#1. La fille aux trois verres de cidre.

ellis

Personne ne retiendra la nuit. Extrait #1

Il travaillait la nuit, dans un bar à Bruxelles. Alors, ça lui fait comme quelque chose de doux, de gai, comme un dimanche d'être là, ce soir, avec ces deux autres gars qu'il connaît peu mais avec qui il rit bien. Ils parlent de la Belgique et du Nord, ils évoquent les rencontres, les anecdotes.

Ce soir, il dort chez l'un des deux gars,  un pote de pote. Il voulait s'arrêter ici, avant de redescendre à sa terre. Faire le chemin en deux fois, c'est partir un peu moins vite, un peu moins brutalement. Pourquoi pas trois d'ailleurs ? Peut-être qu'il s'arrêtera à Reims demain. Mais il n'est pas sûr d'en avoir très envie.

Pour l'heure, il fait une chaleur moite dans ce pub irlandais comme il en a vus cent, ça sent un peu la bière, et un rien de clope qui entre par la porte entre-ouverte. Il aime bien l'accent du serveur. Il s'appelle Jack et ils ont échangé trois mots sur la bière, justement.

Il y a trop d'hommes dans ce bar. Ses yeux cherchent d'instinct un visage féminin. Une chevelure.  Une cheville.

_ Trois cidres, s'il vous plait.

Il se tourne brusquement. Tout près de lui, il y a une grande fille blonde qui s'est glissée entre les types accoudés au bar. Elle a cet air sérieux et romanesque des étudiantes en lettres, avec ses cheveux remontés dans un bazar et ses lunettes qui lui mangent le visage. Il aime qu'elle fasse semblant de ne pas le voir. Pourtant, il la détaille depuis plusieurs longues secondes maintenant. Elle a commandé des cidres, et ça le fait sourire. Il regarde sa main posée sur le comptoir. Très longs doigts, ongles rongés, petites bagues très fines. Il y a quelque chose qui s'attendrit dans son ventre quand il lève les yeux vers son visage, et qu'il tombe sur l'angle de sa mâchoire. Elle est fine. Et gracieuse. Tombée du ciel dans ce bar qui sent l'homme.

Il lui sourit. Elle le sent bien. Elle ne pourra pas l'ignorer longtemps. Mais il est si près d'elle qu'elle est terriblement gênée à l'idée de le regarder. Elle se demande s'il est beau. Elle sait qu'il a les cheveux bruns et bouclés, et d'épais sourcils à la courbe parfaite.  Elle sait qu'il est jeune. Sans doute vingt-cinq ans, vingt-sept tout au plus. Elle se fait l'effet d'une maman qui joue à l'ado pour se faire se sentir vivante. Elle ne le regardera pas. C'est décidé.

 

Trois verres c'est trop pour ses deux mains. Elle a prévu d'en emporter deux, sa carte bleue entre les dents, et de revenir chercher le troisième. Les filles l'attendent à l'autre bout du bar. Et elle doit enjamber les gens, comme sur un champ de bataille pour retrouver son campement. Elle n'aime pas la foule. La promiscuité. Elle se sent toute nue très vite, et projette toujours son regard sur l'horizon, de sorte à ne fixer personne et encourager les mains dans le dos, sur l'épaule, ou pire une conversation avec un qui sentirait la bière. Elle tient sa carte entre ses dents, s'empare d'un verre - le genre vase pour mains de géant – dans chaque main et recule doucement du comptoir pour esquisser un demi-tour. Elle voit un bras se tendre vers son troisième verre, s'arrête net pour protester. C'est le garçon d'à côté, il lui ôte sa carte bleue d'entre les dents. Elle lui lance un regard plein de furie paniquée. Il sourit. Elle se sent stupide.

 

Il lui prend son deuxième verre de l'autre main, et lui restitue sa carte par la même occasion. Frôlement de doigts et regards fixes. Elle se sent rougir instantanément.

_ Comme ça, c'est mieux. dit-il seulement, avec un sourire désarmant. On va où ?

Il a un sourire d'enfant espiègle. Elle se détend un tout petit peu et lui sourit à son tour.

