la francontoise

kybal

l'horloge se souvient de nos amours...

La franc-comtoise

 

Emilie ouvre la porte de la maison de son enfance le cœur battant. Elle est tout excitée comme une enfant en train de découvrir le monde. Elle n'aurait jamais cru qu'un jour encore cela se produirait…

 

Elle pénètre dans une petite entrée où les murs sont étouffés par mille objets hétéroclites. Rien ne la dérange. Elle est attirée par un bruit étrange. Cela lui fait penser au battement du cœur de sa mère quand elle dormait au chaud dans la bulle transparente de l'amour éternel. Une fine pellicule la séparait du ventre lunaire comme le voile léger qui dissocie le réel de l'imaginaire.

 

Elle traverse le couloir poussiéreux et ouvre la porte. Il y a toujours une porte derrière toute chose pour passer d'un espace à l'autre, d'un temps à l'autre, d'une vie à une autre, d'un amour à une plénitude plus vaste.

 

Par la porte de la cuisine, Émilie passe la tête pour voir sans se montrer. Personne. Elle peut se faufiler. Elle veut aller humer les odeurs d'épices et de lait chaud. Elle veut compter les tâches de confiture laissées lors de la confection de petits pots succulents. Elle entre sur la pointe des pieds telle une ballerine sur la glace.

Émilie balaie du regard les quatre murs et referme la porte derrière elle. Elle ne reconnait pas ce lieu pourtant si familier, ce lieu de son enfance misérable. Elle ne voit pas la cheminée où trônent deux obus de la première guerre mondiale, ni les chiens de porcelaine qui se font face sans jamais se rencontrer. Elle ne voit rien, ni la table où elle mangeait ses tartines grillées, ni le vaisselier où elle rangeait son bol à son nom. Elle n'aperçoit pas non plus le petit coucou suisse, au-dessus du rocking-chair près de la cheminée, qui lui fait un clin d'œil. Rien ne l'intéresse. Elle est obnubilée par la vieille franc-comtoise collée le long du mur dans un coin sombre de la pièce. L'antique pendule hésite dans l'espace entre les deux bords de l'infini. Elle chante sa rengaine immuable et ne se soucie point du temps qu'elle écrit sur les pages du vent. Elle ne sait où se poser. Elle vole en avant vers demain puis repart en arrière vers hier. Le présent est insaisissable.

 

Émilie marche vers le carillon, fascinée par son mouvement ondulant. Elle s'avance comme une magicienne au chapeau garni de mille trésors. Instinctivement, elle tourne la clé, ouvre la longue porte,  toise la franc-comtoise et d'un coup vif, sans prévenir, elle stoppe le balancier de cet horrible horloge. « Bien fait ! », se dit-elle.  Cette mécanique de précision a mémorisé toute son enfance et bien plus. Elle était là, immobile, appuyant sur les heures pour les rendre plus douloureuses.

 

Émilie est hypnotisée par le silence qu'elle vient de créer en bloquant le poids du balancier tel un dieu arrêtant le soleil de sa main.

 

Brusquement,  brisant la quiétude, Émilie entend des voix qui se rapprochent sur des pas de vieillards. Elle ne veut pas être vue. Elle veut entendre et observer sans se montrer. Sa curiosité est sans limite. Elle veut comprendre pourquoi la mémoire est parfois si cruelle. Elle veut aussi laver son cœur de toutes ses salissures. Ne sachant où se cacher, elle pousse le battant de la pendule de son enfance pour se cacher. « Abracadabra, lance Emilie. Abracadabra. » « Oui, faut le dire deux fois pour que ça marche, marmonne Emilie. »     Soudainement, comme par magie, elle rétrécit et entre dans un autre temps, au cœur pur de la Franc-comtoise. Elle n'a pas peur. Elle est tranquille. Elle est au creux de l'instant. Elle n'a aucune attente. Elle est l'observatrice.

