de grosse montée de stress celle-ci devient celle d'une hyène et mon recruteur, acculé dans la toute petite pièce allouée à ce genre d'échanges, se précipite sur la fenêtre pour l'ouvrir en grand et y saisir quelques goulées de bon air frais. Et comme j'ai les bronches très fragile, ce courant d'air inopiné me rend malade.
Pour toutes ces raisons, j'ai donc été soulagé lorsqu'une petite entreprise qui démarrait est venue me solliciter après s'être renseigné auprès de mes professeurs qui avaient tous vanté mes mérites. Un seul coup de fil avait suffit à les convaincre de m'embaucher et j'avais donc intégré mon propre bureau dans lequel j'avais tout loisir de développer des programmes à destination des entreprises pharmaceutiques. Cette vie que j'ai choisie assez solitaire me convient très bien. Le jour, je jongle avec les langages informatiques, java, .net, C++ ; l'algorithmique est ma poésie et le débogage mon challenge quotidien. Le reste du temps, je planche sur l'œuvre de ma vie, mon Ultime, mon Précieux.
Je suis comme n'importe qui. La solitude est un refuge pour moi mais le bonheur serait de partager mon univers avec quelqu'un. J'ai bien Ramasse-miettes, mon chat, qui écoute toujours patiemment mes explications sur les avantages et les contraintes de la programmation fonctionnelle et mes digressions enflammées sur le piratage informatique et la cybersécurité. Cependant, je vois bien à son regard vide que cela le passionne bien moins que le bruit de l'ouverture de sa boîte de pâté journalière. Et malgré quelques tentatives maladroites de tchat sur les réseaux sociaux et sur les sites de rencontres, j'ai dû me rendre à l'évidence : la femme parfaite ou plutôt MA femme parfaite n'existe pas. Alors, j'ai décidé de la créer moi-même. Elle sera la synthèse parfaite de mes aspirations : belle, voluptueuse, passionnée d'informatique mais aussi raffinée et sensuelle avec un goût prononcé pour l'art sous toutes ses formes et la peinture en particulier. J'y travaille d'arrache-pied depuis quelques années maintenant et à chaque fois que j'ai du temps libre. Je ne compte plus les nuits blanches passées à plancher sur des points de détails, les repas oubliés dans le micro-ondes pour cause d'inspiration soudaine ou les crises de colère quand le résultat n'était pas à la hauteur de mes espérances. Car l'idée n'est pas de fabriquer un robot qui soit un pis-aller d'une vraie femme faite de chair et de sang mais plutôt tendre vers un idéal qui serait mon alter ego ; créer un être capable, bien sûr, de se mouvoir, mais avec une connaissance étendue sur beaucoup de domaines et surtout qu'elle soit capable de ressentir des émotions, des sensations, ce qui nous permettrait à tous les deux d'avoir une vraie relation.
Je sais bien ce que vous devez en penser : "Il se prend pour Frankenstein lui ou quoi ?" ou alors : "Vous rêvez les yeux ouverts mon pauvre ami, c'est une utopie ce que vous nous racontez là !" et encore : "Pauvre fou, encore un qu'il faut enfermer, et vite !". Et je vous comprends. Je sais bien que vu de l'extérieur ça n'a pas l'air très sérieux tout ça,voire un peu bizarre ou carrément inquiétant. Mais lorsque je vous ai dit que j'avais une intelligence hors norme, je ne plaisantais pas. C'est juste qu'à choisir entre servir les intérêts d'une grosse firme qui ne voit en moi, et derrière ma laideur, qu'une machine à fric, créer pour n'importe quel nabab des programmes qui pourraient être utilisés pour répandre le mal, j'ai choisis de garder mon savoir rien que pour moi.
L'IA, ou Intelligence Artificielle a quand même été pour moi un sacré défi. Mais j'arrive enfin au bout des derniers problèmes de réglages. L'algorithme de "deep learning" est en place, couplé à un réseau neuronal complexe mais qui me paraît prêt à fonctionner. Avec ce système d'une rare ingéniosité, Marie, j'ai choisi un prénom simple et doux pour ma future femme, sera capable de décortiquer et comprendre tout ce qui a trait aux sentiments humains : l'expression d'un visage, le son d'une voix, ce qui se dégage d'une toile de maître ou d'une musique. En retour, son comportement s'adaptera et elle sera capable, elle aussi de sourire, de rire ou d'avoir une réaction appropriée en fonction des circonstances. La seule chose qui me pose encore problème ce sont les larmes. Ce n'est pas que j'ai dans l'idée de faire pleurer ma chère Marie, non, mais ce serait quand même plus émouvant qu'elle verse quelques larmes lorsque je la demanderai en mariage. Bref, nous verrons cela plus tard.
