La fille du train

flemingrob

Rituel rodé de matin en matin : même trajet, même compartiment, même emplacement collé à la fenêtre. Une nouvelle journée de labeur se profile au terminus de ce train régional mais très loin d'être express. Comme d'habitude…

Implacablement placée les aiguilles dans les mains et les pelotes sur les genoux, ta posture semble aussi immuable que les règles de Koh Lanta. Petit à petit, les points de mailles apparaissent tels des petits soldats alignés les uns aux autres en vue d'une hypothétique mission. Pull en laine, écharpe en laine, bonnet en laine te couvrent quasiment de la tête aux pieds comme autant de symboles du nombre considérable d'heures passées dans ce train.

La couleur turquoise outrancière qui entoure tes yeux, digne d'une salle de bain des années 70, est la seule marque d'audace qui ressort de ton apparence. Pour le reste, une petite coupe au carré, aussi classique que les misérables de Victor Hugo, pour tes cheveux blonds et un pull maison informe et ample pour masquer ton léger embonpoint naissant, complète le tableau.

Pourtant un détail détonne dans ce portrait de ‘Ma' Dalton, tout droit sortie d'un album de Morris. Ton âge ! 25 printemps au grand maximum qui apparaissent hautement incompatibles et improbables avec une passion dévorante pour le tricot.

Fasciné par ce contraste, mon imagination vagabonde. Ta vie, seule dans un petit studio de province ou dans la maison familiale vidée au fil des années par les autres éléments de la fratrie. Tes soirées, passées devant Desperates Housewives avec pour seule compagnie la couverture en pilou, la boule de poils ronronnante, la boîte de kleenex pour les passages tristes et l'incontournable tablette de chocolat. Tes rares sorties mensuelles, avec une lointaine cousine ou des couples d'amis remplis de compassion, rarement plus variées que le bistrot karaoké ou le macumba club local…

En regardant de plus près, tu pourrais être belle pourtant. Sans effet Ripolin, tes yeux amandes seraient mis en valeur, une coupe de cheveux plus audacieuse mettrait en avant l'harmonie de ton visage et des vêtements plus seyants te permettraient sans aucun doute de franchir la frontière ténue entre boudinée et pulpeuse…

Les quais de la gare Montparnasse apparaissent. Tu ranges délicatement tes aiguilles et tes pelotes dans un petit sac plastique. Délicatement, sans heurts, sans vagues. Tu te lèves ensuite en murmurant un pardon à peine audible et légèrement rougissant pour te frayer un passage à travers le compartiment. Déjà, tu t'engages dans le couloir du wagon, tes épaules tombantes comme dernier souvenir.

Vers une nouvelle journée qui débute.

Aussi morne que la veille.

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Prohom
"La fille du train" sur l'album "Allers-Retours" (2007)

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