 

Tout à coup, elle sent que la porte va s'ouvrir sur des vieilles querelles, sur d'anciennes douleurs, sur des ires sans nombre héritées de ses lointains ancêtres. Faut dire que chez les Simon, les hommes allaient bon train de leur petite gâchette et les femmes n'avaient d'autres loisirs que d'élever les gosses. Chez ces gens-là, les femmes n'avaient pas la parole. Ici, en ces rases campagnes, peu de choses étaient dites. La barbarie sournoise, la violence ordinaire étaient souvent enterrées à la cave derrière des caisses de vin. Devenir une femme était un combat quotidien. Être respectée demandait une attention constante aux mots qui déroutaient. Voyant la horde féroce de ces mille colères foncer sur elle, Émilie attrape le bras des heures de la vieille Franc-comtoise et le jette en avant comme on lance un baiser pour adoucir le temps.

 

La porte s'ouvre… Émilie est médusée. Elle voit une petite fille entrer, pleine de vie, toute habillée de joie et de candeur. « C'est moi ! C'est moi, s'exclame-t-elle. »

C'est elle !  Émilie se voit toute petite, affublée d'une jupette en coton blanc et d'un petit chemisier à fleurs. Deux grandes nattes jouent sur ses hanches. Sa main est dans la main d'Armand, le fils du ferronnier. Émilie a quatre ans. Elle est une véritable tigresse et elle fonce sur sa proie. Elle est éperdue d'amour pour ce garçon pas plus haut que trois pommes. Il lui fait face et elle approche ses lèvres des siennes. Cet idiot, ce béta, au lieu de recevoir son baiser océanique, lui flanque une claque. Ça ne se fait pas ici, ce sont les garçons qui embrassent les filles. La gifle résonne dans toute la pièce comme un coup de tonnerre en pleine nuit quand les enfants ont peur de l'orage. « Imbécile ! » veut lancer Emilie, mais rien ne sort de ses lèvres refermées. De colère, de rage, les mots sans voix, la voix sans aboiement, le cœur labouré, l'âme étonnée de tant d'injustice, Émilie lance le battant de la Franc-comtoise dans l'autre sens. 

 

La porte se referme dans un grincement de dents et balaie le temps comme un fétu de paille. La porte à nouveau s'entrouvre, cette fois, sur ses vingt ans. Patrick, le beau et magnifique fils de l'épicier, celui convoité par tous est à côté d'elle. Il est suspendu à son bras comme un trapéziste accroché au plafond du ciel. Il bombe le torse. Émilie traîne sa robe de mariée comme des ailes toutes naissantes.  Elle est superbe. Son corps est un mouvement de danse, l'ondulation d'un cygne cherchant les anges. Sa poitrine rayonne au balcon de son décolleté. Ses épaules dénudées révèlent deux petits lacs de chaque côté de son cou de duchesse. Sa bouche est un fruit mur à dévorer avec plaisir. Ses yeux… Ah ses yeux ! Deux émeraudes convoitées par tous les chercheurs de lumière.

Un bonheur magnifique, de courte durée, illumine son visage comme un horizon radieux avant la tempête. Françoise les suit. Françoise, cette bâtarde, même pas belle, même pas du pays, même pas riche, cette menteuse, cette voleuse de prince. Émilie veut sortir de l'horloge pour lui flanquer la raclée de sa vie mais le battant de cette satanée Franc-comtoise la gêne. Empêtrée dans ses instants lugubres et douloureux, elle lance à nouveau le battant des années vers le plafond obscur et la porte se referme encore.

 

Émilie veut sortir de sa prison mais le temps est un bourreau sans cœur remontant du gouffre des regrets son filet de souvenirs obscurs. Prise au piège, comme un vulgaire poisson, elle se débat mais le flux et le reflux des vagues intemporelles la bloquent dans son carcan. D'un geste désespéré, elle cogne la verticalité du temps rêvant d'un horizon lointain pour se coucher en paix et s'endormir le rire aux lèvres.

 

A nouveau, encore, la porte se referme puis s'ouvre sur un bonheur mêlé de larmes. Christelle et Jean-Marc, ses deux jumeaux, courent dans le jardin. Ils sont beaux. Elle est fière. Ils sont gorgés de vie. Ils sont à ses yeux les deux merveilles du monde. Pourtant, elle se sent fatiguée. Elle est assisse sous l'olivier géant dont les branches quémandent les étoiles. Max lui dit qu'il prendra les enfants un week-end sur deux et la moitié des grandes vacances. Il ne s'éloignera pas trop pour éviter les trajets. Il lui dit qu'il regrette, qu'il l'aime encore…. Elle lui demande de ne plus se battre afin de préserver les enfants. Elle lui dit qu'elle ne reviendra pas en arrière…Qu'il est trop tard.