Pour le moment, il est presque l'heure d'aller au travail. J'installe ma douce moitié sur le canapé et allume la télévision. Je lui ai prévu un programme riche et variée pour cette journée d'apprentissage : séries romantiques, émissions culinaires et littéraires, reportages dans des pays lointains et quelques grands films de référence qu'elle se doit de connaître pour que nous en parlions ensemble. Je gagne la porte d'entrée en quelques enjambées et me retourne pour la regarder une dernière fois avant de partir. Une brusque bouffée d'émotion me saisi : le but ultime de ma vie est là, devant moi. Je ne serai plus jamais seul. Ce soir, quand je rentrerai, elle sera là à m'attendre. Je pourrai lui raconter ma journée sans que ça l'ennuie. Elle saura préparer de bons petits plats et rire à mes blagues. Nous nous coucherons ensemble, l'un contre l'autre et je sentirai, grâce au système de dégagement d'énergie mis en place, une douce chaleur émaner de son corps. Ma femme parfaite. Ma Marie. Je ne résiste pas, repars vers le canapé et lui glisse un chaste baiser sur le front. Luttant de tout mon être, je parviens enfin à quitter la maison pour cette journée de travail qui, je le sens, va me paraître très longue.
Finalement, ça ne se passe pas si mal au travail. Le bonheur doit se lire sur mon visage et embellir ma face de crapaud car plusieurs collègues me saluent avec un franc sourire et l'un d'eux me propose carrément de venir boire un verre en leur compagnie après le boulot. Malgré ma grande hâte de retrouver Marie, j'ai un cas de conscience : pour une fois que l'on me propose quelque chose je devrais peut être accepter. D'autant que si je veux qu'en retour ils fassent la connaissance de ma moitié, ce ne serait pas très malin de les envoyer paître. Tiraillé pendant quelques minutes c'est une voix qui me ramène à la réalité "Alors tu viens ou pas ? ". Je souris, attrape ma veste sur le dossier de ma chaise et sors avec toute la troupe. L'ambiance est détendue au bar et je m'octroie quelques boutades qui font rire à la cantonade. "On ne te savais pas si drôle, Charles, sinon ça ferait longtemps que l'on t'aurait proposer une sortie !" me lance l'un d'eux. Je me détend. Je ne savais pas que ça pouvait être si agréable de boire un verre avec d'autres personnes. Mon physique disgracieux m'avait toujours conduit à m'isoler de la foule, convaincu que me confronter aux autres ne me rapporterait que tristesse et douleur. Et voilà, qu'aujourd'hui, j'ai la sensation d'être tout à fait à ma place. Incroyable ! Dans ma lancée, je paie une seconde tournée sous les hourras de mes collègues ébahis.
Deux ou trois verres plus tard, je dégrise subitement et une sueur froide coule le long de mon dos. Marie ! Comment ai-je pu l'oublier ? Tout à mon succès naissant en tant que nouveau de la bande, j'ai négligé ma petite femme. Je coupe court à toutes leurs tentatives pour me retenir, les salue rapidement et quitte le bar au pas de course pour rejoindre ma maison. La peur me tenaille. Que va-t-elle penser de mon retard ? Notre première soirée en tant que couple aurait du se passer différemment : j'avais imaginé rentrer avec un beau bouquet de fleurs et Marie m'aurait accueilli avec un grand sourire. Nous aurions passé un délicieux repas à parler de tout ce qu'elle avait vu à la télévision aujourd'hui. Ou alors, nous aurions pu simplement nous asseoir sur le canapé, main dans la main, comme n'importe quel couple. J'ai failli et me suis comporté comme le dernier des rustres. Tandis que j'approche de la porte, j'essaie d'imaginer à quel point les images enregistrées aujourd'hui vont agir sur le comportement de Marie. Mes mains tremblent et j'ai du mal à enfiler la clé dans la serrure. Je parviens finalement à ouvrir et tâche de prendre un ton de voix assuré et repentant. Les mots que je m'apprête à dire s'évanouissent aussitôt : une épaisse fumée se répand dans la maison où il règne une forte odeur de brûlé. Je me précipite dans la cuisine où ce qui ressemble de loin à un rôti finit de carboniser dans le four. J'arrête l'appareil et un froissement de tissu me fait me retourner : Marie se tient devant moi. Son visage reflète une profonde tristesse mais aussi une sorte de retenue glaciale.