Elle a ce genre de sourire, vous savez, qui vous transforme un visage. Généreux, large. Lèvres pleines et petites fossettes. Il  se félicite d'avoir osé ce plan drague cavalier. Elle est belle, putain. Tout bien pesé, ce n'est pas une étudiante. Il dirait qu'elle est à peine plus vieille que lui. Peut-être vingt-sept ou vingt-huit ans ? Pourtant, il se dégage d'elle une gaucherie, une timidité d'adolescente et c'est purement touchant.

Il se dit à cet instant que si elle est aussi belle quand elle parle que quand elle se tait, il va en tomber fou amoureux et qu'il n'y a nulle part ailleurs où il voudrait être à ce moment précis.

Elle lui fait signe de la suivre et passe devant lui pour lui ouvrir la route. Il marche dans ses pas,  avec le sourire d'un enfant à qui l'on aurait cédé.

Ils se retrouvent bientôt devant une petite table où attendent deux filles qui discutent. Il se dit qu'elles n'ont rien à voir avec l'étudiante. Elles n'ont rien à voir non plus avec cet endroit. Il les aurait bien déplacées dans un petit bar à cocktails avec banquettes capitonnées, histoire de s'asseoir en tête à tête avec la fille aux mains fines et de lui demander tout un tas de détails très personnels. Pour commencer, d'où vient la petite cicatrice en forme de demi-lune qu'il a remarquée sur sa main, à côté de son index. Pendant qu'il réfléchit, les deux filles se sont tournées vers lui, avec un air perplexe.

L'étudiante va parler. Il attend, l'air curieux et amusé, pendu à ses lèvres.

_ Bon, je n'avais pas trois mains…

Elle sourit juste et se tourne vers lui.

_ Merci. lui murmure-t-elle.

_ Tu nous présentes ? demande l'une des filles.

A cet instant, le garçon prend la parole. Il va tenter quelque chose. Il espère qu'elle va le suivre. C'est assez périlleux. Il ne sait pas encore si elle a le sens de l'aventure. Test un. On verra bien.

_ Thomas. Un copain de fac. On s'était pas vus depuis… combien déjà ?

Elle lui lance un bref regard surpris mais un peu amusé. Elle va plonger. Il le voit dans l'éclat de ses yeux, derrière ses grandes lunettes.

_ Euh… Je ne sais plus. Longtemps.

_ Je sais que tu es accompagnée.. poursuit-il, mais… j'ai trois milliards de trucs à te raconter ! Ca vous embête si je vous l'enlève un peu ?

Les deux filles échangent un regard suspicieux. L'une hausse les épaules.

_ J'ai ma voiture. dit l'étudiante. On n'a qu'à dire qu'on se rappelle tout à l'heure ? Ca vous va ?

C'est une aventurière. Il le savait. Quand elle se tourne vers lui avec son verre de cidre dans la main, et ce regard qui dit Et maintenant ? et aussi Mais qu'est-ce que c'était que ce truc ? , il a envie de rire et de lui prendre la main pour l'emmener dehors. 

  • J'ai juste adoré, bravo !

    · Il y a presque 10 ans ·
    Tombe%cc%81e neige

    ynnej

    • Merci!

      · Il y a presque 10 ans ·
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      ellis

  • Merci...

    · Il y a presque 10 ans ·
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    wic

    • Merci à toi... C'est un très très beau compliment tu sais. Cette scène... tu sais donner le sourire c'est le moins qu'on puisse dire. bonne soirée ;)

      · Il y a presque 10 ans ·
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      ellis

  • Ouais je confirme, on s'y sent super bien dans ce texte. Il est juste.

    (en passant, la lecture m'a donné une impression identique à celle quelque j'évais eu en découvrant la scène des mains dans Les Poupées Russes de C.Klapisch... ;-) )

    · Il y a presque 10 ans ·
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    wic

  • PAR-FAIT.

    · Il y a presque 10 ans ·
    Cat

    dreamcatcher

    • Merci beaucoup BEAU-COUP !!

      · Il y a presque 10 ans ·
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      ellis

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