 

Au midi de sa vie, la Franc-comtoise lance son cri d'horreur et casse les carreaux du silence en mille morceaux de vies éparpillées.

 

Emilie doit prendre ses deux mains pour fuir ce qui fut sa plus grande désillusion. Aimer n'est pas suffisant. Il faut regarder ensemble dans la même direction.

La porte se referme plus lentement et s'ouvre sur un ailleurs. Emilie est assise à la table de la cuisine après la tempête, où son couple naissant fut dévasté. Dehors, il pleut des cordes et le ciel est en colère. Elle aime cette ambiance quand elle est enfermée au chaud à l'intérieur. Elle vient d'entendre une émission de radio. Un grand écrivain racontait son parcours. Émilie a retenu une seule phrase : « l'écrit est le pont entre la pensée et l'action. »

Elle écrit… entre le café et un pot de confitures. Elle étale patiemment toute sa vie sur des lambeaux d'arbres soudés. Elle peint son vécu avec l'arc-en-ciel de son énergie intime, cette force de vie blottie au plus profond de son corps. Elle veut extirper du temps et mettre en exergue les petits bonheurs partagés et les petites joies cueillies quand l'âme est en chemin. Elle est la femme aux mille visages, la magicienne des forêts larmoyantes, la sorcière blanche des vastes champs du possible. Elle est la guérisseuse. Elle s'écrit et cette fois ces cris sont des lettres de lumière. Elle comprend que sa vie est un parchemin qu'elle déroule. Des joies et des peines y sont à vivre mais elle a un outil désormais pour contrer la douleur et s'appuyer sur le bien-être du quotidien.

 

  Et puis dans un instant de lucidité infinie, Emilie découvre la bienveillance, ce baume divin, pour ne pas mourir avant l'heure.

Emilie est apaisée. Elle crée un autre balancement plus tranquille, comme le va et vient du berceau de l'enfant roi. La porte s'ouvre encore. Elle est aux bras de son père en train de s'endormir pour toujours. Elle l'accompagne aux portes du silence. Il lui sourit comme un ange aux ailes déployées. Il porte tous les visages de tous les hommes qui l'ont conquise et qui l'ont rejetée sans véritable raison. Qu'importe ! Elle le regarde avec tendresse. Elle lui envoie tout l'amour du monde, tout l'amour de tous les êtres en train de s'aimer à cet instant même dans l'univers. Elle lui pardonne d'avoir préféré l'argent, le sexe et le pouvoir à ses petites menottes d'enfant tendues dans l'attente de recevoir un baiser.

Ils sont assis dans le jardin sous l'olivier antique gorgé de fruits aqueux. La rosée du matin fait un manteau de vagues sur l'herbe verte. Raymond est assis dans un fauteuil roulant. Ses mains sont racornies. Sa respiration est rauque, incertaine. Sa voix est étouffée. Son visage de bellâtre est maquillé de rides et de regrets. Ses yeux tombent sur ses lèvres serrées.

-          La maison est à toi…désormais, chuchote Raymond.

-          Maman t'attends. Il faut partir lui répond Emilie avec tendresse.

-          Je sais…gémit Raymond. Je sais…

-          Papa, demande-t-elle, en lui prenant la main, mon petit papounet, pourquoi tu n'étais jamais à la maison. Je te cherchais souvent le soir…

-          Je travaillais… marmonne-t-il, en écartant ses yeux jaunies.

-          Je sais, mais j'avais tellement besoin de toi, murmure Émilie à son oreille.

-          J'ai fait ce que j'ai pu…

-          Je t'aime papa, chante Émilie en lui enserrant les deux mains.

Raymond halète et la regarde avec tendresse. Il tente de remonter un sourire des rives de son enfance. Dans un effort surhumain, essayant de se lever pour prendre sa fille dans ses bras, il bascule. Émilie le retient et repose sa tête sur le fauteuil. Il aime sa peau sur son visage. Raclant sa gorge, cherchant l'air, puisant dans ses poumons en train de s'éteindre, Raymond soupire :

-          Je t'aime… ma petite… fée des étoiles.