Je peux savoir avec qui tu étais ?
Avec mes collègues de travail – ma voix tremble et je sais qu'elle s'en aperçoit.
Menteur !
Non je t'assure ! C'est juste que je...
Je ne terminerai jamais ma phrase. Ma douce moitié lève au dessus de sa tête son bras dans lequel se trouve un rouleau à pâtisserie et tout devient noir.
Ma première pensée en me réveillant, hormis la douleur qui résonne dans mon crâne, est que j'aurais dû être plus vigilant dans le programme télé : il y a fort à parier qu'une ou deux séries B se sont glissées dans la diffusion du jour et que Marie y a puisé sa réaction disproportionnée. D'ailleurs, où est-elle ? Effondré sur le sol de la cuisine je tente de tourner ma tête à droite puis à gauche sans que mon cerveau explose. Je la distingue assise bien droite sur le canapé, au même endroit où je l'ai laissée ce matin. Je me relève tant bien que mal et m'approche d'elle doucement, ne sachant pas à quoi m'attendre à présent.
Marie, ma chérie, je...
Tais toi ! Tu as été très méchant en me laissant seule et sans nouvelle toute la journée. En plus tu es rentré en retard. Cela ne doit plus jamais arriver. Sa voix est froide et déterminée.
Je suis désolé, cela n'arrivera plus, dis-je penaud
Ça c'est sur ! C'est pour cela que je t'ai pris les clés de la maison. A compter de maintenant, je t'interdis de sortir d'ici. A présent je suis là, tu n'as besoin de rien d'autre et donc plus besoin de sortir. Je te garde avec moi...
Marie tourne enfin son visage vers moi, me fixe et ajoute d'une voix caverneuse :
… pour toujours.
Je suis pétrifié sur place. Le son de sa voix, son attitude, sa réaction violente, tout indique que je viens de créer un être maléfique et que cela se retourne contre moi. Mon invention, que je voulais parfaite, vient de prendre ma place et c'est elle qui va pouvoir disposer de moi à sa guise. Je vais être réduit à devenir le jouet de mon propre jouet ! La réalité de la situation me frappe de plein fouet. Je ne peux pas laisser cela arriver alors qu'aujourd'hui, pour la première fois, j'ai eu la sensation d'appartenir à quelque chose, d'être apprécié pour ce que je suis. Je voulais vivre une vraie relation, former un couple, rompre avec ma solitude,mais ce qui semble se profiler ne ressemble en rien à ce que j'avais imaginé. Je ferme les yeux et pousse un long soupir douloureux. Après avoir touché mon rêve du doigt, je vais devoir faire preuve de courage, que dis-je de bravoure.
Je m'approche de Marie, lui souris et m'assieds à côté d'elle. J'esquisse un geste de la tête qui semble vouloir signifier mon accord d'être à elle et rien qu'à elle. Ma douce pose sa tête sur mon épaule et je glisse ma main comme une délicate caresse sur son dos. Mon index rencontre un renflement. Je presse sur le bouton et Marie s'affaisse. Pour toujours.
j'ai suivi Ana Lisa et j'ai découvert votre texte avec beaucoup de plaisir
· Il y a presque 9 ans ·julia-rolin
Je vous remercie je suis très contente ;-)
· Il y a presque 9 ans ·audreyaufildespages
Très ingénieux et bien écrit ! J'aime aussi la double chute.
· Il y a presque 9 ans ·Ana Lisa Sorano
Je suis très heureuse que ça vous plaise! Merci !
· Il y a presque 9 ans ·audreyaufildespages
J'ai beaucoup aimé.
· Il y a presque 9 ans ·yseult
Merci beaucoup Yseult!
· Il y a presque 9 ans ·audreyaufildespages