La fourberie d'Escarpin

Julie Bobine

Nous avions loué une Renault Espace pour partir au mariage de l'oncle Tony en Toscane. Nos filles, Valentina et Gulia dormaient à l'arrière, sous la surveillance de Monica, ma chère belle-mère. Nous roulions sous un soleil de plomb en plein après-midi, depuis maintenant deux heures. Francesca me demanda de m'arrêter quelques instants pour se dégourdir les jambes. Je stoppai le véhicule sur le côté de la route. Nous nous trouvions au beau milieu des vignes scintillantes sous les rayons chauds de fin de journée. Laissant les petites se reposer, nous sortîmes sans  faire de bruit de la voiture pour nous étirer un peu. Je pris mon paquet de tabac, quelques feuilles et commençai à rouler. Ajustant son couvre-chef, Monica, en bonne veuve italienne, vêtue d'une robe noire en dentelle de Burano, effectuait des mouvements circulaires dans le vide avec son pied plâtré. Francesca, ma bellissima, cueillit quelques brins de blés qui penchaient sur la route. Elle portait une robe bleu lavande, fluide et évasée avec des petites sandales dorées qui rappelaient son collier… Un sautoir en or, délicat et travaillé : je lui avais offert pour nos quinze ans de mariage.
Adossé à la voiture, j'écoutais le silence abstrait de la nature environnante, et observais ma belle-mère à l'ombre de mon Panama. Elle nous avait raconté en prenant place dans l'Espace, aux côtés de ses petites-filles, qu'elle s'était hier cassé le pied droit en voulant ranger son dressing. Elle aurait chuté, et ne pouvant se relever, elle s'était hissée jusqu'à son téléphone pour appeler les urgences. J'imaginais la scène dans ma tête tout en tirant sur mon mégot. Francesca, aidant sa mère à regagner le véhicule me fit signe de reprendre la route pour être à l'heure à la cérémonie. Je repris ma place de conducteur. Sous mes mocassins usés, je sentis ma voûte plantaire se bomber sur un objet que j'écrasais. Je jetai un œil sous mon siège et aperçus avec stupéfaction un escarpin en cuir noir. D'un coup, le sang se mit à me monter à la tête, je rougis sous mon teint hâlé et fut pris d'une quinte de toux virulente. Un peperoncino ne m'aurait jamais fait autant d'effet…Francesca me tendit une bouteille d'eau et j'avalai d'un trait son contenu. Visiblement inquiète, je la rassurai en lui répétant deux fois que tout allait bien. Je n'avais jamais eu aussi chaud… La veille, c'était sur ce volant que j'avais osé la tromper. Je la revoyais se glisser sur moi : son corps sur le mien s'agitait de façon frénétique et ce goût d'interdit rendait cet instant insolite parfaitement excitant… Mais là, aujourd'hui, j'avais repris ma vie d'homme droit, de mari, de père et de gendre, aux côtés de ma Francesca à qui, vingt ans plus tôt, j'avais juré fidélité, pour le meilleur et pour le pire. Il nous restait environ une heure de route. J'appuyai sur l'accélérateur voulant finir le plus vite possible ce trajet interminable dont les chemins semés de gravillons faisaient trembler la voiture. La chaleur torride me donnait soif, mes mains moites collaient au volant et mes paupières épileptiques clignaient toutes seules... Dans le rétroviseur j'envoyais des signaux désespérés à ma belle-mère, empreint d'un visage de grande désolation. Sous le tulle de son bibi noir, la charmante Monica me souriait et acquiesçait niaisement de la tête comme le font souvent les petites mamies Toscanes. Francesca me trouvait trop nerveux, je tentais de me calmer en changeant la musique. En tournant le bouton de l'autoradio, j'étais à la recherche d'un air joyeux et m'arrêtai sur Radio Cuore. Je me mis à chanter « Bella Ciao » à tue-tête,  réveillant ainsi Gulia qui sembla ne plus savoir où elle était. Je la vis donner un coup de coude complice à sa grande sœur qui sitôt ouvrit les yeux et esquissa un sourire moqueur en constatant mon enthousiasme exagéré. Francesca et Monica riaient de bon cœur… Ci fai o ci sei ? Je ne m'étais jamais senti aussi mal de toute ma vie. Enfin, nous arrivâmes à l'église. Une cinquantaine de convives aux tenues élégantes saluaient l'Oncle Tony sur le parvis. La maison de Dieu accueillerait dans quelques minutes l'amour et l'éternité… J'allais en franchir le pas tête baissée, penaud comme devant le pénitent à confesse. Faisant mine de régler mon siège, j'appuyai sur la pédale pour reculer et saisis rapidement la chaussure de femme, objet de mon délit obscène, de ma douce torture, de mon ardente tragédie. Je pris soin de glisser discrètement l'escarpin dans la poche intérieure de ma veste. Je fis le tour de la voiture pour aller ouvrir à Francesca avant de me diriger vers la portière de Monica. Sans un mot, je joignis mes deux mains la suppliant de comprendre la situation. Mamie Mona, comme l'appelait Gulia, ne comprenait rien à mes gestes absurdes, et fronçait les sourcils avec une moue hébétée. Elle me toisa à travers son bibi et m'adressa un clin d'œil coquin… Hier, elle avait valdingué dans l'Espace, je l'avais envoyé au 7ème ciel. Ma fusée l'avait propulsée si fort qu'elle s'était cassé le pied contre la vitre avant du véhicule de location. Sa chaussure était restée dans l'espace intersidéral de nos ébats incestueux.  Elle descendit de l'automobile tenant dans sa main le pied droit de sa paire d'escarpin. Elle essayait vainement de l'enfiler mais ce n'était pas le bon pied. J'assistais muet et liquéfié au dramatique spectacle de bouffonnerie qui sonnait sans aucun doute le glas ma vie familiale. Francesca me demanda comment cela pouvait être possible que ce ne fut pas sa chaussure gauche. Dans ma poche, j'avais la main sur l'escarpin, prêt à dégainer… mais ne sachant quoi répondre, je me suis mis à pleurer comme un enfant, la suppliant de me pardonner. Madonna mia, je ne pouvais plus lui mentir… Monica, absorbée par son problème orthopédique, n'avait rien vu de ce grotesque aveu et s'exclama toute perplexe avec sa voix rayée de femme mûre : « je ne comprends pas je ne retrouve plus ma chaussure ». 

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