-          Je sais que tu as fait au mieux. Tu aurais du prendre des cours pour apprendre à devenir papa, dit Émilie en plaisantant.

Raymond jette un petit sourire lointain.

-          Pas eu le temps… mais toi, toi…

-          Oui, je vais l'attraper par la queue, lance Émilie.

Raymond tente d'ouvrir ses lèvres pour sourire à nouveau mais il n'y parvient pas.

-          C'est ça ma fée…ne le laisse pas…

-          Oui papa.

-          …te dévorer…

-          T'inquiètes, j'ai la peau dure, lance Émilie.

-          Je regrette…marmonne Raymond.

-          Ce n'est rien. Je t'aime !

Émilie se penche vers lui et pose sa joue contre la sienne. Raymond s'accroche à ses mains de princesse, s'enfonce dans son siège et rend son âme au Vent qui emporte le moindre des soupirs. Son corps se relâche, ses traits se détendent et il s'évanouit dans l'azur embrumé.

Dans cet attendrissement, enveloppée d'un manteau de paix, la porte se referme et la Franc-comtoise vole en éclats.

 

Le temps s'évanouit ne laissant que l'espace où se jouent les mille scénarios du monde.

 

Émilie ouvre la porte de la cuisine. Un instant hors du temps, ancrée dans le présent entre le passé et l'avenir qui la bousculent, Émilie ferme les yeux. Ça sent les carottes au cumin du jardin, le poulet basquaise, la tarte aux pommes, le pain perdu retrouvé pour le petit déjeuner. La cheminée a recouvré la vie. Les deux obus sont au fond du jardin, les deux chiens de porcelaine ont reconquis leur liberté. Une lumière venue des deux bords de l'infini inonde la pièce peinte en rose saumon.

Emilie est aux bras d'Antoine le doux, l'homme aux lèvres de soie. Il est un peu âgé, un peu ridé, un peu courbé, mais il bouillonne de tendresse et de désir pour elle.

Dans son costume de marié, Antoine a quatre ans, vingt ans, cinquante ans, mille ans. Il resplendit d'amour pour Émilie.

Émilie, elle est superbe… Il n'y a pas d'âge pour aimer et se sentir aimer. Sa robe de mariée est la même que celle de ses vingt ans même si c'est un autre tissu. Ses yeux sont plus profonds, sa bouche est plus joyeuse, même si des rides la pourchassent aux coins des lèvres. Ses épaules, aux salières de reine, sont deux nids à baisers.

 

Antoine lui prend la main, avec douceur et grâce, comme un magicien qui a conquis le temps dans un tour de passe-passe. Il lui dit d'une voix énamourée :

-          J'aime bien ta maison. J'adore la cuisine. Nous allons y vivre toute une éternité d'amour. Je te ferai des îles flottantes. Je sais que tu les adores.

-          Tu me portes jusqu'à la chambre, lance Emilie.

 

Emilie s'approche d'Antoine, pose son genou sur l'arche de son bras, puis l'autre et son homme la soulève vers la lune naissante. Il la repose avec délicatesse quelques secondes plus tard.

-          Ce sera tout pour aujourd'hui, lui roucoule-t-il à l'oreille.

-          Tu as de « beaux restes », chante Emilie, en l'enveloppant de ses bras nus.

-          Et tu n'as pas tout vu. Nous avons tout le temps, murmure Antoine en déposant sa bouche juste au coin de ses lèvres.

 

Leur baiser à le goût du miel et il n'est pas prêt de finir.

 

La Franc-comtoise chante les douze coups de minuit et le petit coucou  suisse près de la cheminée lui saute sur le crâne… et la dévore, à coups de bec.

  • A plusieurs titres j'ai vraiment beaucoup apprécié votre travail...et j'ai pu encore ainsi écouter cette comtoise qui procure réellement la sensation d'envahir toute une pièce ... d'opacité temporelle... CDC

    · Il y a presque 10 ans ·
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    flodeau

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